Préface
- Auteur lauréat du Prix Turriano 2017 de l’International Committee for the History of Technology et du Prix d’histoire militaire 2017 du ministère des Armées
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Artilleurs et la Monarchie hispanique (1560-1610). Guerre, savoirs techniques, État
- Pages : 11 à 15
- Collection : Histoire des techniques, n° 21
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- EAN : 9782406115564
- ISBN : 978-2-406-11556-4
- ISSN : 2264-458X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11556-4.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/08/2021
- Langue : Français
Préface
Derrière le titre qui à lui seul éveille la curiosité se trouve un ouvrage plein de promesses qui sont tenues au-delà de toute espérance. Voici donc examiné un milieu socio-professionnel, celui des artilleurs, à l’époque de son affirmation, la deuxième moitié du xvie siècle, et dans un espace aux dimensions considérables, celui de la Monarchie hispanique. Dans la première partie, Brice Cossart insiste à juste titre sur l’originalité et les caractéristiques de ce contexte spatio-temporel. La Monarchie hispanique est à son apogée lors de la réunion en 1580 des deux couronnes d’Espagne et du Portugal qui permet à Philippe II de régner sur des territoires immenses dispersés entre quatre continents, ce qui en fait une monarchie composite, articulée autour de centres nombreux, Madrid bien sûr car lieu des organes du gouvernement mais aussi Naples, Milan, Bruxelles, Oran, Mexico, Lima, Manille et encore Lisbonne, Bahia et Goa.
Pour prendre en compte tous ces territoires, Brice Cossart a mené une vaste enquête, de Lisbonne à Bruxelles et de Madrid à Venise, en privilégiant la recherche dans les fonds inépuisables des Archives Générales de Simancas et des Archives Générales des Indes, installées à Séville. Le demi-siècle 1560-1610, objet de l’étude, est certes celui de la domination hispanique mais sans cesse contestée par d’autres puissances, turque, française, anglaise, hollandaise, cette dernière de l’intérieur même de l’empire. Pour la maintenir, la monarchie de Philippe II puis de Philippe III mène une politique permanente de renforcement de ses éléments de défense terrestre et de développement de ses flottes militaire et marchande. L’échec, en 1588, de l’Invincible Armada créée pour annihiler l’ennemi anglais a été un rude coup de semonce. Brice Cossart souligne à plusieurs reprises que cet énorme choc a conduit à la constitution de la Flotte de la Mer Océane. Dans ce cadre de mondialisation des conflits la Monarchie hispanique avait un immense besoin de matériel et de personnel et, au premier chef, d’artilleurs.
12Dans ces conditions, disposer d’une artillerie efficace était affaire d’État. Sans doute l’infanterie espagnole organisée en tercios comprenant piquiers, arquebusiers et mousquetaires a été la reine des batailles de l’orée du xvie siècle au milieu du xviie, ayant subi un premier cuisant revers à Rocroi en 1643. Mais ses efforts n’auraient maintes fois pas été couronnés de succès sans l’apport de l’artillerie. Dès lors, et Brice Cossart l’affirme avec force, « le contrôle de l’artillerie constituait un aspect fondamental du pouvoir monarchique ». Charles Quint, Philippe II et leurs conseillers ont veillé à la mise en place de structures traduisant une volonté de centralisation exprimée dans la figure du capitaine général de l’artillerie des royaumes de Castille et d’Aragon qui siégeait au Conseil de Guerre et avait autorité, à la fin du xvie siècle, sur de larges territoires, sur toute la péninsule ibérique bien sûr mais aussi sur la Sardaigne, les Açores ou les possessions d’Afrique du Nord.
Depuis Madrid, le capitaine général commandait l’ensemble du personnel, gérait le matériel et était responsable de la fabrication. Cependant en ce domaine comme en beaucoup d’autres la monarchie dut s’adapter aux traditions et aux résistances locales ou régionales. En matière d’artillerie fut adoptée une stratégie administrative d’une infinie souplesse et là où il y avait des capitaines généraux particuliers, par exemple dans le royaume de Naples ou dans le duché de Milan, ils furent maintenus avec pour objectif une coopération efficace entre les deux péninsules ibérique et italienne. Ailleurs, aux Pays-Bas ou en Amérique, le contrôle fut encore plus lâche. En somme l’administration de cette force montante qu’était l’artillerie constitue un excellent exemple de la manière dont a été conçue la conduite des affaires au sein de cette monarchie polycentrique. Assurer une bonne protection de l’ensemble des territoires passait souvent par une ample délégation de pouvoirs aux représentants de la royauté ou par la prise en compte des aspirations des élites locales. Brice Cossart montre, pour le domaine de l’artillerie, comment la Monarchie hispanique a adopté un régime d’une grande plasticité qui lui a permis de durer pendant trois siècles. C’est là un enseignement majeur de ce livre.
À ce grand volet d’histoire politique est constamment associé un non moins important volet d’histoire sociale. À cet égard le recours, heureux, à la quantification si délaissée de nos jours par les historiens, doit être salué. Par ce biais est dressée dans l’ouvrage une remarquable sociologie 13des artilleurs. Cette tâche qui n’avait jamais été entreprise a été réalisée grâce à la découverte de listes de personnels, celle de l’armada del mar Océano, constituée en 1602, en étant le joyau découvert aux archives nationales de Lisbonne. On est confondu par les précisions fournies par les enquêteurs sur les âges, les origines géographiques, les antécédents professionnels, la description physique des individus. On prend dès lors conscience de l’importance revêtue aux yeux des contemporains par une profession qui avait fait une timide apparition au xve siècle dans les armées des États européens et s’était continûment développée au cours du xvie siècle. La Monarchie hispanique disposait de quelques dizaines d’artilleurs vers 1500. Cent ans plus tard, les effectifs étaient de 3 000 à 4 000 individus.
On relèvera qu’en dehors des deux grands pôles de recrutement andalou et basque, nombre d’artilleurs étaient originaires des terres italiennes et du Nord de l’Europe, signe du recours ordinaire au mercenariat dans les armées espagnoles et aussi d’une circulation intense d’hommes attirés par l’offre considérable d’une grande puissance. Ces réalités amènent Brice Cossart à développer des réflexions pertinentes sur la place de la représentation de l’étranger au cœur de l’empire espagnol. À l’analyse des contingents d’hommes servant sur les fortifications ou sur les navires s’ajoute celle du matériel car l’auteur a établi une base de données fournissant des informations sur plus de 3 200 pièces d’artillerie. Le lecteur découvrira la grande variété des éléments entre pierriers, couleuvrines et canons de tailles diverses, du quart-de-canon au grand canon utilisé surtout lors des sièges.
Les bases de données constituent de la sorte le socle du livre. Sans elles, Brice Cossart n’aurait pu réaliser cette grande fresque que constitue la première partie. Une profession jusqu’ici ignorée est alors révélée. Tout à coup des milliers d’individus prennent vie. Nous apprenons que beaucoup d’entre eux ont été probablement soldats ou marins, ce qui relève de l’évidence, mais d’autres également nombreux, ont été maçons ou charpentiers, ce qui leur a donné une compétence favorisant une reconversion réussie. On comprend bien désormais pourquoi et comment a pris forme au xvie siècle un corps composé d’individus d’origines modestes ayant connu une réelle promotion sociale. Ce thème de la mobilité sociale, de son effectivité et de ses limites, affleure tout au long de l’ouvrage.
14Histoire politique et histoire sociale demeurent présentes, souvent étroitement mêlées dans la seconde partie. Par exemple, le rôle de l’État dans la création de l’école d’artillerie de Séville en 1576 est fortement souligné et celle d’une académie royale des mathématiques, ouverte à la Cour en 1583, est rappelé. De même est présentée une analyse des âges, des origines géographiques et des antécédents professionnels de plusieurs centaines d’apprentis étudiants à l’école sévillane entre 1591 et 1607. Ceux-ci étaient presque tous des adultes (ils devaient avoir plus de 20 ans), des Espagnols, principalement des Andalous conformément aux injonctions royales, et en fort contraste avec les origines cosmopolites de nombreux membres des équipages des flottes royales examinées dans la première partie du livre.
Et quand il développe la dimension sociale de l’étude, Brice Cossart met désormais l’accent sur des trajectoires individuelles, celles des artilleros mayores placés à la tête de l’école de Séville, Andrés de Espinosa (1576-1591), Julián Ferrofino (1591-1593) et Andrés Muñoz El bueno (1593-1616) ou celles des auteurs de traités d’artillerie le lombard Niccolo Tartaglia, les andalous Luis Collado et Cristóbal Lechuga, le navarrais Diego de Alava y Viamont, le castillan Alonso de Salamanca, Diego de Prado, Diego Ufano etc… dont les vies et les œuvres sont soigneusement restituées. L’histoire sociale est ici au service de l’histoire culturelle, celle des savoirs, celle de l’éducation, celle de l’écrit.
Brice Cossart apporte une contribution décisive à l’histoire des savoirs en mettant en question des idées reçues qui ont la vie dure. Ainsi la tenace « légende noire » faisant de l’Espagne des xvie et xviie siècles un espace qui a ignoré la révolution scientifique est mise à mal par l’étude des contenus de la longue liste des traités d’artillerie écrits en Espagne. Ainsi surtout son enquête amène l’auteur à interroger la traditionnelle distinction entre d’un côté savant/science/théorie et de l’autre artisan/technique/pratique. En examinant le monde des artilleurs travaillant au sein de la Monarchie hispanique, leur production et leurs activités, il montre l’inanité de la hiérarchie implicitement admise. La guerre dont les artilleurs sont des acteurs essentiels est un champ où la contribution des artisans à la production scientifique est irréfutable. Les premières pages du chapitre « la nouvelle science : construction d’un champ de savoirs sur l’artillerie » ont valeur de manifeste.
La confrontation des traités aux pratiques éducatives offertes aux artilleurs ne laisse place à aucun doute. L’école des artilleurs de Séville 15est un modèle remarquable où les élèves recevaient un enseignement théorique et s’adonnaient à des exercices pratiques avant d’être soumis à un examen par lequel leurs connaissances étaient contrôlées. Et si ailleurs on ne retrouve pas une ambition aussi élevée qui permit de former en moyenne 150 artilleurs par promotion, la multiplication au xvie siècle d’écoles d’artillerie est un fait d’importance. L’élan fut donné dans les terres italiennes, et entre autres, dans celles sous domination espagnole et ensuite en Espagne. Y était privilégié un enseignement pratique sanctionné par un examen et peu à peu la dimension théorique y fut introduite. Ces écoles ont été les lieux privilégiés de la diffusion d’une nouvelle science. Les programmes d’enseignement des écoles d’une part, les annotations portées par les lecteurs sur les manuscrits d’autre part, témoignent de lectures individuelles et collectives. Ingénieurs militaires, capitaines d’artillerie, maîtres artilleurs ont été souvent à la fois des lecteurs des traités d’artillerie et des enseignants. Brice Cossart, qui in fine devient historien du livre, de son contenu – écrit et imagé – et de sa matérialité, insiste beaucoup sur le lien étroit entre traités, enseignement et artilleurs.
Le lecteur tient entre les mains un livre d’une richesse exceptionnelle. Certes nous savions que la guerre est un personnage majeur de l’histoire et que les artilleurs en ont été longtemps des acteurs importants. Mais qui aurait dit que ce milieu, aux dimensions somme toute modestes, a été le laboratoire d’expériences décisives de l’histoire du travail et le vecteur d’éléments fondamentaux de la révolution scientifique ? Non seulement Brice Cossart a su sortir de l’ombre un beau sujet mais il en a exploité tout le potentiel qui devrait susciter d’utiles comparaisons dans l’espace et dans le temps.
Bernard Vincent