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Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

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Le développement de lenseignement féminin sous limpulsion de la Contre-Réforme ne résout pas, loin sen faut, le déficit dinstruction des femmes. Le savoir quon leur dispense dans les établissements religieux féminins est très éloigné de celui que les garçons reçoivent au collège. Linda Timmermans souligne que lambition pédagogique consiste principalement à faire de la clientèle des couvents de bonnes chrétiennes et de futures maîtresses de maison1. Si ces établissements ont fait progresser le taux dalphabétisation féminine, celui-ci demeure très modeste (14 % entre 1686 et 1690) et inférieur de moitié au taux dalphabétisation masculin2. Roger Chartier constate en outre que linstruction féminine privilégie lenseignement de la lecture, jugeant lécriture « inutile et dangereuse pour leur sexe3 ». À propos des « cultures du peuple », Natalie Zemon Davies relève également cette fracture entre lecture et écriture : les femmes alphabétisées le sont jusquà la lecture, beaucoup plus rarement jusquà lécriture4. Sur ce point, la condition des femmes semble navoir pas sensiblement évolué depuis le Moyen Âge, pour lequel Jacqueline Cerquiglini-Toulet constate déjà :

Écrire reste une aptitude plus rare que la lecture. Même la jeune fille du Voir Dit que Guillaume Machaut représente comme une grande lectrice, aimant poésie et romans, capable de composer des chansons, se dit malhabile quand il sagit décrire matériellement : « E se les lettres sont mal escriptes, si me le pardonnés, car je ne treuve mie notaire tousjours a ma volonté » []5

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Reste la solution, pour les plus décidées, de sinstruire par elles-mêmes, au moyen des « nouvelles pédagogies pratiques » dont Bérangère Charpentier étudie le développement dans la deuxième moitié du siècle6. En effet, lécriture fait partie de ces savoirs (histoire, géographie, arithmétique, gastronomie, jardinage) et techniques variées (calligraphie, nage, peinture, verrerie) que les manuels se proposent de mettre à la portée de tous en « supplé[ant] à des institutions du savoir triplement déficientes, parce quelles ne touchent pas tout le public, parce quelles enseignent plutôt le latin que le français, parce quelles ne connaissent quune mauvaise pégagogie7 ».

Mais le défaut déducation nest pas le seul obstacle auquel doivent faire face les candidates à lécriture dans une société qui voit dun mauvais œil les femmes investir des sphères dont elles ont été traditionnellement et systématiquement exclues. Dans les milieux les plus favorisés et dans le cas de femmes ayant bénéficié dune certaine instruction, la réticence face à lécrit – y compris lécrit ordinaire que constitue la correspondance – demeure la posture socialement adéquate. Nul nobjecte à ce quelles aient la haute main sur la conversation dans lanonymat des demeures privées, tant quil ne sagit pas de mettre la main à la plume, auquel cas elles sont encouragées à déléguer la tâche à des secrétaires masculins :

La maréchale de Villeroy vous prie de trouver bon que tous ses compliments, pour vous et pour tout ce qui sappelle Grignan, passe par mon canal ; elle nest pas écriveuse de son naturel, mais elle sait penser et parler comme si elle écrivait8.

Le néologisme du joyeux cousin de Sévigné, Philippe-Emmanuel de Coulanges, souligne lanomalie que constitue la femme scribe : limpropriété du mot traduit en quelque sorte le peu de validité de la chose. Après tout, les femmes peuvent très bien se dispenser de lécriture ; il leur suffit de savoir sexprimer agréablement. Sans aller jusquaux grossières imprécations de Chrysale contre les femmes qui 25« veulent écrire et devenir auteurs9 », le compliment de Coulanges émane dun monde où loralité demeure la seule modalité acceptable de lexpression féminine.

Or, en dépit des obstacles liés aux conditions matérielles et aux mentalités, les contemporaines de Sévigné font usage de cette technique quon leur enseigne peu ou pas et même un usage quotidien et intensif, par le biais de lépistolaire. Que nous apprennent les lettres manuscrites autographes sur une pratique que lessor des civilités a rendu quasi incontournable ? Le défaut de formation des épistolières face à des scripteurs masculins plus compétents se traduit-il sur le papier ? Enfin, lépistolaire, théoriquement en libre-accès à toutes celles qui peuvent écrire, néchappe pas au processus de normalisation qui caractérise alors tous les domaines de la sociabilité. De ce fait, sa pratique sinscrit à lintérieur dun code contraignant émanant dautorités principalement masculines. En quoi consistent ces paramètres assignés par les théoriciens de lhonnêteté à lécriture féminine ?

1 Linda Timmermans, Laccès des femmes à la culture sous lancien Régime, Paris, Honoré Champion, (1993) 2005, p. 57.

2 Ces chiffres sont mentionnés par Linda Timmermans qui renvoie aux travaux dhistoriens tels que : F. Furet, J. Ozouf et al., Lire et écrire, Paris, Minuit, 1977 ; LÉducation en France du xvie au xviiie siècle, R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia (dir.), Paris, SEDES, 1976. Voir également Léducation des jeunes filles nobles en Europe – xviie-xviiie siècles, Ch. Grell et A. Ramière de Fortanier (dir.), Paris, Presses de lUniversité Paris-Sorbonne, 2005.

3 Roger Chartier, « Les pratiques de lécrit », Histoire de la vie privée, t. 3 De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, (1985) 1999, p. 115.

4 Natalie Zemon Davies, Society and culture in early modern France. Eight essays, Stanford, Stanford University Press, 1975, chap. 3 et 5.

5 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Femmes et littérature. Une histoire culturelle, I, M. Reid (dir.), Paris, Gallimard, 2020, p. 39.

6 Bérangère Parmentier, « Arts de parler, arts de faire, arts de plaire. La publication des normes éthiques au xviie siècle », Littératures classiques, 1999, no 37, p. 141-154.

7 Ibid., p. 146. Parmi les nombreux arts recensés par Bérangère Charpentier, on relève un Examen de lart descriture, par demandes et réponses (Ph. Limosin, 1665) et des Exercices de lesprit pour apprendre lart de bien parler et bien écrire (J.-B. Jobard, 1675).

8 Corr. Sév., « De M. de Coulanges », 17 novembre [1694], t. III, p. 1069.

9 Molière, Les femmes savantes, Acte II, sc. 7, v. 584.