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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
  • Pages : 37 à 39
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
  • Série : Classique/Moderne, n° 10
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406108405
  • ISBN : 978-2-406-10840-5
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0037
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/03/2021
  • Langue : Français
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Introduction

Cette première partie sattachera au contexte culturel dans lequel les pièces de théâtre sinscrivent, car les xvie et xviie siècles sont une période de mutations essentielles. Lhistoire fait lobjet de redéfinitions cruciales, la place du théâtre dans la vie sociale devient centrale et les pensées du fait littéraire évoluent de manière décisive sous leffet de la redécouverte de la Poétique dAristote.

Le corpus théâtral dhistoire immédiate est concerné au premier chef par cette triple évolution. Il adopte un matériau historique en pleine mutation dont des conceptions contradictoires sont en cours délaboration, ce qui amènera à sinterroger sur sa position au regard de ces frictions. Les sujets quil traite sont liés à lactualité politique et sociale, à un moment où le théâtre sinstitutionnalise. Il fait lobjet de polémiques précisément parce quil devient un art de premier plan dans la cité. Un théâtre qui met en scène des événements et des sujets récents, ayant des répercussions dans lactualité politique et sociale, nest pas neutre dans un tel contexte. Il dialogue avec les circonstances et peut faire lobjet de censures ou de réorientations sil est jugé potentiellement vecteur de désordre ou de subversion. Enfin, ces œuvres sont en porte-à-faux par rapport aux poétiques de la fiction qui émergent alors, parce quelles semblent sinscrire à contre-courant des formalisations nouvelles. Cette partie examinera de manière détaillée ces trois dimensions du contexte afin de dégager la situation très particulière du corpus dhistoire immédiate, qui se distingue à plusieurs titres du théâtre de son époque mais croise des préoccupations majeures de la première modernité.

Au Moyen Âge, lhistoire participe, bien évidemment, de la culture, mais elle est alors le plus souvent subordonnée au prisme théologique. Elle demeure, au moins jusquà la fin du xive siècle, une pratique non autonome : longtemps écrite par les moines, elle est une auxiliaire de la théologie expliquant notamment comment les desseins divins régissent 38les événements humains1. Elle ne constitue pas lune des branches essentielles de lenseignement scolastique, puisquelle ne fait partie ni du trivium ni, a fortiori, du quadrivium : elle nest pas perçue comme une discipline indépendante. À la Renaissance, la réflexion sur les pratiques historiennes antiques inaugure dune part un questionnement méthodologique, dautre part une institution de lhistoire comme discipline à part entière. De la sorte, les modalités décriture de lhistoire sont réévaluées et sa place dans lordre des connaissances repensée.

Plus largement, la perspective historique devient alors un mode dappréhension dominant de la temporalité. Ainsi, Eugenio Garin définit la Renaissance comme la conscience historique de soi par confrontation à un passé considéré comme révolu2 et Henri Rousso voit, de même, cette période comme une rupture avec « léternel présent médiéval3 ». Lopération qui consiste à se ressaisir dans le temps en effectuant un processus de séparation et de différenciation accompagne, au xvie siècle, lémergence dune conscience historique4 et entraîne de nouvelles « voies daccès à la connaissance de lhistoire5 », médiatisées par la trace écrite et pensées à travers des disciplines nouvelles comme lépigraphie, la géographie historique ou la diplomatie. Limpact sur les mentalités est essentiel : « le besoin dune culture à base historique devient un phénomène social6 », la curiosité du public pour lhistoire saffirme et déborde les cercles érudits. Cette extension, qui entraînera des phénomènes de vulgarisation7, seffectue sur fond de réflexions savantes dont il conviendra de rappeler les termes, la diversité et les orientations générales.

Sans prétendre dresser un panorama exhaustif des conceptions de lhistoire qui se font jour dans cette période, le premier chapitre de cette partie livre des éléments susceptibles de préciser le contexte intellectuel 39dans lequel lhistoire immédiate est adoptée par les dramaturges. Ces lignes directrices ne constituent pas des cadres de pensée dont les œuvres littéraires seraient les reflets fidèles, mais il est indispensable de les cartographier afin de cerner comment les pièces se situent, tant pour ce qui est du choix de leurs sujets que pour leurs pensées de la temporalité historique, notamment dans leur rapport à la Providence, au temps présent et à limmédiateté du vécu des spectateurs.

Le deuxième chapitre présente les tensions entre les œuvres et les poétiques de lépoque. En effet, si lhistoire savère être à la fois une discipline émergente, un mode dappréhension du temps et un objet de curiosité pour les contemporains, elle ne paraît pas intéresser prioritairement les théoriciens parce que, en raison de son caractère circonstanciel, elle offre une résonance limitée qui semble contredire les visées générales de lart. On sait quAristote opérait une séparation nette entre poésie et histoire, au motif que les formes et les objets de lune et de lautre diffèrent :

[] la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », cest le type de chose quun certain type dhomme fait ou dit vraisemblablement, ou nécessairement. Cest le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier », cest ce qua fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé8.

Les xvie et xviie siècles se confrontent à nouveaux frais à ce partage, dont les modalités ne laissent pas de faire débat et que certains instrumentalisent afin de discréditer lusage du vrai au théâtre. Situer la place du théâtre dhistoire, et plus particulièrement de celui dhistoire immédiate, en regard des conflits poéticiens, revient à examiner une pratique qui sinscrit souvent à rebours des pensées poétiques dominantes alors même quelle reflète lengouement contemporain pour lhistoire.

Enfin, le troisième chapitre sattache aux manières dont lintrusion de lhistoire dans les œuvres théâtrales est considérée, tant du point de vue des instances régulatrices de la vie théâtrale que des pouvoirs politiques et des polémistes. Ce dernier chapitre met au jour ladéquation, et surtout les tensions, entre le corpus dhistoire immédiate et le contexte dans lequel il résonne.

1 Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans lOccident médiéval, Paris, Aubier, 2011 (première éd. : 1980), p. 25-27 : « Lhistoire, science auxiliaire ». Voir également Georges Lefebvre, La Naissance de lhistoriographie moderne, Paris, Flammarion, 1971, p. 45.

2 Eugenio Garin, Il ritorno dei filosofi antichi, Naples, Bibliopolis, 1994, p. 14 et 15.

3 Henri Rousso, La Dernière Catastrophe. Lhistoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, « Essais », 2012, p. 42-46.

4 Paula Findlen, « Historical thought in the Renaissance », A Companion to Western Historical Thought, éd. Lloyd Kramer et Sarah Maza, Malden-Oxford, Blackwell Publishing, 2002, p. 99-120, notamment p. 101.

5 Henri Rousso, op. cit., p. 47.

6 Claude-Gilbert Dubois, La Conception de lhistoire en France au xvie siècle, Paris, Nizet, 1977, p. 15.

7 Ibid.

8 Aristote, La Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1980, 51a36-51b10, p. 65.