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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
  • Pages : 189 à 191
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
  • Série : Classique/Moderne, n° 10
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406108405
  • ISBN : 978-2-406-10840-5
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0189
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/03/2021
  • Langue : Français
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INTRODUCTION

Cette deuxième partie sera consacrée à létude des modalités selon lesquelles les œuvres configurent le temps historique. Empruntant la terminologie de Paul Ricœur1, nous postulerons que les pièces fabriquant des intrigues théâtrales à partir de matériaux historiques proposent une saisie du temps qui est une configuration, cest-à-dire un agencement conférant un sens au temps représenté. La mise en récit remplace la succession chronologique par une action orientée et perçue comme une totalité. Elle fait la synthèse de lhétérogène en créant des liens logiques entre les événements et en assignant une fin à lhistoire, une clôture qui constitue laboutissement de lenchaînement temporel développé. Autrement dit, la configuration de lhistoire en intrigue propose une interprétation du temps qui découle à la fois du type de causalité mis en jeu dans laction et de la conclusion apportée par le dénouement. Ainsi, lactivité mimétique induit des choix herméneutiques : elle produit un sens et une logique de la temporalité historique.

Les œuvres seront donc présentées à travers les types de causalité quelles mettent en jeu, tant au niveau de laction que des discours des personnages sur laction. Il est en effet nécessaire de prendre en compte à la fois la causalité effective, représentée, et la causalité telle quelle est pensée ou comprise par les personnages de la fiction. Ces deux niveaux peuvent se superposer mais il arrive également quil y ait une discordance entre eux : la disjonction sera alors à prendre en compte. Le dénouement constitue également un lieu essentiel pour la saisie du sens de lhistoire : Ricœur le considère comme le moment où se confirme le sens développé par lintrigue2 mais lon pourra sinterroger sur ce statut de point final fournissant un regard synthétique sur la totalité qui précède. Les modes de constructions logiques des actions dévoileront le type de cohérence 190historique mis en œuvre. Ils permettront également de sinterroger sur cette cohérence qui suppose une continuité de laction. En effet, loin de livrer une représentation toujours homogène de lhistoire, les œuvres peuvent configurer des distorsions, des discontinuités et des conflits interprétatifs.

La causalité historique peut être providentielle (lhistoire est guidée par Dieu, dont la volonté sexprime à travers les hommes), humaine (les individus, en tant quagents indépendants, font lhistoire : cest le point de vue machiavélien) ou autre (due au hasard ou mystérieuse, lorsque lon échoue à identifier une origine précise de lévénement). Parce que lexercice du pouvoir peut être conçu selon un dessein providentiel ou, inversement, selon des conceptions machiavéliennes, cette partie sera abondamment consacrée aux représentations du politique et inclura ses prolongements guerriers et conquérants. Pour autant, létude ne se restreindra pas à cet aspect de lhistoire immédiate, car certaines pièces sattachent à des événements historiques qui ne sont pas des hauts faits accomplis par des grands hommes mais des histoires à résonance collective impliquant des individualités marginales ou relevant de lhumanité moyenne.

Afin de ne pas imposer de filtre interprétatif préalable, lensemble des œuvres est envisagé, dans cette partie, de manière aussi représentative que possible ; les différents chapitres sont organisés autour des thèmes des pièces plutôt quà partir des genres quelles adoptent ou des visions de lhistoire quelles élaborent. Ces aspects essentiels découleront de cette deuxième partie et seront mis en perspective dans la troisième : ils ne pourront faire lobjet que dune saisie a posteriori. Dailleurs, les genres théâtraux et les visions de lhistoire font lobjet de réaménagements et dhybridations tels quil serait malaisé den faire les bases dune typologie préalable.

Dans le grand ensemble constitué par les pièces dhistoire immédiate, on distingue trois groupes permettant dembrasser le corpus et doffrir un examen représentatif de sa diversité. Le premier met en scène des guerres de natures diverses : guerres civiles générées par des discordes religieuses, guerres extérieures destinées à assurer ou accroître les frontières de lÉtat ou de lempire, guerres de conquête à visée colonisatrice. Le deuxième est constitué par les pièces à sujet politique, centrées sur une crise ou au contraire consacrées au déploiement dun règne. Enfin, 191le troisième ensemble de pièces concerne une histoire récente envisagée à hauteur dindividus noccupant pas une place spécialement privilégiée dans la société. Ce dernier pôle embrasse des aventures individuelles exceptionnelles, des catastrophes naturelles, des événements météorologiques sidérants et des faits de société ayant eu un retentissement collectif remarquable. Il regroupe des événements extraordinaires concernant des personnages ordinaires.

Le critère discriminant de ces regroupements est thématique parce que les différents types dévénements évoqués supposent un rapport spécifique au sens de lhistoire : étudier la causalité à lœuvre dans une guerre touche à des réflexions contemporaines sur la justification possible des conflits, examiner comment un régicide peut être commis revient à sinterroger sur la béance de lhistoire quimplique un événement aussi sacrilège, envisager ce qui peut avoir engendré un phénomène catastrophique comme la peste pose des questions sur le sens du mal dans lhistoire. Chaque type dévénement réfléchit la causalité et le sens de lhistoire à la lumière denjeux distincts.

À partir dun corpus de pièces historiques à lempan plus large, puisquil embrasse toutes sortes de drames historiques du xvie au xxe siècle et quil met en scène des événements récents comme éloignés du moment de lécriture, Herbert Lindenberger a élaboré une typologie distinguant pièces à conspiration, à tyran et à martyr3. Ces types ne concernent que des pièces centrées sur un conflit politique et correspondent peu ou prou à notre deuxième chapitre. Or il est essentiel de considérer également, à côté de ces « drames du pouvoir4 », des œuvres plus atypiques qui occupent une place de choix dans le corpus dhistoire immédiate.

Lobjectif de cette partie est donc à la fois de réfléchir sur les logiques de lhistoire mises en œuvre dans les configurations théâtrales et de livrer un regard aussi large que possible sur la pluralité des questions traitées par les œuvres, sans prétendre à lexhaustivité. Lintérêt dun tel corpus est précisément de ne pas se limiter aux conflits politiques qui pourraient trouver une forme adéquate dans des tragédies traditionnelles : adoptant des matières variées, il propose des fictions originales qui nous inviteront à étendre notre conception de la mimèsis théâtrale.

1 Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, LIntrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, « Essais », 1983, p. 125-131.

2 Ibid., p. 130-131.

3 Herbert Lindenberger, Historical Drama. The Relation of Literature and Reality, Chicago-London, The University of Chicago Press, 1975, p. 30-53.

4 Ibid., « Drama and Power », p. 153-165 (section conclusive de louvrage).