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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

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Introduction
à la troisième partie

Selon Calvino, lun des trois objectifs dune œuvre douée de littérarité, est de « donne(r) à voir quelque chose et, si possible quelque chose de nouveau1 ». Au sein dun tel projet esthétique, limage occupe une place centrale2, et les arts visuels sont sollicités pour linfluence quils peuvent exercer sur la création romanesque.

Queneau, Calvino et Murdoch sinspirent des arts visuels pour produire une enargeia romanesque, faux étymon que lon peut traduire par « évidence » ou visibilité et qui se rapproche dans cette perspective de levidentia ciceronienne3. Dès lors, elle participe également à une certaine forme de légèreté. Dune part, les images répondent à leur recherche dune représentation efficace, à la fois dense et concise, qui fonctionnerait comme un miroir dans lequel se projette ou que développe la narration. Calvino choisit ainsi avec grand soin les couvertures de ses livres, avec la conviction quelles peuvent fonctionner comme un résumé de lœuvre4. Mais en amont de lécriture déjà, liconographie peut être revendiquée comme modèle dinspiration. La pratique de lekphrasis est structurante chez lauteur italien comme chez Murdoch. Dans les œuvres de cette dernière, les tableaux décrits fonctionnent souvent comme un point de fuite qui symbolise et reflète les nœuds réunissant les différents personnages. Dautre part, les trois auteurs prennent pour modèles des œuvres 344visuelles en mouvement, en sappuyant sur un fonctionnement narratif, comme le cinéma ou le dessin animé. Queneau et Calvino y puisent une energeia de lesquisse, une énergie sautillante et légère, qui rappelle lesthétique du conte, également chère à Murdoch. Enfin, produire des images, des vignettes (soit par le dessin, soit par la focalisation sur des objets, soit par le recours à la couleur et à la lumière), cest aussi créer du mémorable, une façon pour les trois auteurs déviter la dilution, la dispersion qui ont souvent été associées au romanesque. Se référer constamment aux arts visuels pour sen inspirer, est-ce finalement toujours revendiquer la supériorité de ces derniers ou au contraire révéler la toute-puissance du roman, capable dintégrer différentes formes ?

Par ailleurs, les trois romanciers sont conscients que limage est saisie par un regard, celui de lécrivain qui la produit, celui du lecteur qui la saisit. Ils mettent de fait constamment en scène des regards, quils soumettent à des difficultés ou auxquels ils imposent des variations de distance. Dès lors, ils invitent à prendre conscience des automatismes de pensée, en recourant à lostranenie, pour renouveler la vision. Nous verrons donc comment ils métamorphosent la myopie de Pierrot en outil pour recouvrer lagilité du regard indirect de Persée.

Loscillation entre myopie et clarté de la vision recoupe celle de la naïveté et de la lucidité, sur laquelle jouent également les trois auteurs en représentant des personnages de Naïfs souvent inspirés du cinéma burlesque. Comment ce type de personnage, dinspiration en partie cinématographique, participe à la fois dune forme comique de légèreté et dénergie, tout en portant une certaine gravité ?

1 Comme il est rappelé par : Philippe Daros, Italo Calvino, op. cit., p. 45. (I libri degli altri, Lettere 1947-1981, lettre du 5 octobre 1964, p. 483.)

2 Dans son article « Esattezza » il parle des images scientifiques comme « stimulants pour [l]imagination ». « stimoli per limmaginazione » (« Exactitude », DII, 64 ; « Esattezza », SI, 688.)

3 Cf. Emmanuel Bouju, « Énergie romanesque et reprise dautorité (Emmanuel Carrère, Noémi Lefebvre, Jean-Philippe Toussaint) », LEsprit Créateur, no 54/3, numéro dirigé par Oana Panaïté(University of Minnesota, États-Unis), septembre 2014, p. 92-105.

4 Les dernières pages de lAlbum Calvino présentent plusieurs couvertures des œuvres de Calvino publiées en Italie (Album Calvino, a cura di Luca Baranelli, Ernesto Ferrero (éd.), Milan, Mondadori, 2003.)