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Classiques Garnier

Préface à la réédition Trente ans après

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Le Roman à thèse ou l’autorité fictive
  • Pages: 9 to 11
  • Collection: Literary Theory, n° 19
  • CLIL theme: 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN: 9782406071402
  • ISBN: 978-2-406-07140-2
  • ISSN: 2261-5717
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07140-2.p.0009
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-06-2018
  • Language: French
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Préface à la réédition

Trente ans après

Se relire après tant dannées produit un effet singulier. Dune part, on sétonne de la distance parcourue, de limpossibilité quon aurait à écrire la même chose, voire à penser de la même façon, aujourdhui. On se dit quHéraclite avait bien raison, le temps est un fleuve où on ne peut se baigner deux fois – en tout cas, pas dans le « même » fleuve. Mais dautre part, on se rend compte que, malgré les changements et le passage irréversible du temps, on est restée quelque part profondément identique à soi-même. On nécrirait pas la même chose de la même façon, mais certaines idées, certaines tournures de langage et de pensée, certaines questions surtout, demeurent.

Jai écrit ce livre pendant les années héroïques du structuralisme et du poststructuralisme (les deux mouvements étant quasi-simultanés), dans une atmosphère intellectuelle encore marquée par les effervescences de mai 1968, des deux côtés de lAtlantique. Aujourdhui, je me dis que seule une jeune chercheuse férue de « French theory » et de rigueur méthodologique absolue – pour ne pas dire excessive – aurait pu construire les tableaux et les schémas qui parsèment ces pages, et qui dominent presque exclusivement le chapitre sur la redondance. Ces formules quasi-mathématiques me paraissent inimaginables sous ma plume aujourdhui ; dailleurs, on pourrait facilement les supprimer et ne garder que les explications verbales qui les accompagnent. Mais il faut respecter son passé, et le passé. Surtout, ne pas tenter de le supprimer, au nom de valeurs présentes qui deviendront à leur tour sujettes au questionnement. Jécris ces lignes le jour où arrive la nouvelle effarante de la destruction du Temple de Baal, qui avait duré deux mille ans, par les nouveaux maîtres de la ville de Palmyre en Syrie, qui ont la certitude de posséder la vérité éternelle ; et qui croient quil faut détruire tous ceux qui ne la partage pas, jusquà leurs traces historiques.

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Or, sil y a une idée qui fonde ce livre et à laquelle je tiens et tiendrai toujours, cest quil faut questionner et résister aux « vérités » qui se prétendent absolues, et aux discours qui les charrient. Je me dis donc que je nai rien à regretter, malgré les schémas et les formules qui donnent à ce livre son air de passé. Un regret, pourtant : jaurais dû souligner davantage, et analyser, le caractère patriarcal et sexiste des discours autoritaires qui constituent le roman à thèse. Le lien entre autoritarisme et misogynie (phénomènes qui ne sont pas exclusivement le fait des hommes, bien quils y excellent) est suggéré dans le livre, mais reste implicite. La question du rapport entre discours autoritaires et oppression des femmes reste plus actuelle que jamais, surtout si on la considère à léchelle mondiale.

Parmi les autres préoccupations dordre général qui sous-tendent les analyses de ce livre, je considère comme toujours actuelles la question de linterprétation (y a-t-il une seule « bonne » lecture dun texte littéraire ?), la question identitaire (qui parle, et à quelle fin ?), la question du rapport entre esthétique et politique, voire éthique – ce sont tous des sujets qui reviennent sous formes diverses dans mes travaux ultérieurs. Sy sont ajoutées quelques interrogations, au cours des années : sur la subjectivité et ses complications, les avant-gardes artistiques et leurs paradoxes, ainsi que les paradoxes de la mémoire – tant individuelle que collective – des cataclysmes historiques, en premier lieu de la Shoah. Ces questions-là peuvent paraître bien loin des schémas narratologiques du Roman à thèse ou lautorité fictive. Pourtant, dans ce livre où je mefforçais dêtre rigoureusement formaliste (car cétait ça, le défi : analyser des romans où seules importaient, daprès leurs auteurs, « les idées », en me concentrant surtout sur leurs formes), jétais déjà obligée de faire entrer lhistoire et tout ce qui laccompagne, ne fût-ce que par la petite porte. Car comment parler de la « structure dapprentissage » dans Les Déracinés de Barrès, roman à thèse sil en fut, sans prendre en compte la crise politique et sociale créée par lAffaire Dreyfus ? Et comment décrire la « structure antagonique » dans Le Cheval de Troie de Nizan, roman à thèse à lautre bout du spectre politique, sans prendre en compte les divisions exacerbées par le 6 février 1934 ? Une fois admis le contexte historique, les jugements de valeurs ne sont pas loin. Or, de tels jugements sont nécessairement subjectifs. Cest ainsi que lon trouve dans ce livre, mélangées aux schémas quasi-mathématiques, des 11observations énoncées par une voix qui dit Je et qui assume la relativité de ses jugements. Doù le caractère par endroits hétérogène dun discours qui se veut strictement analytique, objectif.

Contradictions internes, hybridité : autant déléments « perturbants » pour les structures binaires du roman à thèse, aussi bien que pour les modèles que je construis à partir delles. Jose penser que cest la reconnaissance et lincorporation de ces éléments contestataires dans le livre même qui lui permettent – du moins je lespère – dêtre encore lu aujourdhui.

Susan Rubin Suleiman

Cambridge, Massachusetts

septembre 2015