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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Tablier et le Tarbouche. Francs-maçons et nationalisme en Syrie mandataire
  • Auteur : Zarcone (Thierry)
  • Pages : 11 à 16
  • Collection : Franc-maçonneries, n° 2
  • Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
  • EAN : 9782812425646
  • ISBN : 978-2-8124-2564-6
  • ISSN : 2271-7064
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2564-6.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/07/2014
  • Langue : Français
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Préface

L’histoire de la franc-maçonnerie dans l’ancienne province ottomane du « Bilâd al-Shâm » qui regroupe aujourd’hui la Syrie et le Liban, était encore peu étudiée jusqu’à ces dernières années. Or, l’Ordre maçonnique a connu dans cette région, depuis la seconde moitié du xixe siècle et surtout au début du xxe siècle, un développement stupéfiant et joué un rôle social et politique qui est généralement méconnu des historiens de cette région. Cet enthousiasme fait écho à la remarque de ce franc-maçon français qui écrit, dans une revue maçonnique, en 1907, que « la Maçonerie (sic) fleurit dans tout l’Orient, où, comme je l’ai fait remarquer, elle fait appel au penchant des indigènes pour les sociétés secrètes1… ». L’histoire de la franc-maçonnerie dans la grande Syrie attendait toutefois son historien. Rares sont, en effet, les chercheurs qui s’étaient aventurés dans les fonds d’archives maçonniques à Istanbul, à Paris, à Edimbourg, à Beyrouth, ou qui avaient dépouillé les sources arabes. Rares ceux qui, armés d’une solide connaissance de la région et de son histoire, étaient capables de situer le fait maçonnique dans son contexte proche-oriental et de comprendre les raisons de l’engouement immédiat et passionnel d’une certaine population, chrétiens et musulmans confondus, pour les idées philosophiques, la langue symbolique et les rituels complexes et colorés de cette société mystérieuse2. Depuis moins d’une dizaine d’années, un petit groupe de chercheurs a cependant commencé à renouveler en profondeur notre connaissance du sujet. Au moment où nous écrivons ces lignes, leurs travaux, à savoir leurs thèses de doctorat, en fin d’écriture ou récemment soutenues, n’ont

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pas encore été publiées3. La seule exception est l’ouvrage de Thierry Millet que nous préfaçons ici, et qui est tiré d’une thèse soutenue à l’Université d’Aix-en-Provence, en 2008, sous le titre « Le tablier et le tarbouche. Francs-maçons et combat Nationaliste en Syrie mandataire de 1920 à 1939 ».

Les thèses mentionnées ci-dessus abordent, d’une manière générale, les aspects politiques, culturels, religieux et intellectuels de la sociabilité maçonnique en Syrie et au Liban ottoman, région où la franc-maçonnerie apparaît pour la première fois dans l’histoire du Levant au début du xviiie siècle et où elle se maintient sans interruption des années 1860 jusqu’à nos jours (à l’exception de la Syrie où le parti Bath l’interdit en 1963). La thèse de Thierry Millet, toutefois, est la seule qui s’intéresse au cas de la Syrie mandataire, de 1920 à 1939, ainsi qu’aux débats politiques – débats dans lesquels les francs-maçons sont des acteurs majeurs – qui conduisent à l’indépendance de la Syrie et du Liban après 1943. Version réduite de sa thèse, le présent ouvrage reprend, néanmoins, les principales analyses de l’auteur, et nous livre une masse considérable d’informations.

Thierry Millet entreprend plus précisément d’écrire ici, non pas une histoire politique du mandat, mais une histoire de la politique secrète syrienne sous le mandat, étudiant de quelle manière la vie politique, déchirée entre une collaboration avec l’administration mandataire et une opposition nationale à celle-ci, a été structurée par les loges maçonniques, et comment les intellectuels ont instrumentalisé celles-ci, les utilisant comme des clubs politiques et les transformant même en partis4. Cette politisation extrême de la franc-maçonnerie est, à notre avis, sans équivalent, que ce soit avec la France de la Troisième République et du Front populaire, ou avec la Turquie des Jeunes Turcs. Jamais l’implication des loges maçonniques et des francs-maçons sur

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les décisions d’un pouvoir politique et de sa haute administration n’a autant été marquée que sous la Syrie mandataire.

Les Syriens ont sans doute hérité ce goût du secret et de l’action politique sous-terraine des Jeunes Ottomans et des jeunes Turcs qui avaient su tirer parti et du carbonarisme italien, et des loges maçonniques françaises et italiennes, dans leur opposition au sultan Abdülhamid II. Plusieurs d’entre eux fréquentaient, depuis 1909, les loges maçonniques du Grand Orient Ottoman établies en Syrie, avant de rejoindre les loges françaises après la Première Guerre mondiale. D’autres organisations secrètes politiques les avaient également attirés à la fin du xixe siècle et au début du xxe, la plus influente étant le Comité Union et Progrès, une pure société secrète politique, hybride de carbonarisme et de franc-maçonnerie, qui disposait de plusieurs antennes dans le « Bilâd al-Shâm5 ».

Thierry Millet explique, toutefois, que, sous le mandat, la notion de secret et de société secrète doit être nuancée, et que la franc-maçonnerie apparaît comme une antichambre, presque publique et clairement plus discrète que secrète, du politique, et surtout que la théorie de la conspiration, longtemps et toujours, du reste, entretenue par les adversaires de la franc-maçonnerie, est, à cette époque, un non-sens. « Discrète » et « discrétion » sont des termes qui reviennent à plusieurs reprises sous la plume de Thierry Millet pour caractériser le mode d’action des loges et des francs-maçons syriens : « une discrétion tolérée, en somme, sous surveillance, qui les distingue des sociétés secrètes et conspiratrices ». Cette appréciation est d’autant plus étonnante qu’en 1930, à Paris, M. Jammy-Schmidt, député franc-maçon du Grand Orient de France, écrit aussi que l’Ordre maçonnique est « une société fermée, discrète, mais non une société secrète6 ». Ce point nous interroge sur le transfert, dans les Etats démocratiques, d’un mode de sociabilité « secret » vers un mode de sociabilité « discret », et sur le distinguo qui doit être fait entre la notion de secret et celle de discrétion.

Thierry Millet décrit et étudie avec force détails, sur la base d’une exploitation minutieuse des sources d’archives maçonniques et de celles

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des services du renseignement français, l’atmosphère des loges françaises, écossaises, égyptiennes et américaines. Il se livre ensuite à une identification systématique de la plupart des figures notables de ces loges par la reconstitution de leurs itinéraires intellectuel et politique. Il montre surtout de quelle manière les francs-maçons syriens se positionnent et réagissent au moment des événements clés de l’histoire du mandat, en particulier pendant la révolte druze de 1925, et la répression française de 1936.

L’ouvrage de Thierry Millet nous enseigne finalement que les grands principes et les grandes idées de la franc-maçonnerie ont guère ou peu de place dans cette histoire de l’Ordre au Proche-Orient. Certes, les francs-maçons syriens remportent quelques victoires au nom de l’esprit de compromis, de tolérance et d’ouverture prôné par l’Ordre, en servant entre autres de médiateurs entre une France colonialiste intransigeante et une opposition nationaliste déterminée. On peut citer la signature du traité d’entente et d’amitié entre la France et la Syrie en septembre 1936. Mais d’une manière générale, la situation entre les deux pays se dégrade en 1939 et la France refuse finalement de ratifier le traité, alors que, dès ses débuts, le mandat se présentait comme une « entreprise libérale de colonisation7 ». Dans cette histoire, les politiciens francs-maçons ne sont pas les seuls à porter la responsabilité de cet échec ; mais la franc-maçonnerie n’en a pas moins montré sa faiblesse et son défaut de cohésion et d’unité. Loin d’être une organisation solide, composée de membres solidaires, elle se révèle comme une maison divisée, trop souvent irrespectueuse à l’égard de ses propres principes, hantée par la politique et tâchée du sang des luttes fratricides.

La politique qui, selon les principes maçonniques les plus anciens, n’aurait jamais dû entrer dans les temples a, au contraire, très tôt investi ceux-ci, avant de diviser les frères et de les dresser les uns contre les autres. Les Syriens n’ont fait, sur ce point, qu’imiter leurs frères français avec, en sus, l’enthousiasme et la passion orientale. Sortie de facto de la « franc-maçonnerie de tradition8 » – représentée en Syrie par les

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obédiences écossaise et américaine qui essaient de se tenir à l’écart des querelles politiques –, les loges françaises se transforment en forum politique. L’une d’entre elles, la loge Kayssun de Damas, signale même, en 1924, à son obédience, la Grande Loge de France, qu’elle va s’engager ouvertement dans l’arène politique et fonder un parti… dévoué à la France. On peut dire de la franc-maçonnerie syrienne qu’elle devient alors une sociabilité socio-politique dinspiration maçonnique, à l’image de la franc-maçonnerie dans les pays latins. Que reste-il, en effet, de maçonnique dans ces loges syriennes où les frères se déchirent, mis à part les tabliers et les sautoirs brodés aux insignes de métiers.

Cette époque de déchirement entre frères, entre loges et même entre obédiences maçonniques, s’ajoutant aux revendications nationalistes et à la déception des francs-maçons français à l’égard de leurs obédiences de rattachement, voit l’émergence d’obédiences maçonniques nationales : Grand Orient de Syrie en 1935 et Grande Loge de Syrie en 1938, toutes deux rivales et divisées par la politique, la première francophile et pro-mandataire, la seconde, nationaliste et francophone. Une petite lueur d’espoir laisse penser que le Grand Orient de Syrie pouvait revenir vers quelque chose de plus proche de l’esprit maçonnique lorsque, en 1935, l’un ses dignitaires, Jaʽafar ʽAbd al-Qadīr al-Jazā᾽irī, descendant de l’Émir, considère que « seule une force mystique comme le Grand Architecte de l’Univers peut soutenir utilement tout projet profane de bienfaisance, d’humanisme et d’entente, qui cimenterait l’œuvre maçonnique ». Mais a-t-il seulement été entendu ?

En conclusion, on dira quelques mots au sujet de l’iconographie qui accompagne cet ouvrage. Certaines des photographies que Th. Millet a retrouvées dans des fonds privés, sont exceptionnelles et rares pour la franc-maçonnerie en terre d’islam, dans la mesure où elles révèlent l’intimité des loges et montrent des francs-maçons en habits rituels durant leurs réunions. L’image, dans ce cas, fixe le caché et le secret, et révèle parfois des aspects que l’archive n’a pas retenu. Ainsi, par exemple, la présence du drapeau national à trois bandes verticales avec trois étoiles, sur l’un des murs d’une loge. Plus étonnant encore, cette photographie du premier Congrès maçonnique de Damas, en 1923, qui montre quelques

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religieux, portant la robe et la coiffe de leur fonction, bonnet pour le pope, turban pour l’imam, tous deux ceints du tablier symbolique des francs-maçons, et en train de poser à côté de leurs frères syriens.

Thierry Zarcone

CNRS-GSRL / EPHE Sorbonne

1 Anonyme, « La Franc-maçonerie (sic) en Orient et en Extrême-Orient », LAcacia, juillet-décembre 1907, p. 149.

2 La seule exception, pour la période pré-Mandataire, est l’excellent article d’Anne-Laure Dupont, « Usages et Acculturation de la Franc-Maçonnerie dans les milieux intellectuels arabes à la fin du xixe siècle à travers l’exemple de Jurji Zaydan (1861-1914) », Cahiers de la Méditerranée, no 72, juin 2006, p. 31-352.

3 Les thèses en question sont celles de Dorothe Sommer, ‘Unity is strength : masonic lodges in Ottoman Syria with special focus on Tripoli and El-Mina (1860-1908)’, (Université de Leyde, soutenue en janvier 2013), de Stephan Schmid, ‘Freemasonry and Arab intellectual life, 1860-1914 : unacknowledged dimension of a distorted phenomenon’ (American University of Beyrouth, en cours) et de Saïd Georges Cha’aya, « Franc-maçonnerie et Dialogue interreligieux au Liban du milieu du xixe siècle aux années 1920 » (EPHE-Sorbonne, en cours).

4 Thierry Millet a écrit la suite de l’histoire de la franc-maçonnerie syrienne, jusqu’à son interdiction en 1963, dans l’article suivant : « La franc-maçonnerie en Syrie entre guerre et indépendance (1940-1963) », Chroniques dhistoire maçonnique, no 68, 2011, p. 34-52.

5 Sur ces organisations secrètes, basées à Istanbul et au « Bilâd al-Shâm », qui ont accueilli des intellectuels et des hauts fonctionnaires syriens, voir Zekeriya Kurşun, Türk-Arap İlişkileri (Les Relations turco-arabes), Istanbul, Irfan Y., 1992, p. 84-87, p. 120-132.

6 Dans son texte intitulé « Une Grande Calomniée : la Franc-maçonnerie française », cité par Henry Coston, La République du Grand Orient, numéro spécial de Lectures françaises, Paris, janvier 1964, p. 136.

7 Henry Laurens, Orientales II. La IIIe République et l’Islam, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 214.

8 Il s’agit des franc-maçonneries qui respectent les usages anciens de l’Ordre, tels qu’ils sont exposés dans les Constitutions dAnderson (1723 et 1738), charte de la franc-maçonnerie, l’un étant que les questions d’ordre politique et religieux ne doivent pas être abordées dans les loges : « Nulle Attaque personnelle, nulle Querelle sur des Questions de Nation, Famille, Religion ou Politique ne doit franchir les portes de la loge » (article 6/2) ; traduction de Georges Lamoine dans Les Constitutions dAnderson, textes de 1723 à 1738, Toulouse, Éditions SNES, 1995, p. 216.