Message aux participants du colloque "Langue et cultures de la Méditerranée dans le dictionnaire"
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Les Cahiers du dictionnaire
2015, n° 7. Langues et cultures de la Méditerranée dans le dictionnaire - Auteur : Rey (Alain)
- Résumé : Les dictionnaires sont les témoins d’un phénomène global : c’est l’étude des univers culturels multiples, dans le temps et dans l’espace, qui s’exprime en eux. Sur la lignée de l’héritage gréco-latin, il faut évoquer l’héritage essentiel, prodigieux, par lequel l’italien, le français, l’espagnol, le catalan, le portugais, le provençal et l’occitan, le romanche de Suisse, le roumain, se sont constitués, et qui a pénétré par emprunts en d’autres langues, et notamment l’anglais.
- Pages : 15 à 17
- Revue : Les Cahiers du dictionnaire
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782812460876
- ISBN : 978-2-8124-6087-6
- ISSN : 2262-0419
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6087-6.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/02/2016
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
MESSAGE AUX PARTICIPANTS
DU COLLOQUE « LANGUES ET CULTURES
DE LA MéDITERRANéE
DANS LE DICTIONNAIRE »
Chers Collègues, amis et amies,
Chers Giovanni Dotoli et Pierluigi Ligas,
Chère Zosi Zografidou,
Chère langue et très chère civilisation plurimillénaire de la Grèce,
je vous adresse un message attristé mais chaleureux. Attristé parce que je me réjouissais de retrouver un pays que j’aime et de découvrir une ville que je voulais connaître, parce que j’ai participé avec joie à tous les colloques sauf un, organisés par mon ami fraternel, Giovanni Dotoli, parce que le programme de ce colloque est riche, varié, passionnant, parce qu’enfin je suis navré de ne pouvoir évoquer avec vous, dans les dictionnaires de toutes langues et au-delà, dans la planète-langage, l’héritage gréco-romain dans les langues de l’Occident, et parce que la joie de retrouver des amis et d’en faire de nouveaux et de nouvelles va m’être refusée, dans ce pays aujourd’hui éprouvé, dont nous sommes nombreux à nous sentir solidaires. Tous ces privilèges me sont enlevés par un minuscule perturbateur biologique, qui pourtant porte un nom merveilleusement symbolique. Car je suis la victime sacrificielle, non pas d’un dieu, mais du PROTEUS MIRABILIS, ce germe capable de métamorphoser ce dieu de l’Océan, Proteos, devin qui ne prophétise qu’enchaîné, et qui s’évade en prenant mille formes. Son nom venu du mythe grec, son qualificatif latin montrent déjà que ces deux langues sont partout, y compris dans la terminologie scientifique la plus moderne. Et on le combat, ce germe, par des « antibiotiques » où s’exprime le mot grec, encore, de « la vie ».
J’avais l’intention d’évoquer l’héritage essentiel, prodigieux, par lequel l’italien, le français, l’espagnol, le catalan, le portugais, le provençal et l’occitan, le romanche de Suisse, le roumain, se sont constitués, et qui a pénétré par emprunts en d’autres langues, et notamment l’anglais. Outre l’héritage latin, en effet, des vagues d’emprunts à la langue hellénique de la Grèce, grâce à l’influence culturelle de la pensée et du récit, d’Hésiode, d’Homère, en passant par Socrate, Platon, Aristote, Sophocle ou Aristophane (le tout de la poésie dramatique) au texte évangélique et à la littérature grecque moderne. Le latin, et Cicéron tout le premier, s’est pénétré de grec. Le grec fut une passion européenne avec la Renaissance. Des dizaines de langues en ont été enrichies. Dans notre domaine, le jardin des mots, ceux d’« encyclopédie », tout-à-fait grec, et celui de « dictionnaire », parfaitement latin, témoignent de ces deux sources inépuisables.
C’est aussi par le grec que l’aristotélisme, la mathématique de Pythagore et d’Euclide ont inséminé la pensée arabe, dont la langue, en retour, a stimulé la connaissance dans toutes les langues de l’Occident, y compris l’allemand, avec Goethe, Hölderlin, Nietzche et tant d’autres, ou l’anglais, à partir de Shakespeare. Le vocabulaire technoscientifique mondial, par diffusion planétaire, est aujourd’hui pénétré par ce qu’on a appelé en France « le jardin des racines grecques ». Sans oublier que, grâce aux saints Cyrille et Méthode, la langue slave de Russie s’écrit avec des caractères d’écriture issus de ceux du grec. Ainsi, la Méditerranée, l’Europe entière, puis de nouveaux mondes après l’expansion européenne, furent le lieu immense d’échanges entre de nombreuses cultures. En retour, quelques langues alimentées par le grec et le latin ont fourni à la Grèce, à l’Italie, de nombreux mots pour dire la modernité. Le français en est une.
Langues et culture, tout autour du MARE NOSTRUM, ont toutes des dettes envers le grec et le latin. J’ai montré récemment comment la langue arabe, le turc, le persan, avaient enrichi le français, souvent par ces intermédiaires que furent l’italien (Sicile, Venise, Gênes), le latin médiéval, le grec byzantin, le castillan, le catalan, le portugais, le provençal. Un magnifique concert méditerranéen, en vérité.
Dans ce colloque, les dictionnaires sont les témoins d’un phénomène global : c’est l’étude des univers culturels multiples, dans le temps et dans l’espace, qui s’exprime en eux. Giovanni Dotoli le sait plus
qu’aucun autre, car en lu le poète, le passeur culturel et langagier, donne au lexicographe une VIRTÙ communicative.
Chers collègues, chers amis, je serai avec vous d’esprit et de cœur, tout en cherchant pour le corps la restauration de ce précieux pouvoir, celui de la rencontre et de l’échange.
Alain Rey
Éditions Le Robert – Paris