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Classiques Garnier

[Introduction de la deuxième partie]

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Le tête-à-tête épistolaire privilégié par les éditeurs de correspondances nest pas représentatif dune pratique qui, à lépoque qui nous intéresse, était laffaire du groupe. Cest ce que tendent à montrer, à lère électronique, les travaux sur les réseaux de correspondance de lAncien régime. Larchivage en masse et les fonctionnalités multiples des bases de données permettent de restituer la nébuleuse relationnelle qui donne tout son sens à léchange par lettres. Toutefois, les études sur lépistolographie se sont intéressées en priorité aux réseaux masculins et savants1, laissant au champ des études historiques le soin dexploiter les correspondances de femmes par le biais de la question des pouvoirs, de laliénation et de lémancipation des femmes, de léducation ou de la religion2. La notion de « réseau » autorise pourtant un changement de perspective face aux représentations dun champ littéraire masculin, où des autrices isolées, véritables anomalies, viennent confirmer la règle dune pratique unisexe. Les travaux fondateurs de Myriam Dufour-Maître, de Linda Timmermans et de Delphine Denis ont permis détablir que lirruption des femmes sur la scène culturelle et littéraire sest faite de manière collective, et sapparente à un phénomène de groupe. Cest le rôle de premier ordre joué par lépistolaire dans la formation de ces constellations féminines que nous voudrions à présent aborder.

De même que la pratique épistolaire contribue, on la vu, à pallier une éducation négligée en encourageant lacquisition des techniques de lécrit ou lappropriation de la rhétorique, elle permet de passer outre lisolement des femmes et leur marginalisation dans lespace public. Le réseau féminin, quil soit motivé par une logique lignagère, géographique ou confessionnelle, par le clientélisme et le jeu des alliances politiques ou par les rituels de la sociabilité mondaine, a pour effet de court-circuiter les médiateurs traditionnels et de permettre la négociation des rapports de genre a priori inégaux. Il importe dès lors de comprendre 120les modalités de mise en place des différents réseaux épistolaires, leur fonctionnement stratégique, la dialectique quils instaurent entre individuel et collectif, masculin et féminin.

Dans cette visée, nous serons amenée à prendre en considération des correspondances de facture variable, dont le statut littéraire pourrait paraître discutable. De telles contributions ont cependant joué un rôle dans laffirmation dune capacité féminine à rayonner par le moyen de lécrit en général, et de la lettre en particulier. Les grandes réussites épistolaires du siècle sont à bien des égards redevables de cet effort collectif qui les précède et les entoure. Étant donné lampleur des massifs épistolaires concernés, dans lesquels il nous a fallu opérer des choix, lobjectif nest pas de répertorier ni de recenser, mais de repérer les dynamiques réticulaires à lœuvre dans les correspondances féminines.

1 David A. Kronick, « The Commerce of Letters : Networks and “Invisible Colleges” in Seventeenth – and Eighteenth – Century Europe”, The Library Quaterly : Information, Community, Policy, 2001, vol. 71, p. 28-43.

2 Réseaux de femmes, femmes en réseaux ( xvi e - xxi e  siècles), C. Carribon, D. Picco et al. (dir.), op. cit.