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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Le centième anniversaire de la mort de Léon Bloy, disparu le 3 novembre 1917, au lendemain de ce Jour des Morts sur lequel souvre En Route de Huysmans, et que Bloy célébra durant sa vie quasi quotidiennement par la lecture et la médiation de lOffice des Défunts, nous est loccasion de rassembler ces deux écrivains chers, et dont la dispute laisse un arrière-goût de regret.

Leurs tempéraments différaient : lun plus affectif et fougueux, le « Tigre », lautre plus discret, comme les chats quil aimait. Ces emblèmes animaliers ne sont pas choisis au hasard ; cest Bloy lui-même qui, dans un passage aussi superbe quémouvant, relate la visite de son double Marchenoir, en compagnie de Clotilde, à son ami le tigre du zoo du Jardin des Plantes1 : triste et exilé, tendre, souffrant et mystérieux, le grand félin reflète lêtre véritable de celui qui « aime les bêtes parce qu[il] aime Dieu et ladore profondément dans ce quil a fait2 » ; comme en miniature en face de lui, celui que ses contemporains ont souvent assimilé au félin domestique, dont il avait lallure et les manières, comme en témoigne ce portrait de 1895 :

Jeune encore, tout vêtu de gris, physiquement souple et comme un peu félin, ses cheveux coupés très ras et sa barbe grisonnaient déjà ; il avançait volontiers la tête en avant ou bien il linclinait légèrement sur son épaule gauche ; quand les regards de ses yeux gris verts se portaient vers le haut, son front se plissait, tandis que sa bouche souriait légèrement aux gens et aux choses avec un curieux mélange de bonté et dironie et dun peu amère3.

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La Mère Célestine de labbaye de Fiancey, le même jour, voyait en lui « un grand chat gris » et le félicitait d« être entré dans lÉglise par les gouttières4 ». Court est le chemin des gouttières à la bibliothèque, dont nous voyons Huysmans, quelques années plus tard, « ras[er] les rayons, léchine de guingois, les pas feutrés, tel un chat voluptueux5 ».

Le Tigre et le Chat sont presque du même âge : le premier né lannée de lApparition de La Salette, le 11 juillet 1846, le second le 5 février 1848 ; un Cancer face au « rayonnement noir » du « trois fois Verseau6 » ; Saturne néanmoins les unissait ; dès leur rencontre, à lépoque de la publication dÀ Rebours que Bloy salue dun percutant article7, les affinités semblent très sûres : deux « grands cœurs8 », deux « âmes supérieures9 », tous deux blessés par la « goujaterie moderne10 » et se consolant rabelaisiennement en « dégueul[a]nt mentalement sur lhumanité11 » :

Ah ! Bloy ! je suis plein de rage, prêt à vomir à pleins pots avec vous, sur la salauderie contemporaine — nous aurions de bien bonnes journées à passer ensemble12.

Complicité dans la vitupération, réconfort de la conversation et des lectures communes, cet attelage idyllique ne durera malheureusement pas. Le « tendre et terrible13 » Léon Bloy finira par effrayer Huysmans lui-même, non seulement par son attitude de mendiant professionnel, mais même par son style, « ses métaphores et hyperboles coutumières14 ». Et ce sera la fin dune amitié15 muée en amertume, sarcasmes, injures 11et jugements injustes venant se substituer, sans rémission, à la ferveur première. Cette dernière néanmoins ne sera pas sans laisser de traces, comme nous essayons de le montrer dans le premier article, qui lit un palimpseste bloyen dans En Route.

Le grand paradoxe de cette relation est que Bloy, qui a très certainement joué un rôle fondamental dans les cheminements souterrains de la conversion de Huysmans (laquelle eut lieu à La Salette16), na connu de fait que le Huysmans sceptique et pourtant à ses yeux animé par une mystérieuse quête spirituelle, et en tout cas une intuition infaillible des signes des temps : cest ce que disent ses deux grands articles sur À Rebours et En Rade. Le Huysmans converti, dont langoisse sest intérorisée, métamorphosée (cest alors Massignon qui prendra le relais, réactivant la mystique bloyenne de la solidarité des âmes), nest plus en consonance immédiate avec limmuable vocifération de son ex-mentor. Que la rupture coïncide avec la conversion ne laissa pas dêtre triste et troublant.

Notre perspective ici, à travers ces vingt articles écrits sur plus de vingt années, cherche à conjoindre deux lignes aussi fondamentales pour nos deux auteurs que pour nous-même : lesthétique et la quête spirituelle. La question du Beau, et de sa redéfinition dans le cadre dune complexe modernité, est au fondement de leffort décriture de lun et de lautre ; leur première rencontre est esthétique, ni lun ni lautre nayant accepté de se prostituer à un public indifférent à la splendeur de la langue et la hauteur de la pensée. Artistes et amateurs dart lun et lautre, ils ont forgé leur style en lenracinant dans leur solide culture, lexicale, rhétorique, littéraire et picturale, en ne cessant de réfléchir à la plasticité du mot. Bloy et Huysmans comptent parmi les grands artisans de la langue française, et si leur lecture est difficile, cest parce que toute grande œuvre dart est exigeante. Demblée pour Bloy, dès Symbolisme de lApparition et Le Révélateur du Globe, plus tardivement pour Huysmans, au fil de lévolution intérieure, il apparaît quun mystérieux rapport analogique unit lœuvre, objet intellectuel fait avec les dons du monde visible, à lInvisible et à la volonté créatrice de Dieu ; bien plus, que le mystère de lIncarnation et de la souffrance christiques est au cœur de la vraie création artistique – voilà bien un point sur lequel 12Bloy et Huysmans se rejoignent au plus profond de leur vie et de leur œuvre. Cest ce point qui retient essentiellement notre attention, depuis quelle y a été attirée par la phrase elliptique de Hans Urs von Balthasar, qui semble créditer Bloy dun charisme supérieur à celui de Huysmans, resté selon lui trop « esthétisant » :

En France, on assiste au même phénomène [i.e. la priorité rendue, à la fin du xixe siècle, au facteur esthétique sur léthique] : un Léon Bloy par exemple, par réaction contre le catholicisme esthétique de Barbey dAurevilly et de Huysmans, fait exploser les crudités dun style pour jeter bas les masques17.

Serait-ce Massignon, redevable à Léon Bloy de ses plus poétiques images18 et mystiquement attaché à Huysmans, qui nous livrerait le mot de la fin en réhabilitant esthétiquement et spirituellement le second aux côtés du premier ? Le lecteur en décidera ; notre seule ambition est ici de les faire lire, et aimer.

Mes remerciements vont à MM. Jean-Marie Houdayer et Alain Pernet, qui mont patiemment aidée à mettre sur support numérique des textes anciennement tapés à la machine ; à ceux grâce à qui jai découvert Bloy et Huysmans, notamment M. Jean de Palacio.

1 Voir à ce sujet notre article, non repris ici : « Exspectatio creaturæ : méditation sur le mystère de lanimal », Pierre dangle, no 3, 1997, p. 181-206.

2 La Femme pauvre [Mercure de France, 1897], cité sur Gallimard, « Folio », p. 129. Un peu plus haut, p. 100 sq., pour la visite au tigre (Première partie, ch. xii).

3 Témoignage de Georges Le Cardonnel, frère du poète Louis Le Cardonnel, dune rencontre en juillet 1895 à labbaye de Fiancey près de Valence. « Comment jai connu Huymans », Le Divan, 12 mai 1927, cité par R. Baldick, La Vie de J.-K. Huysmans [Oxford, Claredon Press, 1955], Denoël, 1958, p. 282. Huysmans a alors cinquante-huit ans.

4 Ibid.

5 Myriam Harry, Trois Ombres : J.-K. Huysmans, Jules Lemaître, Anatole France, Flammarion, 1932, cité par Baldick, op. cit., p. 366.

6 Jean-Pierre Nicola, « Lhoroscope de J.-K. H. », Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, no 8, 1963, p. 66-67.

7 « Les représailles du Sphinx » [Le Chat noir, 14 juin 1884], Œuvres IV, p. 333-337.

8 Lettre de Verlaine à Huysmans du 15 juin 1888, à propos de Bloy. Lettres Bloy – Villiers – Huysmans, Correspondance à trois, éd. D. Habrekorn, les éditions Thot, 1980, p. 123.

9 Lettre de Bloy à Louis Montchal du 17 septembre 1884, à propos de Huysmans, ibid., p. 26.

10 Du même au même, 27 septembre 1884, ibid., p. 28.

11 Lettre de Huysmans à Bloy et Georges Landry du 26 août 1885, ibid., p. 40.

12 Ibid.

13 Lettre de Louis Montchal à Huysmans du 27 septembre 1884, ibid., p. 29.

14 Lettre de Huysmans à Lucien Descaves, fin août 188è, ibid., p. 92.

15 Sur les détails biographiques de cette complexe affaire, voir Baldick, op. cit., p ; 156-157 ; 162 ; 202-205.

16 Voir Là-Haut ou Notre-Dame de La Salette [posthume, Casterman, 1965].

17 Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Esthétique théologique I – Apparition, trad. R. Givord, Aubier, 1965, p. 42 ; Herrlichkeit. Eine theologische Æsthetik, I – Schau der Gestalt, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1961, p. 47 : In Frankreich dasselbe Schauspiel ; da etwa ein Léon Bloy in der Reaktion gegen den ästhetischen Katholizismus einerseits Barbey dAurevillys, anderseits Huysmans in die Kruditäten seines demaskierenden Stils ausbricht.

18 Voir à ce sujet Daniel Massignon, « Louis Massignon, Léon Bloy et Notre-Dame de La Salette », Cahiers Léon Bloy, Nouvelle série, no 1, Nizet, 1991, p 582-592. ; Jean Sarocchi, « Le Secret de lHistoire ou linvention de Bloy par Massignon », in Louis Massignon au cœur de notre temps, dir. J. Kéryell, Karthala, 1999, p. 45-64, et la thèse (non publiée) de Laure Meesemaecker, voir infra p. 409 n. 48.