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Classiques Garnier

Préface

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Préface

L’histoire des idées ne s’est guère souciée d’étudier le théâtre. L’histoire du théâtre a suivi des voies qui l’ont éloignée de la lutte des idées. L’histoire de la littérature et la critique littéraire ont considéré le théâtre idéologique des Lumières, au mieux en poussant des soupirs condescendants, au pire en le rejetant parmi les productions du théâtre à thèse ou parmi les romans à thèse de la fin du xixe siècle, qui n’ont laissé de souvenir que dans quelques manuels poussiéreux. Voltaire lui-même n’est plus guère connu par son superbe théâtre. S’il n’est pas victime du repli des disciplines sur leur champ d’études traditionnel, le théâtre des Lumières tombe sous le coup de préjugés, qui, pourtant, ne résistent pas à l’examen. Une histoire qui s’assume clairement, comme histoire des idées, des représentations, des formes et des arts, sans exclusive a priori, une histoire qui réinvente ses méthodes trouve dans le théâtre du siècle des Lumières un champ d’études encore largement ouvert à des prospections passionnantes. Le geste qui a réuni les trois pièces qu’on va lire ici invente ainsi un objet nouveau. Celles-ci appartiennent sans aucun doute au théâtre des Lumières mais ne relèvent d’aucun répertoire officiel, comme celui de la Comédie-Française, ou non officiel, comme celui des théâtres forains. Entre le théâtre de société et le théâtre dans un fauteuil, elles formulent, sur un mode badin, quelques débats idéologiques essentiels. En dehors de tous les circuits publics, elles nous mettent devant le paradoxe d’un théâtre clandestin dont on sait encore peu de choses.

Voici donc trois pièces, trois curiosités ressuscitées par Alain Sandrier, qui doivent susciter l’intérêt. Le lecteur retrouvera ici les thèmes habituels de la littérature incrédule du xviiie siècle. Ceux qui nous amusent dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, ou dans ses « fusées » et autres « petits pâtés » : évocations sarcastiques des récits bibliques les plus invraisemblables, parodies des discours chrétiens les plus convenus et des argumentations théologiques banales, plaisanteries sur les rites, la

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morale catholique, mais aussi défense du déisme et de la vraie morale, éloges libertins du plaisir, argumentations suivies en faveur de la philosophie et contre la religion, contre l’incarnation théologico-politique. Ce théâtre fait rire, aujourd’hui encore, bien au-delà du cercle des esprits forts, avec son réservoir inépuisable de moqueries contre la, les religions révélées, avec leur cortège de récits poétiques et de mouvements autoritaires, manifestations du soulèvement joyeux incarné par le carnaval. C’est en effet cette culture de la longue durée dont témoigne La Mort de Mardi-Gras, tragédie, culture qui n’est pas « populaire » seulement et s’est fort bien annexée des formes intellectuelles élaborées, ici l’alexandrin et la parodie. Il n’est pas sûr qu’elle ait vraiment disparu aujourd’hui, en tous cas dans les pays de civilisation catholique.

On y rencontre aussi les multiples allusions, fort bien éclairées par Alain Sandrier, qui ancrent ces textes dans une époque de luttes et d’affrontements politiques et idéologiques, flèches dardées contre les jésuites, à l’époque même de leur exclusion de France et de quelques autres pays monarchiques, contre les jansénistes, contre l’archevêque de Paris, contre les autorités de l’Église en général, mais aussi clins d’œil complices, réunissant dans un même sentiment ou autour d’une même pensée, des lecteurs avertis et appartenant à une élite aux contours sociaux assez flous. Il y a là de quoi « arrêter » ces textes dans un dix-huitième siècle irrémédiablement éloigné de nous. Et cependant la littérature peut se nourrir encore de la polémique, qui, loin de l’instrumentaliser, la fait vivre, comme on l’oublie parfois. La pensée naît aussi du geste de transgression dans lequel elle s’énonce et l’évolution qu’a connue l’Église, au cours du dernier siècle ne peut faire oublier cette force transgressive qui empêchait, au dix-huitième siècle, toute représentation publique de ce théâtre, le condamnant a rester virtuel ou à se réaliser dans des performances confidentielles, nécessairement confinées dans des cercles sociaux élitaires : mais n’était-ce pas la caractéristique générale de l’irréligion active du siècle ? Plus encore que le Théâtre critique de Feijoo, ces pièces sont habitées par un fantôme du théâtre.

L’éclatement incroyable des expériences de création théâtrale des xxe et xxie siècles nous invite à procéder à un réexamen de nombre de productions théâtrales ou de textes qu’on a oubliés ou négligés parce qu’ils n’entraient pas dans les canons du goût ou des habitudes des lecteurs, des historiens, des critiques, et, bien entendu, des comédiens

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et metteurs en scène. Que le théâtre, dans sa dimension d’art, entre en composition, avec le récit, la poésie, l’image, tout le monde en tombe d’accord. Mais il s’unit aussi, on ne l’oubliera pas, avec la philosophie. L’art le plus pur n’exclut nullement la politique et les combats d’idées. C’est même là qu’aujourd’hui, il a souvent trouvé son salut. Le théâtre contemporain trouve une justification dans sa résistance à l’extraordinaire invasion de fictions rassurantes dans la culture « mainstream ». Sans le secours de l’illusion, il retrouve ce qui n’est pas moins inscrit en lui, la pensée publique, l’activité de pensée devant, avec les autres.

Pensée en acte, travaillant à la fois l’espace, le temps et les relations humaines. Celle-ci naît en des formes diverses. Ce sont d’abord des échanges d’arguments, animés par un théâtre de conversation qui, avouons-le, est ici fort peu dialogique, car la posture de l’altérité ne se définit que dans un discours monologique dominant. L’autre n’est là que pour être moqué. Mais la forme la plus attendue, la plus apparemment convenue est celle de l’allégorie. Sans le savoir, ce théâtre prend à rebours les formes dramatiques éprouvées jadis par Calderón en Espagne, ad maiorem dei gloriam. L’allégorie avait pour tâche – c’est une autre question de savoir si, même alors, elle pouvait remplir ce programme ou atteindre ce but – de hisser les corps misérables à la hauteur de l’idée, d’anoblir l’acteur, dont la chair se fait oublier, sur une scène universelle, catholique, qui emprunte à la grandeur de l’épopée et du mystère. Son œuvre était souvent, au xviiie siècle encore, et notamment dans les prologues d’opéra, d’inscrire un spectacle dans la grandeur du roi absolu, de célébrer ses vertus et de lui faire allégeance. Mais la voilà retournée, ou plutôt « analysée » dans son principe, qui tout autant qu’il est d’élever est aussi de réduire, de ramener au corps l’idée la plus noble, de montrer l’acteur sous le dieu. Voilà pourquoi l’allégorie, franchement double, ouvertement scindée, a pouvoir de libération. Voilà pourquoi elle invite à l’entente critique des idées qu’elle énonce. Peu ou prou, les trois pièces en font un usage dans ce sens. Fait d’époque : l’allégorie est entrée dans la comédie du xviiie siècle, sur les scènes de société, mais aussi à la Comédie Française, à la Comédie Italienne, à l’Académie royale de musique comme sur les scènes foraines. Elle s’est ainsi mise au service du rire démystificateur. Lorsque, au moment du culte de la Raison, à l’automne 1793, on discuta la décision de figurer la Raison par une actrice plutôt que par un simulacre, l’argumentation des incrédules

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consista à avancer l’idée que, précisément, l’indignité de l’actrice, prostituée, empêcherait de sacraliser le représentant au détriment de l’idée, empêcherait ainsi l’idolâtrie, maudite aussi bien par les déistes que par les athées. Le théâtre est donc bien plus essentiel, qu’il ne l’est comme animation d’une conversation, entretien ou dialogue. C’est lui qui donne vraiment à la pensée sa dimension critique, introduisant un dialogisme qui n’est pas d’un ordre discursif : c’est le dialogue de la matière et de l’idée, du corps et de l’esprit. Dialogue profondément libérateur, qui donne à ce théâtre une vraie lisibilité contemporaine. Pourrait-on le jouer ? Il n’est aucun texte sur lequel le théâtre ne soit aujourd’hui susceptible d’intervenir, pour s’en emparer et en jouer, parfois s’en jouer. Il faut au moins le lire, si on nous suit bien, en maintenant présente cette virtualité qui lui est liée d’un lien nécessaire.

Pierre Frantz