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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Retour du comparant. La métaphore à l’épreuve du temps littéraire
  • Auteur : Bonnier (Xavier)
  • Résumé : Cette seconde réunion de travaux poursuit la construction d’une histoire littéraire des métaphores, lancée par Le Parcours du comparant dont les Actes sont parus en 2014. Les vingt-trois communications, toutes inédites, et qui sont chacune brièvement évoquées, étudient d’encore plus près les liens complexes et souvent surprenants entre représentation verbale, vision mouvante du monde et révélation de l’homme à lui-même comme mortel en quête de récit.
  • Pages : 7 à 19
  • Collection : Rencontres, n° 394
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406081883
  • ISBN : 978-2-406-08188-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08188-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/06/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos

Toute entreprise heuristique de cette nature – cest-à-dire programmée de longue date, faite de nombreux apports dhorizons différents, rassemblée et synthétisée après un temps de maturation et de confrontation – comporte une part de prévisible et une part dimprévisible. Le volume dactes qui souvre ici néchappe pas à cette règle : sils font suite à ceux du colloque de 2012 intitulé Le Parcours du comparant1, lequel annonçait celui de 2016 qui donne son titre à ce volume, ils ont réservé leur comptant de surprise et nen justifient que davantage linsistance déjà sensible dans certaines directions.

Ces nouvelles rencontres scientifiques sur la métaphore visaient en effet prioritairement à prolonger et diversifier les pistes ouvertes par le colloque de juin 20122, dont les actes (augmentés de communications données au cours du séminaire Translatio Translationis) ont paru en 2015 chez Classiques Garnier. Et accessoirement à instituer, en tenant compte des acquis, des sortes d« assises » quadriennales de lhistoire littéraire des métaphores, qui pourraient non seulement ouvrir de nouvelles thématiques analogiques (nombre de métaphores importantes restent à examiner dans leur continuité), mais aussi revenir sur celles qui ont déjà été frayées pour en rafraîchir le tracé diachronique, ajuster les perspectives, affiner les explications, car il sagit dun work in progress qui gagne à savouer comme tel, sans interdire pour autant la validité durable de certaines enquêtes. Et de fait, les résultats après un premier cycle de recherches de quatre années étaient déjà assez fructueux, et des pistes sétaient ouvertes pour de nouvelles explorations, notamment les suivantes :

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Sur le terrain de la théorie littéraire tout dabord, et aux frontières de la linguistique proprement dite, étaient fortement apparus les liens concrets, dans le déploiement de limaginaire, entre métaphore et métamorphose (dans la prose romanesque contemporaine par exemple), et les limites de la notion de « sens propre » (dans le rapport entre métaphore et catachrèse), ce qui rendait possibles dappréciables marges de manœuvre. Si la poursuite dinvestigations théoriques était restée la bienvenue au colloque de 2016, ce nétaient en tout cas pas certains cloisonnements notionnels et définitionnels discutés et évolutifs qui devaient réfréner linvestigation diachronique sur la valeur sémantique dun comparant donné, à condition évidemment que le mécanisme analogique présente une certaine stabilité de fonctionnement – ce qui avait été le cas en 2012.

En termes denjeu anthropologique ensuite, et plus précisément de rapport au réel, individuel ou social, subjectif ou partagé, dont un même trope peut faire lobjet, les rencontres de 2012 avaient bien montré la plasticité personnelle, et même individuelle, de la métaphore, en lien avec le roman familial (notamment dans le cadre de la cure psychanalytique), plasticité qui à la fois active et restreint la polysémie, ou bien situe la signification aux limites de léchangeable et de lerreur prédicative universellement partagée (le fameux « vaisseau Argo »). Car la singularité absolue de la sémantèse du phore est lexception, aussi bien que son universalité.

En termes dhistoire littéraire et de (toujours relative) stabilité de la charge sémantique des comparants enfin, le premier colloque avait clairement fait apparaître que le comparant est au moins partiellement le reflet des choix esthétiques dominants dune époque, doù la possibilité de sintéresser aux métaphores économiques jusquà notre époque, comme dans le cas exemplaire de « lemprunt » linguistique, mais aussi quil était souhaitable denquêter par exemple sur tout un lexique bancaire et financier actuellement en pleine croissance, et à mettre en relation, peut-être, avec lhistoire de lindividualisme occidental.

Dans son usage concret, le comparant est également tributaire des réalités infrastructurelles, de lunivers matériel, des techniques dune époque, ce quavaient mis en évidence, en 2012, les enquêtes sur les phores du diamant et du cerf ; dautres domaines pouvaient être étudiés sous cet angle à partir de ces connexions encourageantes, et cest 9ce qui a été tenté ici dans quelques contributions3. Cest aussi ce qui explique, parfois, la réversibilité très intéressante de certains motifs, le plus souvent en diachronie, comme en avaient témoigné les comparants de la vigne amoureuse, de la pierre et du métal pour la sensibilité, du lion pour la férocité ou la vaillance, des nuées pour la distance avec le divin. Et comme de juste, certains phores à linverse se signalent par la stabilité remarquable de leur valeur sémantique, reliant ainsi les discours analogiques de notre époque, sans vraie solution de continuité, à un très ancien passé, quil sagisse de la « spelunque » de bêtes farouches ou de la blancheur du teint. Comme de juste également, avaient émergé des cas intermédiaires de « fausse stabilité », sous lespèce dun mixte de changement et de continuité, lorsque la persistance dune même métaphore saccompagne dun changement de contexte stylistique, de hauteur dénonciation, donc de contrat littéraire, comme lavait montré létude du phore de la flèche de lAntiquité au roman médiéval4.

Des quelques pistes nouvelles qui, dans la foulée de ces premiers travaux et en prélude au Retour du comparant, avaient été suggérées, notamment dans lappel à contribution, certaines nont pas été tentées, comme, au confluent de lhistoire littéraire, du rapport au réel socialisé et du rapport à la langue, létude des métaphores mal comprises au fil de lusage, éventuellement employées à contre-emploi : par exemple la notion quantitative d« échelle », car le distinguo entre « petite » et « grande » en cartographie est inversé par lusage courant, de même que la métaphore forestière des « coupes sombres » et des « coupes claires », les expressions « faire long feu » ou « tirer les marrons du feu »… il ny a aucune raison a priori pour quelles ne fassent pas lobjet dune enquête qui, au delà dun pur constat de déviation sémantique ou dune datation éclairante, se hasarderait dans les domaines langagiers ne relevant pas de la stricte littérature au sens moderne du terme. De même, lidée daccentuer lapproche transculturelle de la question, en suivant par exemple en parallèle la fortune dun même comparant dans deux cultures et langues voisines et concurrentes, na pas retenu pour linstant lingenium des contributeurs. Mais ces déshérences ne sont pas 10sans intérêt, car elles marquent une tension éminemment instructive : sur le premier point, lenjeu est manifestement trop faible, surtout une fois admise lidée faussement paradoxale que la communication verbale, fût-ce dans ses variantes académiques, est dautant plus fructueuse quelle repose sur des incompréhensions partagées, et pas seulement sur des vérités consensuelles présupposées. Sur le second point, la perspective de travail, clairement comparatiste et généreuse, présente probablement linconvénient inverse : par lampleur en quelque sorte redoublée du corpus à envisager dès lors que deux domaines linguistiques distincts sont explorés en parallèle, et que langue et culture sentretiennent indissolublement au profit dun système de valeurs dont il est illusoire de prétendre faire léconomie, le chercheur a de quoi rebrousser chemin, ou sen tenir à un diptyque en synchronie. Sans quil faille préjuger des prochains travaux – car ces deux saisons du Parcours auront une suite –, il est dores et déjà bien aisé de prendre acte de ce lit de Procuste de la recherche sur les comparants en forte diachronie : si le sujet ne concerne quun fait de langue accidentel sans impact esthétique avéré, ou si au contraire il embrasse des dizaines de grandes œuvres de deux cultures différentes, la frustration est plus que probable ; in medio stat uirtus, et comme lont encore montré les travaux de 2016, la contribution idéale à cette entreprise de connaissance des formes figurées dans une histoire culturelle examine un même phore au long cours au sein dune culture suffisamment homogène au moins linguistiquement.

En revanche, les deux autres chantiers potentiels qui sétaient dessinés après 2012 ont rencontré une plus grande faveur : dune part la métaphore cinématographique, quelle reprenne ou non une métaphore littéraire anciennement constituée5, et qui fait encore lobjet dun débat. Sa spécificité formelle, sa lisibilité entre ambiguïté et univocité, sa position entre topicité et originalité, envisagées du cinéma surréaliste à la science-fiction et à la plus récente fantasy en passant par les adaptations dœuvres écrites classqiues et lexpressionnisme, tout cela rejoint bien sûr une problématique (au sens strict dun ensemble de problèmes liés entre eux) déjà largement illustrée par la production littéraire. Le même type de questionnement vaut du reste pour la métaphore musicale, 11à peine moins discutée, et qui na pas encore été abordée. Mais quil sagisse dévoquer, dans ce sillage, les comparants directement tirés de la peinture, de la danse ou de larchitecture, et lévidence simpose que la métaphore laisse apparaître des liens dune solidité et dun intérêt considérables entre la littérature et les arts dans leur ensemble et leurs suggestives particularités.

Dautre part, laccentuation de lapproche historique et encyclopédique de la question, qui permet denvisager une contrepartie finie (car le stock doccurrences est parfois figé depuis des siècles) au phénomène un peu vertigineux du work in progress : il pouvait sagir détudier le parcours de certaines métaphores désormais disparues ou très exceptionnellement usitées (type : le ciron, référence analogique de la petitesse au Grand Siècle), et leur fort prévisible remplacement, ou bien simplement le changement historique de regard qui est porté sur la justification de certaines métaphores – et de ce point de vue, une contribution sest révélée particulièrement précieuse.

La structuration du présent volume reflète cette proportion dattendu et dinattendu, de continuité et dinnovation, et se déploie en cinq parties au lieu de trois à lissue du premier colloque :

La première se superpose assez exactement à la première section du Parcours : lintitulé « enjeux et marges » est seulement devenu « territoires et enjeux », du fait que cette dernière session sest moins interrogée que la précédente sur les distinctions rhétoriciennes, les limites théoriques du trope, les questions taxinomiques et conceptuelles, et la plus volontiers abordé dans ses avatars visuels recevables.

La deuxième correspond également, dans son esprit heuristique, à la deuxième du Parcours : les quatre contributeurs de cette section se sont efforcés de suivre un phore sur la très longue durée, depuis lAntiquité jusquà la Renaissance et souvent au-delà, rappelant la gageure initiale du séminaire préparatoire Translatio translationis ; et ce qui était qualifié de « parcours prototypiques », à cause du caractère encore expérimental de ces travaux, est désormais dénommé « trajets remarquables », car il ne sagissait plus vraiment desquisser un modèle : pour prendre une métaphore à la fois géographique et historique, cest un peu comme si des pistes risquées tracées par des explorateurs avec succès avaient permis la construction de nouvelles routes desservant des contrées voisines et bénéficiant dune expérience de faisabilité. Ce nest dailleurs 12pas la seule fois que se trouveront associés lespace et le temps, car les quatrième et cinquième parties sont jointes sur un critère analogue, comme il sera dit infra.

Certaines contributions, qui auraient fort bien pu figurer dans cette seconde section en vertu de lempan chronologique considéré (notamment celles de Teresa Chevrolet et de Michel Sandras, qui vont de lAntiquité à nos jours), ont été jointes à trois autres sur la base dun critère plus important – en cette circonstance au moins – que la simple mesure historique, car toutes les cinq avaient en commun de former un sous-ensemble particulièrement net et quasiment « détachable », celui des comparants appliqués au travail de lartiste et de lécrivain, autrement dit celui des métaphores « réflexives » ou « spéculaires » ; la constitution en section autonome de ces cinq études nimplique donc pas une extériorité méthodologique par rapport aux trajets remarquables de lantique au contemporain, mais en isole plutôt une sorte de prolongement particulier, une ramification à la forte virtualité critique, dautant plus quelle met en valeur la composante proprement linguistique du processus métaphorique, quil sagisse de traduction, de perfectionnement stylistique, ou dappréciation sociale et culturelle de léloquence. Ce qui, dune certaine manière, rejoint les préoccupations philosophiques dont les travaux du premier colloque sétaient faits lécho.

En lieu et place enfin de lample troisième partie du premier volume, qui regroupait la moitié des contributions et de la masse verbale globale, car elle sattachait plus généralement à montrer la présence de « paroles singulières » au sein de « figures imposées », une quatrième partie est ici consacrée aux métaphores qui structurent ou conditionnent plus ou moins consciemment une représentation du monde extérieur, quil sagisse de modèles géométriques, de connotations chromatiques ou de facteurs de lisibilité, tandis quune cinquième et dernière, plus restreinte encore mais apte à susciter sans aucun doute de nombreux prolongements, se concentre sur les figurations métaphoriques de la destinée humaine, depuis le réel du quotidien jusque dans ses formes artistiques et théâtralisées. Dune certaine façon, ces deux dernières sections se complètent comme le temps et lespace, le premier donnant vie et destin au second, le second consistance et perceptibilité au premier.

Autant dire que le caractère cumulatif, progressif, et littéralement expérimental de lentreprise a joué aussi fortement que dans le Parcours 13initial. Dès lors, plutôt que dannoncer en un sage paragraphe un peu trop dense la teneur de chacune des contributions – il vaut mieux, sans arrière-pensée ni indolence, en laisser le soin aux auteurs de comptes rendus, qui la traiteront sous langle de leur propre culture –, lidée a paru plus opportune de les évoquer sous forme de simples questions – ou plutôt faussement simples, sinon elles ne se poseraient plus – et de formules responsives assez libres, si ce nest à lemporte-pièce, pour donner une idée plus rapide et plus dynamique, fût-elle partiale voire provocatrice, de lintérêt du contenu.

Où, comment – et accessoirement,
pourquoi – parler par métaphores ?

Lécriture littéraire, même non poétique, peut-elle faire léconomie de la métaphore et sen tenir à une désignation stricte, rigoureusement dénotative du monde pour dire le vrai, pour rester dans le vrai ? Non, et cest un écrivain qui le dit, Paul Vacca, et non seulement il le dit, mais il lassume en tant que romancier, essayiste et chroniqueur – mieux encore, il le montre avec humour et efficacité.

Mais si la métaphore est dun si impérieux recours, est-on condamné à osciller entre la conception ornementale et la conception cognitiviste de la métaphore ? Non, répond Timothy Chesters, qui prend appui sur une insolite gravure de la Renaissance pour plaider, en préconisant lusage des notions dεὐστοχία et déchelle de typicalité, pour une troisième voie, celle de lopportunité discursive.

Et si la métaphore est aussi active pour désigner le monde, est-on également condamné à osciller entre les métaphores aléatoires (comme celle du jeu de dés) et les métaphores déterministes (comme celle du jeu déchecs) ? Ivan Gros ne choisit pas un camp mais montre les répercussions de cette concurrence mentale au long cours sur les frontières entre science et littérature, et sur certains procès en abus de langage qui font tout le piquant de lactualité philosophique.

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Et si le caractère toujours plus ou moins visuel de la métaphore la rapproche de limage cinématographique, quid de son intérêt spécifique dans la narration ? Wafa Triki, qui la met à létude dans trois œuvres francophones de genres différents, y décèle une interrogation implicite sur le possible dépassement des limites expressives du verbal et sur le sens même du processus de création.

Mais doù provient donc, en dernier ressort, lefficacité de la métaphore, quelle soit transparente ou tirée dun peu loin ? De sa capacité à faire sentir, répond Jean-Baptiste Renault, qui examine les métaphores au cinéma et rejoint en cela les propos de Paul Vacca, une forme de récit, fût-il réduit à sa lointaine trace, à sa séquelle presque imperceptible, susceptible dunifier la réception.

Dérives au très long cours

Pourquoi nombre de métaphores homériques nont-elles plus été prisées dès lAntiquité romaine alors quelle chante les mêmes héros, et reprend majoritairement les mêmes mythes, selon un système de valeurs et un environnement naturel qui nont guère changé ? Silvia dAmico apporte une réponse aussi instructive quinattendue, car elle met en perspective les choix esthétiques de notre propre époque.

Une métaphore peut-elle indéfiniment conserver son ambiguïté, et diviser les commentateurs sur son signifié réel, quasi symbolique ou allégorique ? En prenant lexemple du fameux « moineau de Lesbie » qua immortalisé Catulle, Sylvie Laigneau-Fontaine retrace une impressionnante postérité dinterprétations divergentes, sur la crête inévitable de la scène de genre inoffensive et du sous-entendu licencieux.

La valeur sémantique dun comparant donné change-t-elle systématiquement lorsque les sciences exactes améliorent la connaissance de lobjet réel qui linspire – on se souvient ici de linflexion sensible du phore du diamant à la Renaissance en fonction des progrès techniques de sa taille joaillière6 – ? Françoise Court-Pérez, à 15travers lexemple du comparant du tigre, montre que ce nest pas forcément le cas, et quil est des époques où importe davantage sa mise en système avec un comparant proche et concurrent (en loccurrence ici, le lion).

Suffit-il quun très grand nom du monde littéraire se serve comme comparant dun objet réellement nouveau apparu à son époque pour entraîner les écrivains à le traiter à leur tour comme métaphore ? Camille Kerbaol montre quil nen est rien, dans une contribution qui approfondit et complète de surcroît celle que Francesca Romana Berno a fournie en 2012 au sujet des métaux.

Miroirs métaphoriques

Lorsquune métaphore aussi ancienne que la littérature, et qui a prêté à des exploitations non seulement distinctes mais divergentes à certaines époques, se retrouve encore active dans la création contemporaine, et que sélève en conséquence comme un maquis de diversité, est-il encore possible de lui trouver un plus petit dénominateur commun ? La réponse, affirmative, est à découvrir sous la plume de Teresa Chevrolet, dans une des plus amples enquêtes du volume, où des dizaines dauteurs de premier plan sont convoqués.

Si la métaphore est toujours translation et transfert, que devient-elle – quelle est sa valeur axiologique – quand elle sapplique à une autre translation et à un autre transfert, en loccurrence ceux de la traduction ? Une simple métaphore « au carré » qui resterait neutre ? Pour avoir suivi les avatars de l« habit à la française » des traducteurs sur plus de quatre siècles, Véronique Duché peut au contraire dessiner une variation historique assez surprenante quant à lappréciation implicite ou explicite de cette pratique éminemment littéraire.

Le signifié figural unanimement reconnu dun célèbre phore appliqué à la création littéraire, comme celui de linnutrition, en épuise-t-il lintérêt ou les fondements psychiques ? Reprenant patiemment – et 16munie de références jusquici sous-exploitées – les réclamations de Du Bellay dans la Deffence, Caroline Trotot se plaît à dissiper cette éventuelle illusion, et, en révélant tout larrière-plan primal de la métaphore alimentaire, fait émerger des enjeux dordre anthropologique.

Est-il permis de voir autre chose quune coïncidence dans lintensité des métaphores monétaires appliquées au langage et, simultanément, celle de difficiles transitions économiques ? Une homologie se dessine-t-elle, en certaines circonstances historiques, entre le mot et la monnaie ? Cest ce que montre Éric Avocat, en remontant aux débats des rhéteurs antiques, mais surtout en étudiant les textes de léloquence révolutionnaire au moment des assignats.

Une même métaphore appliquée à la littérature peut-elle assurer aussi bien le blâme que léloge, mais aussi rester assoupie pendant des siècles avant de connaître une singulière faveur ? Cest en examinant le comparant du caractère « ciselé » du style que Michel Sandras montre lun et lautre, avec une enquête particulièrement précise sur son efflorescence à lépoque romantique et les raisons de sa très longue absence.

Voir le monde en métaphores

En fleurissant beaucoup plus largement à certaines époques plutôt quà dautres, telle ou telle métaphore particulière ne renseigne-t-elle pas sur les « êtres au monde » culturellement reconnus ? Myriam White-Le Goff peut laffirmer lorsquelle rapproche, sur la base du tandem métaphorique macrocosme – microcosme, de la limite de sa figuralité et de ses implications psychiques et anthropologiques, le Moyen Âge et la poésie contemporaine.

Quelle « vision du monde », et même quelle vision de la vision du monde, la métaphore des lunettes charrie-t-elle depuis linvention de cet accessoire ? De Nicolas de Cues à Pierre Bourdieu, et de Sebastian Brant à Perec, François Cornilliat dégage les valeurs beaucoup moins simples quil ny paraît de ce comparant qui est 17aussi parfois simplement attribut symbolique, mais qui, lorsquil est réellement métaphore, dévoile les valeurs contradictoires de la réflexion humaine.

Sil est des lieux qualifiés de « symboliques » ou d« emblématiques », faut-il aussi concevoir des lieux réellement métaphoriques ? Dans sa minutieuse enquête sur le studiolo italien, qui prend appui sur des études de référence signées Panofsky, Louis Marin ou Daniel Arasse, Gabriela Patiño-Lakatos montre toute limportance figurale de la mise en architecture de lâme pensante et du pouvoir.

Le partage figural du monde selon un micro-système chromatique délivre-t-il quelques enseignements sur la société qui lalimente durablement ? Cest en suivant sur les xvie et xviie siècles la fortune métaphorique du doublet [rouge / blanc] dans la poésie classique et baroque espagnole que Milagros Torres, bien au-delà dun constat de révélation sociologique, montre que ces appariements signifiants sont lourds denjeux, et parlent tout autant du réel lui-même que du sens quon peut lui donner.

Que signifie exactement la métaphore, si commune et si rebattue au fil des siècles, du « livre du monde » ? En rappelant ses enracinements antiques et médiévaux, Thierry Roger sattache à déployer les différentes, et parfois fort divergentes acceptions de cette formule lourde de présupposés et doptions philosophiques, en insistant sur ses avatars chez Hugo, Baudelaire et Mallarmé.

Comment une métaphore aux signifiés à la fois nombreux et cohérents, reconduits et reconnus de longue date, largement exploités de surcroît par la psychocritique, peut-elle recéler dautres potentialités sémantiques sans déformer ni invalider les précédents ? Par son analyse minutieuse du roman La Grotte, de Georges Buis, qui exploite de façon aussi convaincante quinédite le comparant spéléologique, Valerio Cordiner apporte la démonstration quil est le vecteur, en certaines circonstances historiques, de vérités paradoxales.

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Des destinées métaphoriques
aux métaphores destinales

Une métaphore qui remonte à la plus haute Antiquité, mais qui a connu des périodes de très faible emploi fort significatives, et qui frôle actuellement la lexicalisation, conserve-t-elle quelque puissance culturelle effective, quelque message sur ce que lhumanité se figure delle-même ? Dans son enquête sur le comparant du « drame » de la vie humaine, où la philosophie, la sociologie, le roman et lépopée sont mis en regard du contrat dramaturgique, Guillaume Navaud apporte des réponses aussi encourageantes que surprenantes.

Les métaphores littéraires de la mort disent-elles toutes la même chose dès lors que le référent auquel renvoient leurs signifiés est reconnu comme donnée universelle ? En retraçant les emprunts que les histoires tragiques des xvie et xviie siècles font à lAntiquité païenne, et ce par-delà lemprise encore vive du Moyen Âge chrétien, Witold Pietrzak peut au contraire souligner la spécificité dune lecture individualisante de la destinée humaine, typique dune certaine modernité.

Lusage métaphorique intense et topique dune notion peut-il finir par déformer en retour, voire redéfinir, la signification concrète de celle-ci ? Enrica Zanin en apporte la preuve en considérant lhistoire du comparant de la tragédie, dabord situé dans son contexte antique et médiéval, puis examiné plus particulièrement aux xvie et xviie siècles, avec de fortes variantes géographiques et culturelles.

Cette seconde livraison, ou plus exactement cette deuxième « saison » du Parcours du comparant, apporte donc son lot daperçus instructifs, quil sagisse de lancienneté dun phore ou de certaine variation dans ses applications, mais suscite aussi de nouvelles interrogations, notamment sur létonnante plasticité quantitative que connaît souvent telle ou telle métaphore, envahissante à certaines époques, quasiment absente à dautres, puis ressurgissant à la suivante sans quil soit toujours possible dexpliquer ce regain de faveur ou la déshérence précédente. Il est dautant 19plus souhaitable de tâcher dy répondre que les deux colloques, à quatre ans dintervalle, ont montré quune métaphore peut ne jamais réellement disparaître, et rester toujours virtuellement active, pour ainsi dire « en mode veille » dans un héritage culturel donné – ce qui ne signifie pas que toute métaphore est immortelle, assertion logiquement différente et plus que téméraire ; que, dût en pâtir la conception ornementale ou ce quil en reste – car, à moins de jouer à « démolir Nisard », elle na plus guère de représentants académiques depuis plusieurs décennies –, la métaphore imprègne lesprit humain et informe ses cadres de pensée en dincessantes distinctions notionnelles et axiologiques vécues comme spontanées alors même quelles sont le produit dune histoire, et que la métaphore qui en est le vecteur ne peut même se concevoir en dehors de cette histoire, de même que, pour des raisons sans doute voisines, son efficacité dépend étroitement dune sorte de narrativité in nuce ; et quenfin – mais ici comme en tout la bêtise « consiste à vouloir conclure », et il sagit plus en loccurrence douvrir que de refermer –, quel que soit le domaine auquel elle emprunte sa figuralité, nature, arts, sciences, techniques, mémoire institutionnelle, économie, divertissements du quotidien, dans le même temps que la métaphore parle pour nous, elle parle aussi fort éloquemment de nous. Lenquête sur la métaphore à travers le temps comporte ainsi un aspect anthropologique, voire philosophique, soit dit en toute humilité, qui nétait pas flagrant lors des explorations rhétoriques et linguistiques préliminaires, ou qui, du moins, paraissait valoir dans lusage courant mais un peu moins dans son usage littéraire. Un troisième volet de lentreprise confirmerait-il cette progressive conjointure ? Il est probable quil contribuerait à approfondir ce quont montré les deux premiers, et cest en tout cas le vœu aussi légitime que logique de celles et ceux qui ont bien voulu y hasarder leurs savoirs et leur esprit denquête.

Xavier Bonnier

Université de Rouen-Normandie

Centre dÉtudes et de Recherche Éditer / Interpréter

CÉRÉdI (EA 3229)

1 Université de Rouen, 21-22-23 juin 2012 ; lorganisation était alors assurée par Xavier Bonnier (Cérédi) et Anne Vial-Logeay (ERIAC).

2 Un cas exemplaire, qui montre tout lintérêt de ces reprises de communications précédentes pour la meilleure connaissance dun domaine, est ici représenté par la contribution de Camille Kerbaol, dans la foulée de celle de Francesca Romana Berno sur le comparant du bronze.

3 Voir en particulier celles de M. Sandras, sur la « ciselure », et de F. Cornilliat, sur les « lunettes ».

4 Des contributions comme celles de V. Duché (sur la métaphore vestimentaire), de M. White-Le Goff (sur le tandem microcosme / macrocosme) ou de Thierry Roger (sur le fameux « livre de la Nature »), illustrent assez bien ce cas de figure.

5 La « neige » contenue dans la boule que laisse choir le vieux Charles Foster Kane, et qui rappelle son enfance, au moment de sa mort au début du Citizen Kane dOrson Welles, est un exemple fameux parmi une foule dautres largement reconnus et partagés.

6 Voir Isabelle Bétemps, « Le parcours du diamant, pierre damour(s) », dans Xavier Bonnier (dir.), Le Parcours du comparant, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 316 sq.