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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Torrent et la Foudre. Cicéron et Démosthène à la Renaissance et à l’Âge Classique
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Renaissance latine, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097129
  • ISBN : 978-2-406-09712-9
  • ISSN : 2271-698X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09712-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/01/2020
  • Langue : Français
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préface1

Que doit la rigueur scientifique à lémotion ?

Au moment de livrer définitivement cet ouvrage au lecteur, nous ne pouvons songer à autre chose quà cette question qui dépasse largement les limites imposées par le sujet.

Si le philologue se doit de soumettre inlassablement ses hypothèses de travail à lépreuve des témoins, en sefforçant de les considérer avec objectivité, il est vrai que ce que nous sommes et le parcours qui nous a portés influent malgré tout sur nos choix : essentiels à la compréhension de la démarche, ils simbriquent dans ce processus de distanciation nécessaire par lequel toute enquête devient scientifique. Pas de science sans émoi : cest pourquoi il nous a semblé bon de revenir sur ces moments où ces choix se sont imposés de manière dautant plus nécessaire, quils sinscrivent dans un parcours personnel de connaissance de soi.

Mais, pour comprendre notre étude, il est dautant plus nécessaire de le replacer dans sa genèse que cette enquête se concentre sur un concept (le sublime) qui interroge avant tout lindividu dans son unicité silencieuse.

Si lIntroduction du présent ouvrage débute par un large extrait de létude de Francesco Donadi sur Longino ceci ne tient pas seulement à la justesse des propos relatés par le chercheur. Cest que ce passage, dans lequel Donadi relate les liceali nozioni dastronomia que le texte de Longin lui fait remémorer, a fait surgir dans notre esprit quelque chose de lémoi qui nous a, à notre tour, saisie lorsque nous nous sommes à notre tour apprêtée à débuter notre enquête sur la réception de Longin. La mélancolie et la distance qui transparaissent des paroles de Donadi relatant cette stella distante milioni di anni luce quest le texte de Longin ont fait écho à leffroi éprouvé face à lénormité de la tâche qui nous incombait. Le chercheur que nous sommes sest alors à limproviste retrouvé plongé dans les dispositions du lycéen dautrefois, se confrontant 10inerme à la puissance énigmatique du verbe homérique. Plus quune étoile sidérale, le Περὶ ὕψους est alors apparu comme un immense iceberg insaisissable. Telles des falaises de glace, les parois abruptes de ses ramifications conceptuelles occupaient silencieusement mais implacablement lespace de la pensée.

De ce sentiment étrange de submersion face à limmensité dune tâche sans aucun doute trop grande pour nos forces a peut-être surgi une disposition qui sest révélée par la suite essentielle : une certaine disponibilité à la prise de risque qui ne peut qualler de pair avec une certaine mise en jeu, comme si affronter un sujet tel que la réception du Περὶ ὕψους ne pouvait se faire quau prix dune véritable mise en danger : lébranlement personnel. Lurgence de nous frayer un chemin dans ces aspérités abyssales est alors apparue comme intimement liée à la capacité dadhérer à nos propres difficultés avant même de construire des convictions. Espérons que ces prises de risque aient été toujours raisonnables, cest-à-dire réalisées consciemment dans les limites de références reconnues et solides.

Nous avons dans un premier temps privilégié limage qui paraissait la plus efficace, celle du parallèle grâce auquel Longin fixe définitivement la représentation des deux orateurs (Cicéron et Démosthène) : le torrent et la foudre. Nous avions naïvement commencé notre enquête par une tentative de recensement des textes reprenant ce parallèle : de la lecture des prælectiones, orationes, exercitationes qui tirent parti des discours de nos deux orateurs ne demeurent que quelques lignes dans la bibliographie finale. Aucune conclusion tangible nest venue de ce premier état de notre essai pourtant assez conséquent, si ce nest la conviction quil fallait rechercher des pistes de travail ailleurs, dans la mesure où cette démarche impliquait de fait, de la manière même dont elle avait été envisagée, que lapport de Plutarque soit imbriqué dans celui de Longin. Mais pouvait-il en être autrement ?

La première lecture du Περὶ ὕψους a fait émerger limpression dun texte très codifié, bien quassez surprenant dans sa démarche, un traité finalement assez classique, répondant à une organisation plutôt usuelle de la matière. Cette première impression sest imposée assez rapidement comme une donnée intéressante, quoiquessentiellement épidermique. Dans cette phase dexploration, trois études essentielles se sont imposées assez vite, tels des interlocuteurs privilégiés : le Fiat Lux que Baldine 11Saint Girons consacre à la phénoménologie du sublime, la Langue du ciel où Sophie Hache étudie la manière dont le traité de Longin est reçu en France au xviie siècle et le « pseudo-sublime de Longin » que Francis Goyet consacre à la fortune de Longin, ou plutôt à son infortune attribuée essentiellement à sa banalité.

Les conclusions auxquelles ces trois chercheurs sont parvenus ont cependant suscité à leur tour des questionnements à lorigine dune volonté de nous orienter vers de nouvelles recherches.

Cette genèse par réaction a donné sans doute une certaine assise à ce travail pensé avant tout comme une contre-investigation, une enquête qui essaie avant tout de répondre aux doutes surgis de ce qui avait été écrit sur Longin. À la charge de cette préoccupation argumentative prégnante vient probablement une certaine monopolisation de la discussion essentiellement recentrée autour de la question de lentité du ὕψος et de la fortune du Περὶ ὕψους.

Dans ce voyage aux allures archéologiques lEssai sur les mutations de la théorie du style à lépoque hellénistique, que Pierre Chiron consacre au Περὶ ρμηνείας de Démétrios sest révélé fondateur. Nous sommes particulièrement redevable aux chapitres quil dédie à létude de lhistoire de lévolution des χαρακτῆρες, qui a permis de comprendre que non seulement le texte de Longin sinsère dans une tradition préexistante qui a ses codes, mais que cette appartenance est dautant plus problématique que cette tradition est complexe et hétéroclite.

Le premier élément sur lequel notre attention sest concentrée est le cadre philosophique, voire esthétique de la question, tel quil a été évoqué par Saint Girons, qui nest pas exempt de retombées du point de vue de la réception. La philosophe part essentiellement de deux postulats : le premier consiste à faire du ὕψος longinien lexpression de la pulsion vers la marge, la faille, qui imprègne notre époque. Le deuxième se résout en linventaire des « occultations », voire des « négations » dont le sublime aurait fait lobjet, ce qui aurait engendré sa négation et enfin son éradication pure et simple. Cette dernière se serait opérée pendant des siècles par deux moyens : laffadissement du sublime jusquà une simple catégorie stylistique, insérée dans la tradition des genera dicendi ; sa réduction au superlatif de beau, le merveilleux dont parlera Nicolas Boileau.

Dans cette perspective, les efforts de Longin pour rétablir la vérité seraient restés vains. Sa volonté de rendre au sublime son statut aurait 12été contrée par les tentatives opérées par ses lecteurs de le ramener dans la recta uia, vers la catégorie rhétorique bien plus codifiée et respectable du beau. Longin lui-même serait éternellement soumis aux contresens, lu uniquement pour être mal interprété, nié dans sa propre originalité.

Cet aveuglement trouverait une confirmation dans les premières traductions latines du traité qui remontent à la Renaissance. Toutes reproduiraient le même malentendu, la même incompréhension, attestant un rapprochement très marqué entre le sublime et la théorie des genera dicendi. Elles seraient même à lorigine du renouvellement de cette méprise dont souffre le texte de Longin, renforçant la confusion entre style sublime et sublime.

Léquivoque est-elle à linstar de ce que lon décrit ? Les humanistes se seraient-ils laissés prendre à ce jeu subtil ? Auraient-ils de ce fait occulté cette nouvelle entité esthétique que Longin sefforce détablir ? Ce sont autant de questions auxquelles nous avons voulu répondre. Revenir sur le texte de Longin pour comprendre ce quest véritablement le ὕψος sest alors imposé comme un préalable à notre enquête sur la fortune de ce texte énigmatique que lAntiquité semble ignorer.

Nous avons voulu en savoir davantage.

Notre gratitude va à Mme le professeur Florence Vuilleumier Laurens à qui nous devons laboutissement de cet ouvrage. Nos remerciements vont à Mme le professeur Hélène Casanova-Robin qui a permis sa publication. Nous remercions également MM. les professeurs Pierre Chiron, Carlos Lévy, Frank La Brasca, et MM. Pierre Laurens, membre de lInstitut, Sébastien Arfouilloux ainsi que Mme Véronique Reb.

1 Sauf mention contraire, les traductions sont de lauteur.