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Classiques Garnier

Avant-propos de la présente édition

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AVANT PROPOS
DE LA PRÉSENTE ÉDITION



Ce livre avait au départ un objectif très simple, qui était de clarifier la polysémie étonnante de lieux communs au xv~ siècle. L'expression désigne soit des développements oratoires sur un thème général, soit une méthode pour trouver des arguments, soit enfin un recueil de cita- tions. Ce dernier sens, propre au xv~ siècle, suffisait à problématiser la question, puisque les deux autres, légués par l'Antiquité, n'ont a priori rien à voir entre eux.
Dans un premier point, je reviendrai ici sur l'évolution qui m'a finale- ment conduit à retenir, pour le titre du livre, le sens de «développement général », où l'orateur dépasse la question particulière pour s'élever aux généralités (Cicéron). Au départ en effet, l'enquête était focalisée sur le deuxième sens, les lieux qui relèvent de l'inventio rhétorique et plus largement de la topique (Aristote). Ces lieux sont ou bien la source ou bien la garantie des arguments, ou encore les deux, alors que les dévelop- pements généraux relèvent en première analyse de l'éloquence et non de l'argumentation — de l'elocutio et non de l'inventio. Au moment même où j'ai commencé à rédiger, une découverte m'a fait soudainement préférer Cicéron à Aristote, et le «lieu commun » aux «lieux ». Le livre garde la trace, jusque dans son style un peu tumultueux, de ce retournement de perspective, vécu comme une conversion.
Mon deuxième point en viendra alors à l'autre terme du titre, le sublime. Quand la référence est Aristote, le centre de gravité du discours est l'argumentation, le logos : un discours pose une thèse, et la démontre par des raisons (Rhétorique, III, 13). Exorde et péroraison sont alors des suppléments ; ce sont aussi les moments par excellence de l'ethos et du pathos. On peut très bien faire rentrer la théorie cicéronienne dans ce cadre fait pour border les débordements. Mais ma relecture de Cicéron revient à prendre au mot cette formule de son dialogue De l'Orateur (II, 215), « Commovere [...] in quo sont omnia ». Tout est dans le movere, dans la capacité à susciter les émotions, à bouleverser. C'est un théoricien qui parle, mais aussi un orateur exceptionnel, dans une période de
8 II LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

crise politique de première grandeur, les convulsions qui mènent de la République romaine au pouvoir personnel de Césax. Cicéron théorise son expérience :lui sait que bien argumenter ne suffit par pour persuader. Certes, la triade docere, conciliare, movere ressemble formellement à la triade logos, ethos, pathos. Mais chez Cicéron, le centre de gravité est le movere, qui commande au conciliare et au docere. Une telle lecture rapproche le movere du sublime. Et, de fait, le Traité du Sublime de Longin donne pour premier exemple du sublime cicéronien les lieux communs.
Cet avant-propos se terminera en répondant à l'objection que ne peut manquer de susciter la thèse du livre. Le lieu commun est sublime :mon titre signifie que ce sont les émotions qui commandent et structurent le tout d'un discours, et non les raisons ou arguments. On voit sans peine ce qu'une telle thèse a de choquant. En France, depuis au moins la Restauration, les émotions en politique sont à bannir, tant elles ont été associées aux excès de la Révolution. Les grands-messes fascistes du premier xxe siècle ont porté à son comble ce rejet radical. Ma thèse ne passe donc pas très bien dans des conférences grand public, on vous oppose aussitôt que la rhétorique, en ce cas, c'est Goebbels. Mais j'ai eu au moins la satisfaction de voir que ma façon d'associer lieu commun et indignatio se retrouvait dans le succès public et politique du titre Indignez-vous ! de Stéphane Hessell, auteur peu suspect de sympathie fascisante. L'indignation est une de ces grandes émotions politiques dont Cicéron connaît admirablement la force de frappe. Bannir les émotions de la politique est sage, mais le rhétoricien, comme le volcanologue, étudie surtout les volcans en activité.


LE LIEU COMMUN


Le point de départ a donc été l'étude des lieux des arguments, autrement dit la topique — le grec topos a tous les sens du latin locusZ. La perpective générale était de reconstituer une méthode de pensée,
1 Montpellier, Indigènes éditions, 2010.
2 Voir Camille Rambourg, TOPOS. Les premières méthodes d'argumentation dans la rhétorique grecque des v`-rv` siècles, Paris, Vrin, 2014. Sa 4e de couverture souligne la même impossi- bilité que celle que j'avais éprouvée : on ne peut en fait séparer la topique (« invention et garantie des arguments », chez Aristote) de l'elocutio (les «collections de lieux communs » chez les orateurs grecs, en particulier Isocrate).
9 AVANT-PROPOS DE LA PRÉSENTE ÉDITION III

entre rhétorique et dialectique. Du strict point de vue de la rhétorique, l'enjeu était d'explorer le champ alors totalement en friche de l'inventio. En 1972, dans Figures III, Géraxd Genette avait synthétisé par sa fameuse formule de «rhétorique restreinte » le constat alors partagé d'une évolu- tion historique. D'Aristote au xxe siècle, la rhétorique se serait rétrécie comme peau de chagrin à la seule étude des figures de style :celles-ci sont une sous-partie à l'intérieur de l'elocutio, laquelle à son tour n'est que l'une des cinq parties de la rhétorique. Si l'on voulait reconquérir la totalité de la rhétorique, il fallait repartir logiquement de sa première partie, l'inventio3.
Je me suis d'abord plongé dans la topique d'Aristote, qui bénéficiait de la très riche introduction de Jacques Brunschwig4. Par comparaison, la topique de Cicéron, avec ses obscurs exemples juridiques, m'a paru inférieure en termes de méthode, et relever d'un simple empirisme. L'enquête sur la topique a occupé les années 1983-1989 : il n'en reste pourtant dans le livre que ses pages 677-704, données en guise de «conclusion générale ». Cette dernière formule est très ironique. J'ai mis en conclusion ce par quoi j'avais commencé l'enquête, avant de m'en éloigner. Les lieux de la définition, de l'étymologie, de la cause, des effets, etc., sont (parfois) dits «communs »parce que chacun d'eux loge —sous le même toit, pour ainsi dire —plusieurs arguments qui n'ont rien à voir entre eux. Je cherchais à reconstituer la méthode de pensée à l'oeuvre derrière ces lieux : le résultat m'a déçu, d'autant qu'il retrouvait simplement la critique des lieux déjà formulée par la Logique de Port-Royal. Cela posé, tout ce travail de logicien, sur Aristote mais aussi Jean-Blaise Grize ou Oswald Ducrot, n'a pas été entièrement vain. La réflexion sur l'argumentation et la syllogistique est partout présente dans le livre, et elle porte ses fruits par exemple dans la reprise de la distinction que fait la Topique de Cicéron entre partitio et divisio5.
3 Pour ma part, j'ai à peu près rempli le programme d'élargissement : Le Sublime du «lieu commun» est sur l'inventio (Cicéron, De l'Invention et De l'Orateur); Le Regard rhétorique, sur la dispositio (Paris, Cramier, 2017); le commentaire-essai de La De,$ence et Illustration de Du Bellay, sur l'elocutio (Cicéron, L'Orateur, d'ailleurs plus occupé du nombre oratoire que des figures —dans Du Bellay, 2uvres complètes, dis. O. Millet, t. I, Paris, Champion, 2003). Je remplis aussi ce programme en complétant désormais la théorie pat la pra- tique, avec les travaux menés dans RARE :voir en particulier la revue en ligne Exercices de rhétorique. La rhétorique ne se limite pas aux seuls traités.
4 Aristote, Topiques, I-IU, Paris, Les Belles Lettres (C. U. F.), 1967.
5 Hors du livre, cela. a débouché sur une tentative d'appliquer la syllogistique à Montaigne (« Tragi-comédie de la certitude :l'argument d'autorité dans les Essais », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 21-22,1985, p. 21-42), ou sur la démonstration que le mot maxime désigne une majeure de majeures (« L'origine logique du mot maxime », Logique
10 IV LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

Dans ces mêmes années 1983-1989, à côté de la topique le travail a porté sur le sens propre au xvie siècle :les recueils de lieux communs. Par «lieux communs » ou loci communes, au pluriel, l'époque désigne les rubriques sous lesquels un lecteur classe les citations qui lui paraissent remarquables. C'est une sorte de fichier indexé, classeur ou répertoire, pour toute espèce de discipline. Répondant à la demande, les éditeurs publient eux-mêmes des ouvrages classés de la sorte : on trouve des Lieux communs en droit, en théologie, etc. Le lien avec les lieux de la topique ne va pas de soi. Mais ce nouvel objet permettait là encore de se poser des questions en termes de méthode de pensée. Comme outil pédagogique, la pratique des lieux communs avait en effet deux buts :entraîner la mémoire et former le jugement de l'élève, son esprit critique6. J'ai heureusement appris d'Ann Moss qu'elle préparait son important Printed Commonplace-Books, paru lui aussi en 1996. Il était donc inutile de poursuivre l'enquête de ce côté-là. Au demeurant, notre perspective d'ensemble n'est pas la même. Pour sa part, Ann Moss ne s'est pas donnée la contrainte d'articuler ce sens de lieux communs avec les deux sens de lieux hérités de l'Antiquité. Il s'en déduit par exemple que son livre remarque à peine le distinguo entre partitio et divisio, pour la bonne raison que, en pratique, le distinguo ne change pas grand'chose à l'organisation des recueils. Mais, du point de vue de ce qui m'intéressait alors, une méthode de pensée, le distinguo est fondamental. Il oppose Érasme et Mélanchthon, le second voyant dans le fait de bien classer «pax lieux communs » une condition sine qua non pour bien penser. Quand la matière étudiée est la théologie (de la Réforme),1'enjeu est crucial.
La topique et les recueils de lieux communs me paraissaient donc devoir être les deux piliers du livre à rédiger. Là-dessus, je débute la rédaction à l'automne 1989, à la faveur d'un semestre sabbatique — et, comme air du temps, la chute du Mur de Berlin. J'avais décidé de commencer par ce qui me paraissait alors le moins intéressant, les
et littérature, éd. par M: L. Demonet et A. Tournon, Paris, Champion, 1994, p. 27-49, désormais en ligne).
6 Voir dans le livre (p. 568-570) l'application amusante à Hamlet, développée dans Le Regard rhétorique, op. cit., p. 147-172. En dehors du livre, il est sorti de cette enquête «À propos de "Ces pastissages de lieux communs" : le rôle des notes de lecture dans la genèse des Essais », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 5-6 et 7-8, 1986-1987, p. 11-26 et 9-30; repris et réactualisé sous le titre «Montaigne et les recueils de lieux dits commuer », dans Normativitér du sens commun, éd. C. Chappe-Gautier et S. Laugier, Paris, PUF, 2009, p. 51-93.
7 A. Moss, Ler Recueils de lieux commuer. Apprendre à penser à la Renairrance, Genève, Droz, 2002.
11 AVANT-PROPOS DE LA PRÉSENTE ÉDITION V

développements généraux. Plutôt que de reprendre l'exemple canonique chez Aphthonius, où le lieu commun en ce sens est l'un des «préexer- cices » ou Progymnasmata, je me lance dans l'explication d'un texte tout aussi scolaire, un Lieu commun contre l'ébriété de 1523 (ici p. 106-109). De mémoire, c'est l'exercice même de l'explication de texte qui m'a poussé en quelques instants d'intuition à réorganiser toute la perspective. J'ai découvert, d'un coup, que le plus important était ce sens-là, dans son lien avec le movere, les émotions, que j'avais de même totalement sous- estimées. Le «lieu commun» en ce sens est devenu prioritaire, tout comme la pierre rejetée de l'Évangile devient la pierre d'angle. L'invention rhétorique, l'actuel sous-titre, rappelle la visée initiale, sur la topique et l'argumentation ; le titre, Le Sublime du K lieu commun », synthétise la découverte finale. Au-delà, la découverte a consisté à prendre conscience que les études modernes sur l'argumentation sont dans la dépendance d'Aristote, et à saisir —enfin — ce qui pouvait justifier l'admiration du xvie siècle pour Cicéron. En termes culturels, cela a été très violent. Nous sommes philhellènes (en oubliant d'ailleuxs la période hellénistique) :ils étaient pro-romains. Sans un peu d'empathie pour leurs admirations, on est au risque de manquer leur façon même de raisonner.
Cette découverte a imposé de reconsidérer le De l'Invention de Cicéron, qui lui aussi était (et reste) très sous-estimés. J'avais auparavant imaginé me débarrasser de ce traité en un chapitre introductif, tout au plus. Il est devenu capital, et j'ai passé deux ans (1990-1991) à en produire une analyse interne :c'est la première partie, «Nouers ou le lieu commun selon le De Inventions» (p. 77-258). Par bien des côtés, c'est là que j'ai tout appris. Ce n'est pas un hasard, puisque c'est aussi, par excellence, le traité de rhétorique du Moyen Âge et de la Renaissance —couplé à la Rhétorique à Herennius. Du De l'Invention découle ensuite une autre relecture, celle du De l'Orateur, auquel se consacre ma deuxième partie (p. 259-438). La troisième et dernière partie en vient alors, et alors seulement, aux recueils de lieux communs au sens du xvie siècle, en se concentrant pour l'essentiel sur Érasme et Mélanchthon (p. 439-671). Le plan découle du retournement de perspective. La logique ou le choc de la découverte a tout commandé. L'important pour moi était de saisir et faire saisir ce que j'avais enfin cru comprendre, et de ne plus le lâcher.
8 Le livre reprend la seule traduction française alors disponible, celle d'Henri Bornecque.
La traduction de Guy Achard (De l'Invention, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F.) a été publiée en 1994 : trop tard par rapport à ma propre publication en 1996, compte tenu des délais d'impression.
12 VI LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»


LE SUBLIME


Cette réorientation cicéronienne menait directement au Traité du Sublime de Longin —j'ai bouclé en 1992 l'édition finalement publiée en 19959.
Longin (à XII, 4) pose que sont également sublimes Démosthène et Cicéron. Le premier triomphe dans le concis, et le second, dans l'étendu. Longin compare le premier à la tempête et à la foudre, et le second, à un incendie généralisé, «un grand embrasement [qui] dévore et consume tout ce qu'il rencontre, avec un feu qui ne s'éteint point [...] et qui, à mesure qu'il s'avance, prend toujours de nouvelles forces10 ». Cette superbe description en termes de dynamique est la reprise d'une image de Cicéron lui-même, qui y ajoute celle du fleuve en crue, tout aussi ravageur. Longin poursuit en signalant où ces deux sublimes produisent leurs plus grands effets. « [L]e Sublime de Démosthène vaut sans doute bien mieux dans les exagérations fortes, et dans les violentes passions :quand il faut, pour ainsi dire, étonner l'auditeur. » Chez Cicéron, «l'abondance est meilleure », et elle est tout aussi sublime que le tonnerre démosthénien. Sont alors donnés en exemple : «les Lieux communs, les Péroraisons, les Digressions », soit les objets mêmes de mes parties cicéroniennes, avec lieux communs symptomatiquement en premier. Qui plus est, le grec qu'emploie Longin pour lieu commun n'est pas le syntagme que l'on attendrait et qui se trouvera chez Aphthonius, koinos topos. Longin forge un mot grec qui ne se trouve que chez lui, un hapax : topègoria, «le développement étendu d'un lieu ». La raison en est qu'il a en vue un objet littéraire latin très précis, ce locus communis qui est selon Cicéron le triomphe de l'éloquence, le grand moment où elle est irrésistible, c'est-à-dire sublime au sens de Longinll
Ce n'est donc pas moi, mais Longin qui affirme que le «lieu commun» est sublime. On peut ajouter que Quintilien l'affirme également. Celui-ci emploie en effet le substantif sublimitas pour désigner l'effet sidérant que
9 Depuis lors, j'ai vu que ma lecture de Longin retrouve celle de Leone Allacci (1586-1669), De erraribu.r magnarum virorum in dicenda, di.rrertatia hirtarica, Rome, héritiers Mascardi, 1635.
10 Traduction (et majuscules) de Boileau, dans Longin, Traité du Sublime, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 93.
11 Dans mon édition du Traité du Sublime, je soutiens que les nombreux hapax de Longin sont de même une traduction en grec de concepts ou syntagmes de la rhétorique cicéro- nienne : on va, pour une fois, du latin au grec, et non l'inverse.
13 AVANT-PROPOS DE LA PRÉSENTE ÉDITION VII

produit sur le public tel passage d'un discours de Cicéron, qui le trans- portelZ. Sublimitas n'est assurément pas un mot de Cicéron lui-même, puisque le substantif date du ie1 siècle ap. J.-C., chez Sénèque, Pline le Jeune et, donc, Quintilien, dont les exemples rejoignent la description de Longin. Quintilien parle ainsi de la sublimitas des épopées d'Homère ou de Virgile (Institution oratoire, I, 8, 5) qui «élève l'âme de l'enfant », «inspirée par la grandeur du sujet et imprégnée des plus nobles senti- ments » —Homère que «personne n'a jamais surpassé en sublime pour les grandes choses » (sublimitate... superauerit, ibid., X, 1, 46). De même, Démosthène a «surpassé » (superauit) tous les orateurs grecs «par sa force, sa sublimité, son impétuosité [...] », et —comme Cicéron selon Longin — il s'est «élevé dans les développements généraux» (insurgit locis13). Il est frappant de voir que le lieu commun est ici aussi le premier exemple de force et de sublimitas auquel pense Quintilien. En tout état de cause, ce passage de l'Institution oratoire suffirait à autoriser mon titre, même sans Longin. Le «lieu commun » est lié au sublime.
Avec le recul, je dirais aujourd'hui que Longin et Quintilien héritent tous deux de Cicéron, en se répartissant les rôles : le premier valorise l'émotion pure, et le second, la cohérence du discours dans lequel prend place l'émotion. Longin et Quintilien lisent Cicéron par rapport à leur époque, qui a une passion pour les loci au sens de développements oratoires. Pour reprendre une démonstration de Florence Dupont, le contexte n'est pas la littérature ou l'écrit, mais l'oral et la déclamation dans un cercle de passionnés, en attente de virtuosité. Il s'agit de faire vibrer un auditoire effectivement présent. Or, le moyen par excellence de déclencher les applaudissements est de se lancer dans des loci. Longin
12 Institution aratoire, VIII, 3, 3-4 (trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1978 ; le discours, perdu, est le Pro Cornelia de Cicéron) : «Défendant C. Cornélius, est-ce en se bornant à instruire [dacenda] le juge, en se contentant de parler utilement en un latin correct et clair, que Cicéron aurait amené le peuple romain à manifester son admiration non seulement pat des acclamations, mais aussi pat des applaudissements ? Ce furent assurément la sublimité et la magnificence [Sublimitas profecto et magnifuentia] et le brillant et l'autorité qui firent éclater cette manifestation. »
13 Institution aratoire, XII, 10, 23 (trad. Cousin); «Ne le voit-on pas s'élever par des lieux communs» dans la traduction de l'abbé Gedoyn (Paris, G. Dupuis, 1718, p. 838). Locus dans ce genre d'emploi a d'abord son sens banal de «passage dans un discours» :c'est la pratique du temps qui le spécialise ou le fige dans le sens de «passage, développement où l'an parle en général » (« de universa », Cicéron, De l'Orateur, III, 106). Le sens même de «passage », attesté aussi pour le grec tapas, est dans la logique de ce que désignent locus ou tapas :non pas un endroit quelconque, mais un emplacement délimité, un rang dans une série (par exemple, une place assignée, dans un banquet ou au théâtre); donc, ici, «moment» repérable dans un discours, au sein d'une série ou ensemble d'autres moments repérables —cette série constituant le discours.
14 VIII LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

s'en enthousiasme :c'est là qu'est le sublime, l'élévation de pensée qui lui est chère. Quintilien s'en inquiète :découplés de tout discours continu, les loci deviennent des morceaux de bravoure. Horace a la même critique que Quintilien, au début de son Art poétique (v. 14-19) :très bien, votre grand morceau épique sur le Rhin, mais quel rapport entretient avec ce qui précède et ce qui suit la splendeur de ce «lambeau de pourpre » ? «Sed nunc non erat his locus » : « ce n'en était pas, pour l'instant, le lieu », votre locus est hors de sa place ou... lieu. Pour contrer le goût de son époque, Quintilien ne cesse donc de souligner à quel point, chez Cicéron, tout se tient. Mais ce contexte polémique le pousse sans doute à idéaliser rétrospectivement Cicéron, et à tirer un peu trop la cohaerentia de ses discours vers un classicisme de l'ordre qui enchantera Mélanchthon et plus tard le xvlie siècle.
En remontant pour ma part, d'entrée de jeu, au De l'Invention de Cicéron et à son concept de movere ainsi que, plus généralement, à son vocabulaire vitaliste, le souffle et le sang, le fleuve et le feu, je luttais en somme, assez confusément, pour déconnecter la question de la cohérence vivante du discours de celle de l'ordre et du classicisme14


TROIS RÉPONSES Â I:OBJECTION


La thèse est donc que le «lieu commun » est sublime. Ce grand moment des grands moyens suscite l'enthousiasme de l'auditoire et signe le charisme de l'orateur. Un tel résultat était et reste une thèse périlleuse. Je fais le portrait de Cicéron en orateur politique capable de bouleverser les foules par son éloquence irrésistible et par l'appel aux plus grandes émotions, lui-même étant comme transporté hors de lui par ses propres paroles : un dieu ou feu est en lui. De plus, je vais jusqû à lire dans la théorie rhétorique de Cicéron une tentative de sa part pour se donner à voir comme l'homme providentiel, une sorte de rex ou du moins de rector : un dirigeant régnant par la parole. Certains collègues ont cru pouvoir en déduire que j'étais monarchiste (!), alors que mes
14 Dans un article ultérieur, je prends mes distances avec Quintilien : «I;omement évé- nement dans les rhétoriques en latin », en ligne sur le site des Arts décoratifs (colloque «Questionner l'ornement », 2011). Au demeurant, Quintilien lui-même sait dire et redire que l'ordre n'est pas affaire de beauté, mais d'efficacité.
15 AVANT-PROPOS DE LA PRÉSENTE ÉDITION IX

interrogations philosophiques de l'époque me portaient plutôt du côté de Cornelius Castoriadis.
Une première réponse à cette objection est déjà dans le livre :c'est toute la deuxième partie. Celle-ci étudie le terme médian de la triade movere, delectare%nciliare, docere. Quintilien lui-même, et le xvie siècle, préfèrent conciliare à delectare. Le movere seul serait le ravage à l'état pur, le fleuve des grandes émotions qui, sorti de son lit, détruit tout sur son passage et en appelle à l'exclusion de l'ennemi de la Cité ou hostis. Le conciliare relève d'une émotion moins bruyante, qui intègre au lieu d'exclure : le terme parle de négociation, il fait sa place à toutes les composantes de la Cité, il n'y a plus d'ennemis mais des adversaires politiques. Je pro- posais alors, à titre spéculatif, l'hypothèse suivante. Cicéron construirait un movere de rang supérieur, qui intègre le conciliare. C'est en cela qu'il imagine un rôle «royal » (oupré-césarien), qui pour des raisons évidentes a plus de chances de retenir l'attention du xvie siècle que celle de notre époque. Dans le livre, je propose de nommer ce movere ultime le sublime silencieux, par référence à un passage de Longin sur Platon, qui «coule silencieusement ». On retrouve chez Dumézil la même construction conceptuelle. Turnus dans l'Énéide incarne la fureur à l'état pur, celle de la guerre selon Mars, celle aussi de la deuxième fonction dumézilienne. Énée est supérieur à Turnus, il est roi dans la mesure où la première fonction à la fois intègre la deuxième et la dépasse par la justice et en général la dimension sacerdotale. Le sublime silencieux relève ainsi de la première fonction15. On peut se moquer de ce genre de spéculations «hiérarchiques », mais à tout le moins on m'accordera qu'elles éloignent du fascisme, qui ne brille pas par l'accent sur le conciliare et en général le jeu politique. Mes spéculations cadrent en tout cas avec l'idée que développent désormais les historiens sur les monarchies européennes d'Ancien Régime. Loin d'être des tyrannies totalitaires, celles-ci étaient en réalité placées sous le régime de la négociation permanente.
J'aurais aujourd'hui deux autres réponses à la même objection, laquelle n'est jamais que la vieille méfiance de Platon envers la rhétorique. La pre- mière passe par la filiation possiblement grecque du vocabulaire du movere, qui l'oriente vers un héritage démocratique. Dans le livre (p. 471-473), je faisais le lien entre un de ses synonymes latins, excitare, et l'extasis dont parle Longin, qui vous «sort » de vous-même. C'était insister sur le préfixe, ex.
15 « Voir le tout du tout :1'orareur Drancès dans l'économie de l'Énéide », Le Regard rhétorique,
op. cit., p. 109-146, avec une annexe reprenant les pages de Vincent Descombes sur son concept de «tolérance hiérarchique ».
16 X LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

Mais il ne faut pas oublier le radical. Cito est un fréquentatif de cieo, lequel est rapproché pour l'étymologie du grec kiô ou kiniô, «mouvoir, remuer, bouleverser », d'où vient dans les langues modernes cinéma ou cinétique. Le movere et son imaginaire du mouvement et du changement se diraient donc en grec avec le verbe kinein et le substantif kinèsis. Ce vocabulaire est, sauf erreur, absent de la Rhétorique d'Aristote16. Cicéron a pu l'entendre lors de sa formation rhétorique en Grèce. Car, durant les deux siècles et demi qui séparent Aristote de Cicéron, les écoles de rhétorique grecques n'ont pas fait du sur-placer'. Il faut mettre ici l'accent sur l'école de Rhodes, qui est depuis le IIe siècle av. J.-C. la destination préférée des jeunes aristocrates romains soucieux de maîtriser la parole publique. Dans cette île-Cité indépendante, les maîtres ont la particularité d'être à la fois des orateurs et des théoriciens, comme Cicéron lui-même le deviendra. Or, à Rhodes, le movere se dit clairement kinein, et ce verbe a de plus pour complément «la foule, la multitude », en grec okhlos, de façon valorisée : «ce qui est seul capable de remuer les foules [kinètikôtaton tôn okhlôn], [c'est] le pathé- tique et le souffle de vie [to pathètikon kai empsukhon] », dit Hiéronymos de Rhodes (vers 290-230) pour en critiquer l'absence chez Isocraxels. On est au plus près de ce qui sera la vision cicéronienne, avec en particulier cet
16 Absent en tout cas de l'«index choisi des termes de rhétorique» (Aristote, Rhétorique, éd. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., t. III, 1980, p. 158); bien présent en revanche dans le «lexique général» de Denys d'Halicarnasse (Opuscules rhétoriques, éd. G. Aujac, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1992, t. V, p. 239)• De toute façon, Aristote dès le début de sa Rhétorique précise sa cible polémique :les rhétoriques qui ont traité « ce qui est extérieur au fait », à savoir « la pitié, la colère et autres passions de l'âme» (I, 1, 1354a15); quand il définit les passions, il emploie seulement metaballein (II, 1, 1378a20 : les passions «conduisent à modifier» les jugements, dans la trad. P. Chiron, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 262, elles sont «les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements », dans la trad. M. Dufour). Ce qui compte chez Aristote n'est pas le kinein mais le krinein : la krisis ou jugement.
17 Leur importance est sous-estimée, sans doute à cause des lacunes de la documentation, mais aussi à cause de la survalorisation de l'Athènes démocratique d'avant la domination macédonienne. Ni la Cité grecque ni la rhétorique (et son enseignement) ne sont mortes à Chéronée en 338 av. J: C., c'est-à-dire après la défaite de Thèbes et Athènes face à Philippe de Macédoine. Et on peut supposer que les rhétoriques de la passion, même attaquées par celle d'Aristote, ne sont pas mortes non plus.
18 Denys d'Halicarnasse, Isocrate, 13, 3 (dans id., Opuscules rhétorique., t. I, Les orateurs antiques,
trad. G. Aujac, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1978, p. 130-131). Je dois cette citation
à Cristina Pepe, «À l'école de Rhodes : un modèle de rhetor à l'époque hellénistique»
(Rivista Italiana di Pilasofia del Linguaggio [RIPE], 2017, p. 21-36, en ligne), qui fait l'état
de la question sur Rhodes, centre international d'érudes où sont allés entre autres César
et Cicéron; est mienne l'assimilation entre kinein et movere, tout comme entre empsukhon
et Spiritus. Au passage (p. 30, n. 32), C. Pepe remarque le «peu d'attention» portée
par Alain Michel à Rhodes, dans son grand livre sur Les rapports de la rhétorique et de la
philosophie dans l'ceuvre de Cicéron (1960).

17 AVANT-PROPOS DE LA PRÉSENTE ÉDITION XI

admirable « souffle de vie », qui évoque chez Cicéron l'image vitaliste du s~71r111Ls, lequel doit soulever la plus infime partie du discours —d'où la cohérence chère à Quintilien. Soulever les foules, c'était valorisé dans les démocraties comme Athènes et Rhodes, et symétriquement dévalorisé par l'aristocrate Montaigne, qui appelle le movere «agiter une tourbe19» et ne veut pas plus entendre parler de Cicéron orateur que d'Athènes et de Rhodes. Un autre élément va dans le même sens : la distinction entre particulier et général qui fonde l'idée de lieux communs semble aussi venir de l'école de Rhodes20. Cette distinction est en tout cas, comme la kinèsis, absente d'Aristote.
Ma dernière réponse à l'objection n'est pas historique, mais phi- losophique. La rhétorique ancienne n'est pas seulement intéressante comme ensemble de techniques, un ensemble d'une richesse d'ailleurs inépuisable. Elle vaut aussi en ce qu'elle maintient toujours ouverte la question de l'efficacité de la parole, et en particulier de la parole publique. À l'époque de maturation du livre, ma bibliographie ne se limitait pas aux seuls logiciens modernes et au seul problème des méthodes de pensée. J'étais aussi sous le choc de l'aeuvre de René Girard, qui venait elle-même s'ajouter à la lecture de Gregory Bateson, Francesco Varela ou Henri Atlan. Le problème était celui de l'autopoïèse, c'est-à-dire de l'auto-création des systèmes vivants. Dans ce type de pensée non essentialiste, les notions-clés sont celles de dynamique, d'interaction avec le milieu, mais aussi de cohérence interne, dans et par le mouvement, malgré l'interaction et grâce à elle. Chez Girard, l'autopoïèse se fait sociopoïèse. Sa description de ce qu'est une crise collective est insurpassable, et rejoint les intuitions de Durkheim sur l'importance des moments d'enthousiasme collectif et « transcen- dant », telle la nuit du 4 août qui voit l'abolition des privilèges. Si j'ai exprimé ensuite où étaient mes réserves face àGirard —son rejet des institutions comme le procèsZl —, le movere me semble évoluer dans ce registre de crise radicale qu'il a si bien décrit, et qui rend si aiguë la question de la sortie de crise.
19 Essais, I, 51, éd. Villey, Paris, PUF, 1965, p. 306 ; cf. Tacite, Dialogue des orateurs, xi, 3.
Je développe ce point dans «La traduction du latin mouere par faire impression :une anti- rhétorique? », Littératures classiques, n°96, 2018, à paraître.
20 Dans le De l'Invention (I, 8), Cicéron lui-même renvoie à Hermagoras, lequel appartien- drait àl'école rhodienne (hypothèse de Guy Achard, dans son édition du traité, p. 18, et, plus longuement, dans son édition de la Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1989, p. xxxvin). Plus tard, Cicéron renverra aux Académiciens et Péripatéticiens (De l'Orateur, III, 109, après le passage sur les lieux communs ou loci à 106-107).
21 Dans Rhétorique de la tribu, rhétorique de l'État, Paris, PUF, 1994, p. 88.
18 XII LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

C'est cet intérêt philosophique pour l'auto-création qui rend compte, en dernière analyse, de l'excitation qu'a suscitée en moi la découverte de la dimension «sublime » du movere, verbe (et non substantif) qui parle si évidemment de dynamique. Dans un contexte de crise majeure, l'appel bouleversant aux grands principes qui fondent la Cité interdit de disjoindre émotion et argumentation, et réciproquement oblige à penser la parole politique en termes de mouvement, d'événement, de lignes qui bougent et de murs qui tombent. La parole réunit les hommes dispersés, avant même la Cité c'est Cicéron qui le dit, dans le mythe très original qu'il raconte au début du De l'Inventionzz.

Pour conclure cet avant-propos, un mot sur la bibliographie du livre et, surtout, sa réception.
La bibliographie s'arrête en 1992. Les années qui ont suivi immé- diatement ont vu paraître nombre d'ouvrages majeurs que je n'ai mal- heureusement pas pu intégrer à ma réflexion : Jean-Michel David, Le Patronat judiciaire (1992) ;Carlos Lévy, Cicero academicus (1992) ;Laurent Pernot, La Rhétorique de l'éloge (1993) ;François Cornilliat, K Or ne mens » (1994) ;Barbara Cassin, L'Effet sophistique (1995). Par chance, j'ai pu faire mon profit dès 1990 de L'Idéal et la différence de Jean Lecointe, mais je suis passé à côté de Mary Carruthers, The Book of Memory (1990) —pour ne citer que ces ouvrages-là~3.
Quant à la réception du livre, elle se déduit de ce qui précède. Mes collègues seiziémistes ont été plutôt bienveillants, sans doute parce qu'ils sont habitués à affronter de vastes corpus, aux allures de jungle impénétrable. Encore plus «romain » que moi, Marc Fumaroli a tou- jours témoigné son grand intérêt pour ce livre, comme pour celui qui
22 La «réflexion sut l'origine des sociétés humaines [...] sera l'une des constantes de la pensée cicétonienne» (Carlos Lévy, «Le mythe de la naissance de la civilisation chez Cicéron »,dans Matheri.r e Philia, Studi in ancre di Marcello Gigante, Naples, Pubblicazioni del Dipartimento di Filologia Classica dell'Università degli Studi di Napoli Federico II, 1995, n° 11, p. 155-168, ici p. 155).
23 J: M. David, Le Patronat judiciaire au dernier siècle de la république romaine, Paris-Rome,
École Française de Rome, 1992 ; C. Lévy, Cicero academicu.r, Paris-Rome, École Française
de Rome, 1992 ; L. Pernot, La Rhétorique de l'éloge dans le mande gréca-romain, Paris,
Instirut d'Études Augustiniennes, 1993 ; Fr. Cornilliat, « Or ne mens ». Cauleurr de l'éloge
et du blâme chez les «Grandr Rhétariqueurr », Paris, Champion, 1994 ; J. Lecointe, L'Idéal et
la différence. La perception de la perrannalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993 ;
M. Carruthers, Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris, Macula.,
2002 ; B. Cassin, L'Effet .raphi.rtique, Paris, Gallimard, 1995.

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en découle, sur la prudentia24. Les collègues latinistes, eux, n'ont guère apprécié, à l'exception notable de Carlos Lévy. Je ne pouvais évidem- ment m'attendre à ce qu'Alain Michel soit enchanté, tant je prends le contre-pied de ses positions. L'inattendu a été la réaction très articulée de Florence Dupont, dans L'orateur sans visage, essai sur l'acteur romain et son masque25. Lire « le Pro Milone en fonction du De Oratore » (p. 89) lui paraît une fausse bonne idée. C'est que sa description de la grande réussite rhétorique est la suivante. L'orateur paraît, et sa gravitas est telle qu'avant même d'ouvrir la bouche il a cause gagnée. Cela revient à tout miser sur l'ethos ou image de l'orateur. Une telle idée, très courante dans les années 2000, a l'avantage de faire le lien avec la sociologie, l'histoire ou l'anthropologie, c'est-à-dire avec tout ce qui paraît désormais sérieux en termes de disciplines universitaires26. Un autre avantage est de ne rien dire sur les paroles mêmes de l'orateur :aucune analyse de discours, aucune notion de dynamique. De façon logique, et en adepte affichée d'Alain Michel, Florence Dupont pratique comme lui la mystique du sublime et le mépris des techniques rhétoriques. Pour ma part, j'essaie de penser ensemble techniques et sublime :l'opposition entre les deux me paraît reconduire le grand partage que nous connaissons depuis le xlxe siècle, entre les techniques d'un côté et l'esthétique de l'autre, dans un romantisme indéfiniment continué.
À l'autre extrême, les philosophes se sont montrés bien plus réceptifs, de façon là aussi logique. Étant dans la lignée de Castoriadis, Vincent Descombes en particulier est très sensible à ma réhabilitation des émo- tions dans le champ politique, tout comme à la question de la place des grands principes dans le discours ou plus simplement dans une théorie de l'action. De façon symptomatique, V. Descombes a beaucoup oeuvré depuis les années 1990 pour remettre au premier plan la pensée « hié- rarchisante » ou «récapitulative » de Louis Dumont, qui est aussi une des clés de ce livre. Enfin, à la fois philosophe et rhétoricienne, mais
24 Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xv~` et xvr~` siècles, Paris, Gatniet, 2009. Le lien entre les deux livres est le concept de consilium, celui de l'orateur comme celui du dirigeant — la stratégie du général en chef, en grec stratèges.
25 Paris, PUF, 2000. Réaction, mais non réponse : le livre, très intéressant sut l'actia et plus généralement l'agere, me vise à l'évidence mais ne me cite pas. (J'avais donné un exemplaire du mien à F. Dupont, en mains propres, tout à mon admiration pour son analyse magistrale du furor dans la Médée de Sénèque.)
26 Comme l'ouvrage cité de J: M. David donne une belle description sociologique de ce qu'était à Rome un avocat ou patronus, il est aux yeux de F. Dupont (p. 91) « la meilleure introduction à la rhétorique romaine et à la lecture des textes de rhétorique, qu'il s'agisse des discours ou des traités théoriques ».
20 XIV LE SUBLIME DU «LIEU COMMUN»

en rhétorique contemporaine, Emmanuelle Danblon dans Rhétorique et rationalité (2002) s'inspire de mon propre livrez', et en retour je fais miennes sa vision des sophistes grecs et sa définition récente de la rhé- torique. Comme en écho au titre de Castoriadis, L'institution imaginaire de la sociéte28, la rhétorique est selon E. Danblon « la co-construction fictionnelle d'un nous ».
Voilà, en trois mots, ce que je cherchais à dire en 1992, et que visait ma fascination pour le mot même de commun. Construction : le nous n'est pas un donné mais un construit, dans et par une co-construction entre l'orateur et son auditoire, que signe un enthousiasme communicatif. Fiction :non seulement on ne peut essentialiser le nous, mais il est, au sens le plus fort du mot de fiction, le produit d'un art, la rhétorique, et d'une opération technique, le discours. Nous :quand le discours n'a pas pour horizon le collectif, il est décoratif, c'est un non-événement. Si je retraduis cette définition dans mes termes, je dirais que le movere ou kinèsis renvoie à la dimension la plus forte et la plus scandaleuse de la rhétorique : la dynamique qui crée un collectif. Lors de ces cas extrêmes que sont les grandes crises, tout cela ne peut se faire sans grande émotion ni grand public :sans sublime ni «lieu commun ».
27 Rhétorique et rationalité. Essai sur l'émergence de la critique et de la perrua.rian, Bruxelles,
Éditions de l'Université de Bruxelles, 2002.
28 Paris, Le Seuil, 1975 ; cf. le titre célèbre de Benedict Anderson, Imagined Cammunitier, Londres, Verso, 1983.