Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
  • Pages : 531 à 534
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
  • Série : Classique/Moderne, n° 10
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406108405
  • ISBN : 978-2-406-10840-5
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0531
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/03/2021
  • Langue : Français
531

Introduction

Quelle est la capacité du théâtre dhistoire immédiate à sabstraire de lhic et nunc, à proposer à ses spectateurs autre chose que la représentation dévénements advenus dans un passé récent ? Une telle question, qui guidera cette dernière partie, ne vise pas à nier le caractère éminemment référentiel du corpus qui a été largement évoqué dans les parties précédentes par létude des configurations du temps et de la stylisation littéraire de lhistoire. Cette interrogation concerne plutôt léventuelle portée générale de la représentation dun événement particulier. Cette perspective découle des chapitres précédents : cest bien parce que les logiques temporelles et les formes mimétiques mises en œuvre savèrent complexes et ambiguës que nous postulons une capacité des pièces à produire des représentations irréductibles à la simple restitution des événements écoulés.

Ce questionnement est appelé par les propos fameux dAristote sur les capacités respectives de lhistoire et de la fiction. Le chapitre neuf de la Poétique souvre par ce paragraphe déjà cité :

Car la différence entre le chroniqueur [ιστορικòς] et le poète ne vient pas de ce que lun sexprime en vers et lautre en prose [] ; mais la différence est que lun dit ce qui a eu lieu, lautre ce qui pourrait avoir lieu ; cest pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », cest le type de chose quun certain type dhomme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. Cest le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier » cest ce qua fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé1.

Aristote accorde à la poésie une noblesse et une puissance philosophique que ne possèderait pas lhistoire. Cette supériorité tient à ce que la poésie 532parvient à dépasser les cas empiriques et anecdotiques, et propose des représentations dont la portée est plus générale. Le Stagirite articule donc philosophie et généralité : les œuvres produisent de la pensée ou des idées en se détachant de lévénement particulier. La stylisation fictionnelle permet au lecteur de sabstraire des détails, de se projeter dans le récit alors même quil ne le concerne pas directement et dy déceler des conceptions transposables à dautres cas ou généralisables. Ceci nempêche pas, selon Aristote, dutiliser des personnages de premier plan connus, parce que ce qui est arrivé est forcément crédible et donc susceptible de fonder une représentation vraisemblable :

Les tragiques, au contraire, sen tiennent aux noms dhommes réellement attestés. En voici la raison : cest que le possible est persuasif ; or, ce qui na pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que cest possible (si cétait impossible, cela naurait pas eu lieu)2.

Ce passage rappelle quAristote nest nullement opposé à lutilisation de lhistoire en poésie. Le Stagirite précise ensuite que les œuvres introduisant des personnages attestés les entourent de figures forgées. La vérité est un vecteur de crédibilité mais la poésie déréalise lhistoire en intégrant les éléments avérés dans un ensemble inventé. Ainsi, les propos dAristote concernent en premier lieu la distinction entre histoire et poésie, en second lieu le cas de la poésie à personnage historique, dont la capacité à produire du général dépend de procédures de déréalisation, la fiction encadrant les ingrédients historiques. Il ne lie pas cette déréalisation à une stylisation morale ou à un gommage des aspérités du personnage historique : la vraisemblance dun cas extraordinaire découle précisément de sa véridicité, de sorte quil nest nul besoin de moraliser ou didéaliser un personnage et une situation historiques pour les rendre crédibles.

Lorsque dAubignac et La Mesnardière se réfèrent à ce passage de la Poétique, ils en déforment la lettre, dune part en attribuant à la poésie historique les défauts de lhistoire, dautre part en confondant vraisemblance et moralité. Ils mettent à profit leur lecture biaisée dAristote pour défendre des fictions anhistoriques. La Mesnardière substitue lobligation de moralité à la nécessité de la vraisemblance des fictions et récuse lusage de lhistoire qui, selon lui, a le tort de prendre indifféremment en compte des hommes vertueux ou des individus vicieux :

533

Cest pour cela quAristote ne feint point de préférer la poésie à lHistoire, bien que de grands hommes lappellent la maîtresse de notre vie, pour ce que, dit-il, le poète imitateur du philosophe, attache ses contemplations aux choses universelles et quil se plaît de les écrire selon quelles doivent être, au lieu que lhistorien sarrête au détail des affaires et quil raconte simplement les actions particulières ainsi quelles ont été faites, tantôt bonnes, tantôt mauvaises3.

Alors même quAristote considère le vrai comme vraisemblable en soi, La Mesnardière le rejette comme non conforme à un certain devoir-être. DAubignac raisonne en des termes identiques lorsquil critique la représentation du fratricide dHorace4 et du matricide de Néron5. La monstruosité, fût-elle avérée, nest pas représentable : cest bien parce que lhistoire est amorale quelle ne doit pas être, selon dAubignac, adaptée à la scène. Il suggère cependant quil est possible dutiliser le vrai pourvu que celui-ci soit amendé, tel un modèle défectueux méritant correction. Si, daprès Aristote, lhistoire peut verser dans la fiction moyennant lajout déléments inventés, dépassant ainsi la contingence des cas pour atteindre au général, dAubignac entend pour sa part corriger lhistoire au nom de la nécessité dune représentation morale : la production des idées se limite à la transmission de valeurs. Le paradoxe de ce discours réside dans lignorance volontaire de la conception dominante de lhistoire maîtresse de la vie6, qui est le régime dhistoricité exemplaire dominant encore la première modernité. Contrairement à ce quindiquent La Mesnardière et dAubignac, lhistoire peut être pourvoyeuse dexemplarité, précisément parce quelle est souvent conçue, à cette époque, comme un discours pédagogique visant à délivrer des modèles et des contre-modèles de comportement.

Ces développements appellent deux constats. Dune part, lhistoire en tant que telle paraît peu apte à réaliser la visée de la fiction, qui est de livrer des représentations suffisamment générales pour constituer un support commun didentification et de réflexion. Sans interdire la mise en scène de lhistoire, le Stagirite prône sa déréalisation par le mélange avec des ingrédients fictionnels. Dautre part, une des formes de réalisation de la généralisation est lexemplarité de la fable. Il ne faut pas 534confondre, comme le font dAubignac et La Mesnardière, généralité et moralité, mais il demeure indéniable que lexemplarité constitue un type de généralisation, au sens où elle suppose lapplication dun cas à dautres situations et à dautres personnes.

Aux propos dAristote, on peut objecter que les pièces étudiées ici sont des poésies, ainsi que la partie précédente la montré. Il serait donc abusif de reporter sur elles les défauts de lhistoire, car elles traitent celle-ci sur un mode fictionnalisant. Le degré de fictionnalité des œuvres est cependant varié. Certaines demeurent très proches des faits et se gardent notamment dentourer les personnages attestés par des figures inventées, contrairement à ce que demande le philosophe du Lycée. Elles correspondent à ce quAristote considère comme insuffisamment fictionnel et déréalisé. Il est plus aisé de répondre aux critiques de dAubignac et La Mesnardière sur labsence dexemplarité : si les pièces puisent à lhistoire conçue comme discours exemplaire, elles ne devraient pas tomber dans lécueil quils décrivent. Commençons par étudier dans quelle mesure les œuvres recèlent cette exemplarité, constitutive dune forme de généralité qui se déploie au-delà de lanecdotique et de lempirique, avant daborder dautres modes de production « philosophique » à lœuvre dans les pièces.

1 Aristote, La Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1980, 51a36-51b10, p. 65.

2 Ibid., p. 65.

3 Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique (1639), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 184.

4 DAubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, op. cit., p. 113-114.

5 Ibid., p. 124-125.

6 Dans la citation donnée supra, La Mesnardière la cite pour en balayer la validité.