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Classiques Garnier

[Introduction de la deuxième partie]

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Dans notre deuxième partie, nous voudrions montrer dans quelle mesure des motifs qui ne sont pas propres au xviiie siècle sont infléchis en fonction de réflexions nouvelles sur les inégalités de fortune et sur la possibilité de les rééquilibrer par le biais des échanges. Il ne sagit pas daffirmer que les réflexions morales suscitées par les inégalités de fortune napparaîtraient que dans la première moitié du xviiie siècle. On ne saurait nier en revanche que limagination par les fictions de solutions visant à remédier à ces déséquilibres prend des formes spécifiques et particulièrement économiques à ce moment de lhistoire littéraire et de lhistoire des idées.

Cette deuxième partie portera donc sur la tension entre un discours (celui des comptes justes et de la récupération exacte, le discours de la compensation horizontale harmonieuse qui pourrait être qualifié de mythe fondateur ou didéal de tout discours économique) et un parcours (celui de la syntaxe narrative). Le discours des personnages et des narrateurs semble sinterroger et souvent résoudre la question de la perte en la formulant dans ces termes : dans quel système plus large la perte devient-elle un gain ? Question qui est au cœur des réflexions et des propositions sur léconomie. Alors que les discours indiquent cette possibilité dune compensation et dun calcul qui rééquilibre les déséquilibres, la fiction narrative, notamment par le biais de la syntaxe narrative et de la composition du récit, semble indiquer une voie différente et souvent contraire.

Face au constat des inégalités dans la répartition des richesses et aux injustices qui en résultent, certains textes, non directement politiques, prennent un biais poétique afin de rétablir une forme déquilibre dans les flux et la circulation des richesses à lintérieur dune société donnée. Ils organisent le système des personnages ou la construction de la fable de manière à établir dans la fiction une forme déquilibre économique. Certaines intrigues romanesques peuvent être lues comme la mise en œuvre dune récupération de tous les éléments de la « dépense » à la fois poétique (au niveau de la narration) et économique (au niveau de la diégèse) engagée, visant à faire du dénouement un solde des comptes narratifs, dont plus aucun reste ne subsiste. Les textes étudiés sont 118publiés entre 1713 et 1755, mais lordre des chapitres contenus dans cette partie ne suit pas la chronologie, il repose sur une progression allant des romans qui semblent imposer lidée dune compensation optimiste à ceux qui remettent en question cette idée en proposant des dénouements imparfaits du point de vue du rééquilibrage des inégalités, dhistoires à fins heureuses jusquà des fictions impossibles précisément à qualifier et à situer sur léchelle du comique au sérieux.

Les études de cas contenues dans cette partie ont pour fil directeur le thème du mariage disproportionné qui vient samalgamer avec la figure de lenfant trouvé afin de mettre au premier plan les notions de compensation et de rééquilibrages des échanges qui sont dans lesprit du temps. Le motif romanesque et théâtral de lunion dun homme riche et puissant avec une bergère ou une paysanne, issu des romans baroques, des contes1 et de lunivers pastoral, fusionne avec la figure de lenfant exposé ou abandonné à lHôpital et cette fusion saccompagne dune forte accentuation de la composante économique du motif. La première moitié du xviiie siècle sempare dun motif déjà diversement investi pour le formuler dans des termes inédits, ceux de la compensation des inégalités de fortune et de conditions à travers le mariage damour. Les quatre chapitres qui suivent entendent examiner, sous la forme dun parcours discontinu, les propositions formulées par les romans à cadre vraisemblable à légard des échanges et des circulations compensatrices des richesses dans la première moitié du xviiie siècle.

Dans la perspective dun examen des représentations des échanges et de leurs effets sur les inégalités des richesses au xviiie siècle, lenfance pauvre constitue un objet détude privilégié : les figures denfants pauvres et de jeunes gens pauvres renvoient en effet à la question des correctifs possibles aux inégalités « naturelles » de fortune. Si la charité 119chrétienne, vertu théologale, reste une référence morale omniprésente et centrale dans les fictions des Lumières, elle se trouve fréquemment interrogée tant par rapport aux intentions individuelles de ceux qui la pratiquent que par rapport à ses conséquences possibles et on lui juxtapose ou oppose une pratique plus laïcisée du secours aux membres les plus faibles de la société. Les fictions multiplient à partir des années 1730 les explorations des coulisses psychiques du don charitable : le secours apporté à Fanchon Regard dans La Nouvelle Héloïse permet de montrer le noble cœur de Julie et de le soumettre à ladmiration de son amant et du lecteur, tout comme la jeune miséreuse des Confessions du Comte de*** de Duclos, permet au narrateur libertin de faire parade de sa noblesse de sentiments. Quant à Valmont il représente le stade ultime de cette transformation de la charité en signe, parfois trompeur, puisquil la joue théâtralement pour séduire la Présidente de Tourvel2. Tout au long du siècle, la conduite charitable permet de qualifier positivement tel ou tel personnage, mais elle donne de plus en plus loccasion de réfléchir à la question de la circulation de largent et aux « sens » – dans la double acception de ce terme de « signification » et de « direction » – des échanges qui sétablissent entre les riches et les pauvres, notamment par le biais des adoptions denfants pauvres et des mariages inégaux. Enfants pauvres et jeunes pauvres figurent donc souvent dans les intrigues comme des occasions pour un héros noble et riche de manifester sa noblesse à travers son désintérêt pour les biens matériels. Nous voudrions montrer ici comment un certain nombre de fictions orientent les représentations des pratiques de charité vers une critique de lidée dun équilibre possible, ici-bas, des dépenses et des profits charitables.

1 La marquise de Salusses ou la patience de Grisélidis, nouvelle en vers, publiée par Charles Perrault en 1691, raconte aussi les conditions dun mariage tellement disproportionné du point de vue des rangs sociaux quil permet le traitement que fait subir le prince à son épouse. La disproportion économique nest cependant pas au premier plan et napparaît chez Perrault quen filigrane : « Les vases précieux de cristal et dagate / où lor en mille endroits éclate, / Et quun Art curieux avec soin façonna, / Neurent jamais pour lui, dans leur pompe inutile, / Tant de beauté que le vase dargile / que la Bergère lui donna. », Charles Perrault, Contes, présentation de Christelle Bahier-Porte, Paris, Garnier Flammarion, 2006, p. 60. Le motif issu de la dixième nouvelle de la 10e journée du Decameron de Boccace, Griselda, connaît une grande fortune et de multiples réécritures entre la fin du Moyen Âge et le xvie siècle.

2 Sur le faux don dans les Liaisons Dangereuses et quelques autres romans, je me permets de renvoyer à mon article : « Lire le don : niveaux de publicité et polysémie des dons chez Challe, Marivaux et Laclos », dans Topique(s) du public et du privé dans la Littérature romanesque dAncien Régime, Marta Texeira Anacleto (éd.), Louvain, Paris, Peeters, « La République des Lettres », vol. 58, 2014, p. 379-389.