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Classiques Garnier

Introduction à la deuxième partie

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Introduction
à la deuxième partie

« Le romancier peut faire nimporte quoi. » Cest ainsi que Virginia Woolf définit sa propre pratique dans LArt du roman1, sinscrivant ainsi dans la longue tradition qui discrédite ce genre. « Bâtard2 » selon les mots de Baudelaire, protéiforme, « autre de tous les genres » selon Quignard3, le roman fascine autant quil est méprisé. Il est perçu comme malléable, au risque dêtre considéré comme fourre-tout, sa plasticité pouvant introduire une mise en question de sa légitimité4. Dans son article « Technique du roman », Queneau adopte un ton polémique pour mettre en lumière ces questionnements :

le roman, depuis quil existe, a échappé à toute loi. Nimporte qui peut pousser devant lui comme un troupeau doies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue dun nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel quil soit, sera toujours un roman5.

Lécrivain français regrette labsence de règles propres au genre, qui conduirait les romanciers à un certain « laisser-aller6 ». Queneau insiste avec force sur la notion dindétermination qui stigmatise aussi bien lécrivain-berger que lœuvre elle-même. Il décrit alors le roman comme soumis à un mouvement dexpansion auquel manquerait une direction, à travers la démultiplication des personnages, métaphorisés ironiquement par limage du « troupeau », et la longueur de la narration, figurée spatialement par limage de « la lande ». Ce déploiement est dominé par 190laléa : le « berger » ne dirige pas mais « pousse » son troupeau dans cette description proposée par le romancier français7. Il nest pas le premier à formuler ces critiques. Valéry avant lui dénonçait la facilité relative de la forme romanesque, contre la forme poétique :

Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, cest-à-dire raconté lui-même ; il supporte quon en déduise une figure semblable ; il contient donc toute une part qui peut à volonté devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à linfini [et] toutes les restrictions quon peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de lécrivain8.

Contre cette dynamique, pour prolonger les réflexions de Valéry, Queneau revendique au contraire une pratique maîtrisée de lœuvre, fondée sur des règles et des techniques, lencadrement permettant un frottement et un jaillissement, à lorigine de la production plutôt que de la déperdition dénergie. Si nous avons pu voir dans notre première partie que Murdoch, Calvino et Queneau bousculaient les conventions romanesques pour les alléger et conférer à leurs œuvres une dynamique réflexive, ce nest pas pour privilégier lindétermination. Et pour cause, aucun des trois ne croit à une représentation de linspiration née dune liberté totale dans labsence complète de normes. La convention tacite, désormais exhibée et remise en question doit laisser place à des contraintes que lauteur se donne pour créer. Le romancier nest ni un mage, ni un berger face à des créatures relativement indépendantes de lui, mais un artisan qui produit un travail, une énergie créatrice, energeia, dans sa distinction avec lergon, lœuvre achevée, selon le lexique aristotélicien9. La règle, 191la contrainte ou la construction habile dun échafaudage, dune trame préalable à lécriture de lœuvre fonctionnent comme des moteurs de la création et non des sources, par opposition à une représentation du génie créateur inspiré. Mais elle pose également la question du rapport au jeu et la tension qui le sous-tend entre maîtrise du cadre et présence nécessaire de laléa. Si Queneau dénonce la trop grande liberté formelle du roman dans son article, cest paradoxalement pour en appeler à une rigueur poétique, permise par la plasticité du genre : en effet le romancier explique construire ses romans comme des poèmes, et donne pour sous-titre à Chêne et chien, « roman en vers10 ». Nous verrons de fait comment les deux auteurs oulipiens explorent les limites du romanesque, en jouant sur sa plasticité tout en refusant son indétermination. Ces deux pôles se retrouvent dans deux façons denvisager lénergie, dune part sous une forme mécanique, physique, dautre part comme forme organique de vitalité et délan retrouvé. Nous nous proposons de mettre en lumière cette polarité dans notre seconde partie.

1 Virginia Woolf, LArt du roman, Rose Celli (trad.), Paris, Seuil, 1991.

2 Charles Baudelaire, LArt romantique, Paris, Calmann Levy Éditeur, 1869, p. 175.

3 Pascal Quignard, Le Débat, no 54, mars-avril 1989, p. 77-78.

4 Nous avons longuement insisté sur la présence de conventions tacites qui pourraient néanmoins informer le genre. Mais il sagit de conventions et non de règles, nous le verrons dans notre chapitre 5.

5 Raymond Queneau, « Technique du roman » [1937], Œuvres complètesII, p. 1237.

6 Ibid., p. 1238.

7 Cette définition est proche de celle que Gerald Prince donne du roman daventure comme « concret, pluriel, débordant, libre, hasardeux ». (Gerald Prince, « Romanesques et roman : 1900-1950 », Le Romanesque, Gilles Declercq et Michel Murat (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 186.)

8 Paul Valéry, Œuvres complètesI, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 771-772.

9 Aristote, Éthique à Eudème, 1219a, trad. Décarie Vianney avec la collaboration de Houde-Sauvé Renée, Paris/Montréal, Vrin et Presses de lUniversité de Montréal, 1978, p. 11-18. Aristote donne deux sens à lergon. Dune part, lergon est le résultat dune activité productive : « En certain cas, lœuvre est autre chose que lusage, par exemple celle de larchitecture est la maison » (Éthique à Eudème, op. cit., p. 13-14). Dautre part, lergon est lactivité elle-même : « Dans dautres cas, lusage est lœuvre, par exemple pour la vision, laction de voir, et pour la science mathématique, la connaissance » (Éthique à Eudème, op. cit., p. 16-18).

10 Rien dans la facture de Chêne et Chien ne justifie une telle dénomination qui peut dès lors donner limpression dune fiction générique, permettant, en 1937, une entrée en poésie doublement décalée par rapport au surréalisme, déjà explicitement liquidé par le roman à clé Odile paru la même année : la référence au genre méprisé du roman désigne un livre de vers, qui plus est ouvert par une épigraphe tirée dune lettre de Boileau.