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Classiques Garnier

Apologue

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Légendes espagnoles et contes orientaux
  • Pages : 81 à 83
  • Collection : Littératures du monde, n° 28
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782406074854
  • ISBN : 978-2-406-07485-4
  • ISSN : 2261-5911
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07485-4.p.0081
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/04/2019
  • Langue : Français
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Apologue1

Brahma se berçait satisfait sur le calice dune gigantesque fleur de lotus, flottant sur le faisceau des eaux sans nom.

La Maya, féconde et lumineuse, recouvrait ses quatre têtes dun voile doré.

Léther enflammé palpitait autour des créations éblouissantes, produit mystérieux de lunion des deux puissances mystiques.

Brahma avait désiré le ciel, et le ciel sortit de labîme du chaos avec ses sept cercles, et pareil à une immense spirale.

Il avait désiré des mondes qui tourneraient autour de son front, et les mondes commencèrent à voltiger dans le vide comme une ronde de flammes.

Il avait désiré des esprits qui le glorifieraient, et les esprits, comme une sève divine et vivifiante, commencèrent à circuler au sein des principes élémentaires.

Les uns jetèrent des étincelles avec le feu, les autres tournoyèrent avec lair, exhalèrent des soupirs dans leau ou firent trembler la terre en pénétrant dans ses gouffres profonds.

Vishnou, la puissance conservatrice, en se dilatant autour du monde créé, lenveloppa de son être comme sil le couvrait dun immense fanal.

Shiva, le génie destructeur, se mordait les coudes de rage. Il y avait de quoi.

Il avait vu les éléphants qui soutiennent les huit cercles du ciel et, comme il voulait en croquer, il découvrit quils étaient en diamant. Nul besoin de souligner à quel point ils étaient durs à ronger.

Il essaya de défaire le principe des éléments, et les trouva dotés dune force reproductrice si dynamique et si spontanée quil jugea plus simple de chercher le dernier point de la ligne de circonférence.

Quant aux esprits, inutile de dire quen leur qualité de pure essence, ils déjouèrent totalement ses efforts de destruction.

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La création étant arrivée à ce stade, et les génies qui la président se trouvant dans cet état desprit, Brahma, satisfait de son œuvre, réclama à boire à grands cris.

On lui donna ce quil avait demandé. Il but, et ce ne devait guère être de leau, parce que les vapeurs lui montant à la tête, le chamboulèrent totalement.

Sous le coup de lébriété, il désira quelque chose dune totale extravagance, tout à fait ridicule, infime, quelque chose qui contrasterait avec la magnificence et la grandeur de ce quil avait créé. Et ce fut lhumanité.

Shiva se frotta les mains de plaisir en observant celle-ci.

Vishnou fronça les sourcils en voyant placée sous sa protection une réalité aussi fragile.

Pendant ce temps, les hommes allaient taciturnes et sombres de par le monde, en se cachant honteusement les uns des autres, fermant les yeux pour ne pas voir autour deux tant de splendeur et déternité, et ne pas avoir à les comparer involontairement à leur petitesse et leur misère.

Parce que les hommes avaient lexacte conscience de ce quils étaient.

– Voulez-vous en finir une fois pour toutes avec vos malheurs, leur disait Shiva. Vous voulez mourir ?

– Oh, oui ! sexclamèrent-ils en désordre. Pourquoi vouloir de ce souffle dexistence ?

– Je suis un imbécile, je le sais, et jai honte de ma rusticité, disait lun.

– Je suis difforme, ajoutait lautre, et le spectacle de mon insignifiance mafflige.

– Et nous avons tous ces défauts ainsi que toutes les misères imaginables, poursuivaient les autres, en énumérant la somme des maux et des tares dont se trouvaient accablés les hommes, alors comme aujourdhui.

– Voilà chose faite ! dit Shiva, en voyant la décision de lhumanité toute entière.

Et il leva la main pour lanéantir, mais à cet instant Vishnou sinterposa.

– Attendez un jour, sexclama-t-il en sadressant aux hommes, un jour seulement ! Je vais vous donner à boire un élixir mystérieux. Si demain, après lavoir avalé, vous voulez toujours mourir, que votre volonté saccomplisse !

Les hommes acceptèrent, et Shiva abandonna sa proie en grommelant, parce quil connaissait lingéniosité et la malice de son adversaire.

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Vishnou qui, effectivement, était un homme – que dis-je ? – un dieu doté de grandes ressources dans les circonstances difficiles, sarrangea de telle manière que, en un tour de main, il avait fabriqué et mis en bouteilles son élixir, et lavait produit en telle quantité quil y en avait un flacon pour chacun.

La nuit sécoula, durant laquelle les hommes ne firent rien dautre que dabsorber par le nez cette sorte de potion magique et, lorsque le jour brilla de nouveau, Shiva revint pour renouveler ses propositions de mort.

En lentendant, les hommes commencèrent par sémerveiller, puis il lui éclatèrent de rire au nez.

– Nous, mourir ! sexclamèrent-ils. Alors quun immense avenir souvre devant nous !

– Moi, disait lun, je vais émouvoir le monde par la force de mon bras.

– Moi, je vais immortaliser mon nom sur la terre.

– Moi, je vais subjuguer les cœurs par le charme de ma beauté.

Et tous de répéter :

– Mourir, moi qui sens brûler sur mon front la flamme du génie. Moi qui suis fort, moi qui suis beau, moi qui serai immortel.

Shiva nen croyait pas ses yeux et, tantôt il avait envie denrager, tantôt il voulait rire à gorge déployée devant le spectacle dune transformation aussi ridicule. À cet instant, Vishnou passait à ses côtés, et le génie destructeur ne put que lui adresser ces mots :

– Diantre ! quas-tu bien pu leur donner à ces idiots qui, hier, étaient tous taciturnes, tête basse, et convaincus de leur petitesse et qui, aujourdhui, vont tête haute, se moquant les uns des autres, et se croyant chacun devenu dieu ?

Sur un ton sarcastique, et en lui donnant une petite tape sur lépaule, Vishnou se pencha à loreille de Shiva et lui dit tout bas :

– Je leur ai donné lamour-propre !

1 Le texte parut dans La Gaceta literaria, no 12, du 28 février 1863.