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Classiques Garnier

[Introduction de la troisième partie]

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En raisonnant bien conséquemment, on devrait sappliquer à donner peu de durée et de solidité aux ouvrages de lindustrie et à les rendre le plus périssables possibles, et à regarder comme de vrais avantages les incendies, les naufrages et tous les autres dégâts qui font la désolation des hommes1.

Cette remarque de Rousseau figure dans lune des notes de la sous-section VIII des « Fragments politiques » de lédition des Œuvres complètes. Elle synthétise, en un aphorisme paradoxal, la critique dune conception du commerce qui vise avant tout la circulation et la vision globale, en faisant passer au second plan ce quon appelle aujourdhui les dommages collatéraux2. Rousseau fait entendre ce point de vue global sur les échanges marchands pour en révéler, par le détour de labsurde, le bord inquiétant : la destruction est le modèle de la consommation et le moteur du commerce mais ce qui est positif du point de vue de la globalité du système peut être tragique pour les individus qui participent de ce système. La remarque de Rousseau invite à réfléchir aux notions de dépense et de destruction qui prennent, dans une vision commerciale du monde et des échanges, une dimension positive : des choses doivent être détruites pour que dautres puissent être produites, transportées, commercialisées, consommées. Le paradoxe de la destruction productive souligne ainsi lopposition entre une logique économique qui envisage depuis une position de surplomb la production globale de richesses et une approche morale qui envisage le résultat de la tempête et du naufrage en se plaçant horizontalement du point de vue des individus qui subissent les pertes ou qui sont eux-mêmes perdus puis remplacés.

À léchelle de lindividu, la destruction est une catastrophe, observée sur autrui ou subie, du point de vue de lorganisation économique en revanche, elle fait office de purge, en pratiquant une saignée salutaire 176au système circulatoire de largent et des marchandises. La remarque sapparente à une mise en garde contre la tendance autodestructrice dune société de consommation qui multiplie les biens et les besoins et accélère sans fin le cycle de production et de destruction des biens. Pour Rousseau, cet emballement cyclique de la production, de la circulation, de la consommation et de la destruction, manifeste la profonde immoralité du commerce et de léchange de biens à grande échelle. Si la remarque de Rousseau se moque de cette logique en la poussant jusquà labsurde, elle manifeste également une profonde compréhension des conséquences ultimes des calculs économiques qui présupposent une forme de substituabilité universelle. Cest cette même angoisse dune récupération systématique et dune négation des pertes par le remplacement de ce qui a été perdu que lon retrouve selon des modalités de représentation différentes dans les textes parodiques et dans des fictions romanesques à la première personne. Les fictions et contes parodiques et les fictions à la première personne, en multipliant les décrochements narratifs et en jouant sur les points de vue individuels dirigent le regard du lecteur, comme le fait le commentaire laconique de Rousseau, vers lenvers de la production, les ombres du profit et les dommages collatéraux résultant des dispositifs romanesques de récupération.

1 J. J. Rousseau, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, collection Pléiade, tome III, Du Contrat social. Ecrits politiques, 1964, p. 525.

2 On rapprochera cette idée de lhorreur ressentie par les économistes physiocrates pour la dépense gratuite et non productrice. Voir la mise au point quen fait Yves Citton : « Rousseau et les physiocrates. La justice entre produit net et pitié », Études Jean-Jacques Rousseau no 11, 1999, « Rousseau : économie politique », p. 161-182. Il est fort tentant détablir un rapport entre ce refus idéologique de la dépense non productrice et lidée diffuse de récupération de la tempête qui hante les textes.