Note bibliographique
sur les prolongements
du Roman à thèse
ou l’autorité fictive

Depuis sa parution il y a plus de trente ans, Le roman à thèse ou l’autorité fictive a tenu sa place dans le canon de la théorie littéraire contemporaine. Comme le fait remarquer Jean-Louis Jeannelle dans l’essai qu’il consacre à la carrière de l’auteure, cet ouvrage a été intégré comme référence théorique en France dès sa publication, en 1983. Au même titre que sa version en langue anglaise, Authoritarian Fictions : The Ideological Novel as a Literary Genre (1983), Le roman à thèse se trouve désormais cité dans plusieurs centaines d’articles et d’ouvrages théoriques, à l’échelle mondiale et dans des champs aussi variés que les études bibliques, féministes ou postcoloniales. Mais c’est sans doute dans le domaine des études consacrées aux genres et aux discours narratifs que ce livre a exercé sa plus grande influence.

Le réseau de termes et de concepts proposé par Susan R. Suleiman a pu donner lieu à des définitions de nouveaux genres littéraires. C’est ainsi que David Baguley propose le genre hybride du « Künstlerroman à thèse » dans son analyse poétique de L’Œuvre de Zola, où il observe les destins inversés de deux artistes : la chute du peintre Lantier y contraste avec la réussite brillante de l’écrivain Sandoz, lequel tiendrait, selon les termes de S. R. Suleiman, le double rôle de héros antagonique et de véhicule de la rhétorique narrative. On notera également les recherches que Frédéric Gugelot consacre au sous-genre du « roman sacerdotal », fleurissant dans l’après-guerre français, et au sein duquel il étudie la négociation problématique entre vraisemblance et catholicité. Sylvie Servoise, quant à elle, s’efforce de définir le modèle du roman engagé par opposition aux structures du roman à thèse, en remarquant l’équivoque suscitée par Camus entre les systèmes narratif et idéologique de ses 264textes au moyen de la mise en abyme de l’écriture. Alexander Gelley s’est plutôt efforcé, dans « The Pragmatics of Exemplary Narrative », de remettre en jeu la nécessité du lien qu’établit l’interprétation entre l’injonction et le récit, au moyen d’une étude des formes de la maxime, de l’aphorisme et de la devise. Pour Régine Robin, c’est l’analyse du rapport entre « l’effet de texte et l’effet de thèse » dans le roman réaliste socialiste qui doit être ancrée dans l’étude des formes de redondances, dont la typologie a été fondée dans Le roman à thèse.

C’est cette même notion de redondance à laquelle Lilian E. Doherty consacre une annexe de Siren Songs : Gender, Audiences, and Narrators in the Odyssey. Après avoir interrogé l’univocité du texte homérique, elle divise plusieurs types de redondances selon leurs constituantes essentielles, pour ensuite les illustrer par des études de cas hybrides. Dans Gendered Interventions, Robyn R. Warhol se propose, quant à elle, d’appliquer une approche narratologique informée par le contexte historique, telle que la schématise S. Suleiman dans son tableau des « Principaux constituants du texte narratif », à une étude du discours littéraire dans le roman victorien qui serait orientée par le genre (« gender ») des écrivaines et des écrivains. Vincent Jouve, dans L’effet-personnage dans le roman, mobilise la distinction entre relations conscientes et non-conscientes entre le lecteur et les personnages afin de cerner les modulations d’une autorité narrative qui transiterait plus efficacement par l’intimité affective que par le marquage idéologique du récit.

Les catégories discursives proposées dans Le Roman à thèse ou l’autorité fictive se sont aussi révélées utiles aux études postcoloniales. Ahmed Lanasri, par exemple, stipule que le roman algérianiste de l’entre-deux-guerres doit être conçu comme un courant pleinement engagé dans une mission de propagande politique, ce qui en fait « le type parfait de la littérature à thèse et vérifie, sans contredit, toutes les hypothèses formulées sur son fonctionnement générique. » Selon Pierre Hébert, la fonction militante du genre permet à Lionel Groulx, dans L’appel de la race, de structurer sous forme littéraire son manifeste contre l’assimilation des populations francophones du Canada : le premier chapitre du roman se conformerait aux règles du récit d’apprentissage, alors que sa suite devrait être saisie selon les codes du récit antagonique. Dans son ensemble, ce texte offrirait donc le cas d’un parfait exemplum, visant à la transformation de son lecteur au moyen de la mimesis.

La diversité des réflexions qui prennent leur source dans Le roman à thèse ou l’autorité fictive – dont ces notes ne présentent qu’un bref échantillon – s’est prolongée dans les études les plus récentes, publiées depuis 2011, consacrées au roman socialiste (B. Kohlmann), à la notion de redondance dans le cinéma (I. Shaham), à la littérature engagée contemporaine en France et en Italie (S. Servoise), ou encore aux problèmes de l’engagement dans la littérature francophone contemporaine (O. Cazenave et P. Célérier). Force est de constater que ce livre exerce, encore aujourd’hui, une influence durable.

Note préparée
par Vincent Gélinas-Lemaire

Ouvrages cités

Baguley, David, Zola et les genres, University of Glasgow French & German Publications, 1993.

Bouju, Emmanuel (dir.), L’autorité en littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2010, coll. « Interférences ».

Cazenave, Odile et Celerier, Patricia, Contemporary Francophone African Writers and the Burden of Commitment, University of Virginia Press, 2011.

Doherty, Lillian Eileen, Siren songs : Gender, Audiences, and Narrators in the Odyssey, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995.

Gelley, Alexander, « The Pragmatics of Exemplary Narrative », in Unruly Examples : On the Rhetoric of Exemplarity, éd. Alexander Gelley, Stanford, California, Stanford Univesity Press, 1995, p. 142-161.

Gugelot, Frédéric, « Le roman à thèse. Idéologie et histoire au cœur de la fiction », in Canal-U. École normale supérieure de Lyon, [En ligne]. http://www.canal-u.tv/video/ecole_ normale_superieure_de_lyon/le_roman_a_these_ideologie_et_histoire_au_c_oelig_ur_de_la_fiction.7727 (Page consultée le 6 décembre 2014).

Hebert, Pierre, Lionel Groulx et L’appel de la race, Fides, 1996.

Jeannelle, Jean-Louis, « Note sur l’autorité chez Susan Suleiman » et « Réflexions sur un parcours : entretien avec Susan Suleiman », dans L’autorité en littérature, éd. Emmanuel Bouju, Presses Universitaires de Rennes, 2010, coll. « Interférences ».

Jouve, Vincent, L’effet-personnage dans le roman, Presses Universitaires de France, 1992.

Kohlmann, Benjamin, « Toward a History and Theory of the Socialist Bildungsroman » Novel, 48:2, 2015, p. 167-189.

Lanasri, Ahmed, La littérature algérienne de l’entre-deux-guerres : Genèse et fonctionnement, Publisud, 1995.

Robin, Régine, Le réalisme socialiste : une esthétique impossible, Payot, 1986.

Servoise, Sylvie, « Roman à thèse et roman engagé : exemplarité diégétique et exemplarité narrative », dans Littérature et exemplarité, éd. Emmanuel Bouju et al., Presses Universitaires de Rennes, 2007, coll. « Interférences ».

Servoise, Sylvie, Le Roman face à l’histoire : La littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du xxe siècle. Presses Universitaires de Rennes, 2011.

Shahan, Inbar, « The Structure of Repetition in the Cinema : Three Hollywood Genres », Poetics Today, 34:4, 2013, p. 437-518.

Warhol, Robyn R., Gendered Interventions : Narrative Discourse in the Victorian Novel, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1989.