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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Sacré en question. Bible et mythes sur les scènes du xviiie siècle
  • Auteur : Nédelec (Claudine)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 114
  • Série : Le dix-huitième siècle, n° 14
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812432651
  • ISBN : 978-2-8124-3265-1
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3265-1.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/08/2015
  • Langue : Français
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Préface

Peut-on représenter le sacré sur un théâtre, lieu que lâge moderne définit en France comme fondamentalement profane, et comment ? Après linterdiction des mystères en 1548, après la tragédie humaniste ressuscitant la tragédie antique tout en empruntant aux sujets bibliques (Robert Garnier, Jean de La Taille, Théodore de Bèze), cette question a connu dans la première moitié du xviie siècle des réponses très contrastées : dune part, se développe un usage institutionnel bien ancré dans les mœurs, le théâtre de collège, ou théâtre des jésuites, ou encore théâtre dévot (en latin) ; dautre part, on assiste à diverses tentatives dimporter sur les théâtres publics cette dimension, tentatives parfois couronnées de succès et entraînant quelques imitateurs (le Polyeucte, « tragédie chrétienne » de Corneille, Le Véritable saint Genest de Rotrou), parfois marquées par de virulentes critiques : léchec de Théodore, vierge et martyre de Corneille marqua durablement léviction de ces sujets de la scène publique. Pourtant, la seconde moitié du xviie siècle vit réapparaître le sacré sur la scène, sous des formes nouvelles. Ainsi, si les pièces à sujet mythologique mêlant poésie, danse et musique relèvent surtout du divertissement, lusage que Racine fait du merveilleux mythologique, notamment dans Phèdre, tend à donner à la terreur propre à la tragédie une dimension sacrée, par la présence affirmée dune forme de transcendance. Parallèlement, la demande de Mme de Maintenon pour les jeunes filles de son institution permet au même Racine de proposer deux tragédies lyriques à sujet biblique, tandis que lopéra « à la française » qui satisfait de plus en plus les goûts de lélite sociale à la suite du roi souvre sur de nouveaux sujets et sur de « nouvelles » émotions. Car disons-le, il faut bien aussi se renouveler (tout en utilisant des recettes éprouvées) grâce à un hypotexte riche de possibilités, voire prouver quon est capable de…

Au travers de cette histoire, comme au travers des expériences étudiées dans ce volume, on peut repérer trois problématiques.

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La question de la re-présentation

On le sait bien, il nest pas facile de représenter le sacré sur le théâtre, sans risquer ce que la critique appelle le « froid », voire sans tomber dans le ridicule.

Ce risque a lintérêt de conduire à lexpérimentation de formes nouvelles, plus ou moins hybrides. Certains, au nom du droit à représenter « sous des figures sensibles ce qui surpasserait la portée de lesprit humain » (Servandoni, Description du spectacle de la chute des anges rebelles), vont jouer sur le spectaculaire et mettre sur scène et en spectacle des cérémonies, des temples, des « espaces » propres au sacré, même sils sont en France essentiellement mythologiques, des pantomimes et des tableaux. Dautres proposent des alternatives à la tragédie classique, pour retrouver lémotion et la simplicité primitives des pastorales – formes qui vont parfois jusquà « confondre » représentation et liturgie, par le biais du lyrisme (oratorios, concerts spirituels). La plupart cependant reconfigurent les récits bibliques selon les codes tragiques, le plus souvent par linsertion dune intrigue amoureuse.

Reste une question majeure : mêler le sacré et le « profane », est-ce désacraliser le sacré, ou simplement lacclimater, selon une transformation nécessaire à la « réussite » de lacte décriture, puisque le théâtre nest pas une chaire, ou encore opérer un transfert de sacralité ?

La question des émotions

Rien de pire au xviiie siècle que de passer pour « froid » : les dramaturges se doivent daller dans le sens de ce que le public trouve « intéressant », et de chercher à susciter des émotions, par des personnages eux-mêmes en proie à des émotions. Mais quelles émotions correspondent au « sentiment du sacré », à ce qui est souvent exprimé comme un « frémissement » que la musique et le chant sont particulièrement susceptibles de pouvoir transmettre ? Sagit-il de cet émerveillement

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que Boileau définit comme le véritable sublime, celui qui ne tient pas aux fleurs de rhétorique, mais à la simple grandeur dun « Fiat lux », ou encore dun « Quil mourût » capable de susciter ladmiration devant le courage du père acceptant de sacrifier son enfant au nom dune valeur plus haute ? On voit en fait se développer, en quelque sorte en contrepoint, une autre conception du « sacré », qui sexprime dans le pathétique, voire lattendrissement moral, comme chez Diderot, et qui est liée à lintroduction dune dimension anecdotique et familière, et même galante, dans la peinture religieuse comme dans les intrigues théâtrales. Sagit-il enfin au contraire de cette émotion violente que suscite le sacer latin, leffroi devant ce qui relève du surhumain, de lincompréhensible, de labsolu : mais comment admettre que Dieu accepte le sacrifice de Jephté ?

La question des valeurs

Ces présences du sacré sur les scènes du siècle des Lumières ne sont évidemment pas sans lien avec les questions philosophiques et idéologiques qui lagitent. Un « moderne » comme La Motte hérite bien plus du rationalisme de C. Perrault que de la mystique du « visionnaire » Desmarets, et Diderot va jusquà parler de « messe laïque ». Mais la manière dont La Motte fait de la scène le lieu/le moyen dun discours idéologique est plus ambiguë quelle ne lest chez Voltaire et chez Sylvain Maréchal, même sil contribue, au travers de sa réécriture de lhistoire des Macchabées, à confronter deux systèmes de valeurs, celui de lhumanité et celui dune conception de la divinité sous les espèces du Dieu de lAncien Testament.

Peut-être sagissait-il alors, dune façon plus ou moins consciente, daffronter des peurs et des fascinations qui renvoient à « de larchaïque » dans un univers rationaliste et dans une conception de lindividu qui commence à faire de son « sacrifice » individuel (comme martyr ou comme saint) à des valeurs surnaturelles, quon pourrait de plus soupçonner davoir été mises en place par des hommes (les prêtres) pour assurer leur pouvoir, une forme de scandale, de folie, dinhumanité. La relecture de

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lhistoire de Caïn, où on observe la « morale du christianisme retournée contre ses mystères », et de celle de lhistoire dAtrée et de Thyeste par Voltaire, renvoie en effet au « sensible » et à la promotion de lindividu, proposant une autre forme de sacré, dont la valeur suprême est lhumanité (notamment dans ces deux sortes de liens que sont les liens familiaux et le lien amoureux), voire le bonheur, et non plus la transcendance. Ce qui est sans doute une véritable « profanation » du sacré…

Le cas de S. Maréchal pose une dernière question (qui vaut aussi pour dautres époques) : peut-on représenter, par le rire, une véritable tentative de désacralisation, cest-à-dire qui ne vise pas à remplacer un sacré par un autre ?

Claudine Nédelec

Université dArtois