Skip to content

Classiques Garnier

Le Primitivisme aujourd’hui, un monde à repenser ? Entretien

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Le Primitivisme des avant-gardes littéraires
  • Author: Diagne (Souleymane Bachir)
  • Abstract: « L’art africain », un art non mimétique selon Senghor, est confronté aux démarches de l’avant-garde française, au début du xxe siècle, décentrée par cet intérêt à un langage plastique méconnu. Les Européens sont transformés par le contact à des objets performatifs ; la relation est une médiation qui n’est pas appropriation. Mais utiliser de nos jours le mot « primitivisme » doit se faire en mesurant les sensibilités culturelles et politiques.
  • Pages: 145 to 158
  • Collection: Encounters, n° 595
  • Series: Twentieth and twenty-first century literature, n° 46
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406151203
  • ISBN: 978-2-406-15120-3
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15120-3.p.0145
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 09-20-2023
  • Language: French
  • Keyword: Senghor, art africain, avant-gardes, arts nègres, traduction, médiation
145

Le Primitivisme aujourdhui,
un monde à repenser ?

Entretien1

Jehanne Denogent et Christine Le Quellec Cottier. – Dans votre ouvrage Léopold Sédar Senghor. Lart africain comme philosophie vous montrez que laptitude de déchiffrage des arts africains est au fondement de la philosophie de Senghor. Comme lui quelques années auparavant, les artistes davant-garde se sont beaucoup intéressés à lart quils appelaient « nègre ». Comment peut-on penser le lien entre les avant-gardes qui appartiennent à la puissance coloniale et Senghor ? Autrement dit, est ce quon peut dire que Picasso, Apollinaire et Cendrars ont posé les prémices dune pensée philosophique africaine ?

Souleymane Bachir Diagne. – Il faut, en effet, préciser ce quils ont appelé « art nègre », car il sagit dune expression utilisée par les Européens, par ces avant-gardes, qui ont lancé la vogue de ce quon appelle maintenant « lart nègre ». Mais jaimerais marrêter sur un autre aspect. Quand vous dites que lavant-garde appartient à la puissance coloniale, il faut réfléchir à lusage de ce verbe car quest-ce que cela veut dire appartenir ? Il est dans la nature des avant-gardes, précisément, de ne pas vraiment appartenir. Leur caractère est cette capacité de ne pas simplement sinscrire dans le sol qui les a vu naître, et davoir la capacité de décentrement. Donc, ces avant-gardes ont été en mesure daccepter le décentrement auquel les invitait précisément, ces arts quils ont appelé « art nègre ». Et cest dans cette mesure-là que leur propre décentrement a rencontré ce qui était la recherche de quelquun comme Léopold Sédar Senghor. Ils se sont inscrits dans le même champ de questionnement. Quand, par exemple, Picasso raconte sa visite au musée du Trocadéro, il dit : « À un moment donné, je me 146suis demandé mais pourquoi donc est ce quils sculptent comme ça ? Et donc, quest-ce quil nous dit ? Que signifie ce langage visuel, ce langage plastique ? ». Ces questions sont également les questions que se posent Senghor et les intellectuels africains, ou afro-descendants parce que jy inscris aussi les autres pères de la négritude, comme Césaire par exemple. Les avant-gardes y ont apporté leurs propres réponses parce quelles venaient de leurs propres recherches. Et quand Picasso pose la question pourquoi sculptent-ils comme ça ?, il est en train de poser cette question à partir de sa propre recherche dun autre langage plastique, à lépoque où il découvre les arts africains. Quand Senghor pose la même question, il y apporte une réponse philosophique consistant à dire quelle est la philosophie, quelle est la cosmologie quil y a derrière. Évidemment, ces questions et cette recherche en direction des cosmologies africaines ne sont pas identiques à ce que cherche Picasso avec une question identique. Les avant-gardes nont donc pas posé les prémices dune pensée africaine au sens où ils auraient eux-mêmes posé les fondements sur lesquels les Africains se seraient contentés simplement dédifier leur propre pensée. Ils ne sont pas à linitiative de ce que lon appelle la pensée africaine. Ils ont partagé avec cette recherche de la pensée africaine le même champ de questions. Ils se sont inscrits pour ainsi dire dans la même problématique.

J. D. et C. L. Q. C. – Les avant-gardes parlent dart, de style ou de lyrisme « nègre » parce quils pensent déceler dans les sculptures et les textes une singularité africaine. Senghor fait lui aussi une ontologie de lart et du connaître africains. Est-ce quil y a une unité de pensée noire, malgré la diversité des cultures, des traditions et des folklores sur le continent africain ?

S. B. D. – En lien avec mon propos précédent, une singularité africaine construite de lextérieur nest pas la même chose quune pensée dune certaine ontologie de lart africain pensée par Senghor. La différence tient au fait que Senghor ne mène pas simplement ses réflexions sur lart en conversation avec ces avant-gardes. Il faut avoir à lesprit que pour comprendre la pensée de Senghor, il faut se référer à Bergson, dont limportance est à souligner. Donc, quand Senghor pose des questions à lart africain, il est en train de poser non pas simplement des questions 147concernant le langage plastique et sa signification, comme les avant-gardes et des artistes, il est en train de se demander quelle philosophie et quelle cosmologie trouvent leur langage dans ces formes-ci. Le second aspect est évidemment la question dune singularité africaine et dune unité de la pensée noire, ce qui convoque immédiatement le mot essentialisme. Sagit-il dun essentialisme ? Sagit-il dessentialiser la pensée noire, en ignorant lextrême diversité des manifestations culturelles de la création artistique sur le continent africain ? Il faut faire une distinction très précise dans les concepts. Lessentialisme est une approche probablement fautive parce quelle ignore les différences et manque den tenir compte. Pendant très longtemps, il suffisait de mettre les pieds dans un coin de lAfrique pour se dire expert de lAfrique en général et avoir des idées très générales sur ce quétait le continent. Mais une fois quon est revenu de cette erreur épistémologique, il ne faut pas non plus tordre le bâton dans lautre sens et se mettre à fractionner tout le continent africain. Quest-ce que vous faites quand vous dites par exemple lart africain, au singulier ? Vous nêtes pas en train de faire de lessentialisme, mais vous menez une opération dessentialisation, au sens où vous réduisez à lessence. Autrement dit, je peux parfaitement parler de lOuest africain, même si je nignore pas que lart dogon nest pas lart sénoufo qui nest pas lart de la sculpture bambara qui nest pas lart que lon peut trouver au Sénégal. En revanche, ce que je vise en disant cela, cest une approche, un langage qui est partagé. Par exemple, quand Senghor nomme lart africain au singulier, il vise le fait quil sagit dun art non mimétique. Ce nest pas un art qui se donne pour finalité la reproduction de lapparence mais qui, par le langage quil emploie, vise autre chose, ce quil appelle la sous-réalité. Donc, en choisissant des formes géométriques, tels des triangles, rectangles, cercles, votre but nest pas de reproduire la réalité, puisque nous ne vivons pas dans une réalité géométrique. Donc quel est-il ? Voilà une unité problématique, une unité de question qui peut expliquer que vous traitiez lart sénoufo ou lart bambara, ou lart dogon ou lart diola de la même manière. Vous nêtes pas en train de faire de lessentialisme, mais vous faites une réduction à lessence, ce qui est une démarche tout à fait différente. Et cela vous permet évidemment de vous donner un objet à penser qui est lart africain. Disons, pour simplifier, que lessentialisme manque sa cible, parce que vous réduisez à lun ce qui est multiple, alors que 148lessentialisation est une démarche qui demande de la rigueur et il vous est tout à fait loisible de le faire pour avoir une interprétation à ce moment-là, convaincante.

J. D. et C. L. Q. C. – La notion de rythme est au cœur de la pensée de Senghor et de sa définition dune ontologie africaine. Or, on la retrouve aussi dans les écrits de Paul Guillaume, dans les performances Dada ou dans la musique de Darius Milhaud. Est-ce que vous pouvez revenir sur la polysémie de la notion de rythme qui fait rayonner une pensée noire entre les disciplines et les époques ?

S. B. D. – La notion de rythme vient de lexpérience humaine et celle-ci est une expérience universelle. Le rythme se retrouve dans la pensée de Senghor, au cœur de son approche des arts africains, et que ce rythme soit également présent dans la musique de Darius Milhaud ou dans les écrits de Paul Guillaume (même si cest pour réfléchir sur les arts africains) cela na rien détonnant du tout. Et il ne faut pas ici parler en termes dinfluence. Il sagit dune expérience humaine fondamentale de ressentir, dans le mouvement des choses et des sons, une périodicité qui caractérise la notion de rythme ; cela ne doit pas être considéré comme une spécificité africaine. Pourquoi Senghor parle-t-il de rythme ? Est-ce une ontologie africaine ? Dans un écrit qui est probablement un des tout premiers écrits théoriques de la négritude en général, et senghorienne en particulier, « Quest-ce que lhomme noir apporte ? » se trouve la fameuse formule : « Lémotion est nègre comme la raison est hellène » – qui doit être comprise comme un propos esthétique si on ne veut pas manquer sa réalité. Dans ce texte, il étudie le langage des arts africains, en particulier de la sculpture africaine, alors quil vient de lire le texte de Guillaume et de Munro, juste traduit en français, La Sculpture nègre primitive. Il baigne donc dans cette atmosphère philosophique et esthétique installée par Guillaume et Munro, proposant une lecture des formes plastiques utilisées dans la sculpture africaine. Et Senghor, à ce moment-là, a lidée suivante : « Ces formes géométriques qui sont ainsi assemblées, quest ce qui les fait tenir ensemble ? ». Dans ce texte fondateur où il est en train de « lire » véritablement les arts africains, il appelle cela une « force motrice ». Ainsi, pour faire tenir ces formes géométriques ensemble, il faut une sorte de force qui les relie. Il crée 149donc un passage du langage plastique à la cosmologie ouest-africaine et en particulier à la cosmologie sérère. Il ne faut pas oublier quil a grandi dans cette cosmologie sérère, dont il est familier, tout en ayant vécu entre plusieurs religions, puisque son père sétait converti à la foi catholique et que lui-même a été instruit au séminaire. Mais il voit dans cette force la manifestation dune ontologie des forces vitales. Selon cette idée « être » est une force, une chose qui existe est une force. Il ny a donc rien dinerte dans le monde, pas même le minéral. La pierre est une force inférieure, certes pas identique à celle des hommes ou des animaux ou parmi les Ancêtres, mais cette ontologie de la force vitale est ce qui nous permet dexpliquer les arts africains et en particulier le langage plastique de ces arts.

Dans un tel univers de forces, la différence entre elles revient, pour envisager la question dans le langage traditionnel de la philosophie, à reconnaître le principe dindividuation qui fait que telle force est la vôtre et non celle dautrui. Cette différence se reconnaîtra au rythme de chacun. Les forces expriment un certain rythme et quand un artiste crée, il est en train de sublimer, pour le dire comme Senghor, les forces inférieures qui sont les forces des matériaux quil va utiliser – le bois, la pierre, … – pour les élever à la lumière de lesprit. Quand lartiste crée, il réunit des rythmes, principe dindividuation des forces, élévation spirituelle. Cela permet de comprendre que la distinction entre esthétique et spiritualité ne fait pas sens. À propos de l« art nègre », il a été souvent entendu que les objets étaient fabriqués pour des motifs religieux et pas pour des motifs esthétiques… mais toute lhumanité a toujours fabriqué des objets pour des motifs religieux. Si vous lisez lhistoire de lart en Europe, la création a toujours des finalités spirituelles. Et comme le dit Malraux, une fois que les dieux sont partis, lart est là. Mais les dieux, au départ, président quand même à la construction de ces objets.

Encore une fois, il ne faut pas passer son temps à vouloir chercher une sorte de singularité, une spécificité africaine absolue. Il y a une expérience humaine fondamentale qui est une expérience humaine partagée et sur laquelle il faut toujours faire front lorsquon veut expliquer les cultures dAfrique. Mais limportant est que ces objets ne sont pas simplement religieux parce quils ont un usage religieux. Au principe de leur création se trouve cette activité religieuse qui est lactivité qui va consister à sublimer les forces inférieures pour les élever à la lumière de lesprit 150comme le dit Senghor. Ces objets remplissent une fonction religieuse parce quau principe même de leur création se trouve une activité que lon peut appeler une activité de spiritualisation. Les matériaux utilisés ont été spiritualisés, ce qui est une finalité de lart. Dire quils sont religieux et opposer le religieux à lesthétique na aucun sens. Cest le religieux lui-même qui est naturellement esthétique. Si vous appelez esthétique la force spirituelle dun objet qui, dès lors quil est créé par lart, nest plus dune certaine manière de ce monde ou de ce temps. Pourquoi est-ce que nous avons le sentiment quun objet esthétique, quelle que soit sa localisation, nest pas vraiment de ce monde ou nest pas vraiment de ce temps, quil est, comme le disait Stendhal, « promesse de bonheur » ?

Le rythme est central parce quil est principe de la création mais également principe de réception, cest-à-dire que vous recevez, en tant que spectateur ou visiteur du musée, cet objet dans sa visée première, dans sa spiritualité et dans la manière dont il est lexpression. Le recevoir, cest être dans lattitude rythmique qui permet dêtre en phase avec lui. Le rythme est chose plastique et je peux coïncider avec celui de lobjet : je le reçois esthétiquement.

J. D. et C. L. Q. C. – Paul Guillaume et Carl Einstein ont mené une analyse formaliste des sculptures africaines, ce qui a permis une valorisation esthétique et non plus ethnologique des « arts nègres ». Mais en 1921 déjà, Einstein déplore que lAfrique, « se dérobe comme une anguille à la soif de connaissance des Européens ». Est-ce quun constat comme celui-ci fixe les limites du sensible et, de fait, dun impossible primitivisme ?

S. B. D. – Il est bon de rappeler que les avant-gardes, les poètes et les artistes du début du siècle ont permis de faire passer les arts africains de la catégorie de curiosité ethnographique à la catégorie dart. Et personne ne la fait davantage, par exemple, quApollinaire, qui a passé tout son temps, à un moment donné, à écrire quil faut que ces objets dart africain quittent le musée ethnographique où ils se trouvent simplement entreposés et livrés à la curiosité des visiteurs, parce que ce type de curiosité tient à distance lobjet. Si vous les considérez comme objets dart, cela signifie quils vous parlent, quils ont quelque chose à vous dire et que vous êtes à lécoute. Il sagit là de lessentiel, car ils nont 151pas besoin dêtre valorisés par un regard européen pour exister. Alors, quEinstein déplore que lAfrique se dérobe à la soif de connaissance des Européens, bon, dune certaine manière, tant mieux ! Pourquoi lAfrique serait-elle ainsi ouverte et offerte à la soif de connaissance des Européens ? Cela implique que lEurope est le lieu des sujets connaissant et que le reste du monde est offert à sa soif de connaissance, quelle connaît les autres cultures mieux quelles se sont connues elles-mêmes, comme le pensaient Marx et Lévinas…

Il faut considérer une connaissance partagée, non pas simplement dans létablissement de la soif dun sujet européen. Il est facile dopposer à cette attitude celle, quelques années plus tard, de lethnologue Marcel Griaule qui, quand il arrive en pays dogon, se dit Je vais écouter le sage et cest lui qui va mexpliquer la cosmologie des Dogons. Et ce nest pas nécessairement moi qui ai les catégories adéquates pour les comprendre. En revanche, en revanche, ce que je vais faire, cest les traduire dans ma langue et dans ma propre pratique. Et cette traduction, évidemment, on le sait, est une trahison – traduttore traditore – mais elle est créatrice aussi. Vous ne pouvez pas faire autrement que traduire dans vos propres catégories. Et donc cest une bonne chose dans la relation que des artistes et les poètes davant-garde ont eue avec lAfrique dont ils ont effectué une traduction. Et il ny a pas à se demander si cette traduction est fidèle ou pas. Fidèle à quoi ? Elle na pas à être fidèle. Ils ont traduit selon les questions queux-mêmes se sont posées, selon les recherches dans lesquelles ils sétaient engagés ; ils avaient estimé que ces objets dart africain leur parlaient et ils ont traduit dans leur pratique ce quils en avaient compris. Il ne sagit pas de satisfaire sa soif en ayant une compréhension pleine et entière de lAfrique en considérant que lAfrique soffre aux Européens… Il faut toujours se rappeler que, selon la leçon de Glissant, il y a une opacité constitutive de la relation : être en relation signifie pratiquer la traduction, mais non considérer une immanente transparence du monde, la forme suprême de leuropéocentrisme…

J. D. et C. L. Q. C. – Évoquer un primitivisme littéraire pose aussi la question de la langue, puisquil ny a pas plus de langues primitives que dindividus primitifs. Les artistes composent et fabriquent à partir de traductions imprimées. Est-ce quon doit lire ces traductions en oubliant tout contexte ?

152

S. B. D. – Si le primitif est une sorte dhumanité à part, une humanité incomplète, ses langues étaient quant à elles nommées dialectes, impliquant leur incomplétude face à une langue impériale qui, elle, se posait comme complète. Ce processus était à lœuvre pour les langues africaines dont trois grands manques étaient soulignés : celui de termes abstraits, de temps futurs et du verbe être. Mais cest absurde, cest absurde ! Il ny a pas de termes abstraits, il y a des usages abstraits de certains termes. Pensez aux mathématiques : on ne peut pas avoir plus abstraits alors quelles sont remplies de termes absolument concrets, tels les anneaux, les corps, les tenseurs, les espaces… Vous ne pouvez pas avoir mots plus concrets, mais leur usage est abstrait. Dire dune langue quelle manque de termes abstraits na pas de sens, pas plus que daffirmer dune langue quelle manque de temps futur ! Toutes les langues ont un moyen de dire demain et de lui donner un sens abstrait qui aille au-delà de lexpérience immédiate. Quand nous disons jespère vous revoir demain, je ne suis pas en train de vous dire que je vais prendre lavion ce soir. Je suis en train de vous dire Jespère que nous allons nous rencontrer dans un monde après Covid où les amis partagent un repas et boivent un verre. Si les ethnolinguistes considéraient de façon dégradante des langues sans verbe être, cétait parce quon estimait que la philosophie elle-même était construite sur ce verbe. Le mot « ontologie » est construit sur – on qui est le participe en grec du verbe einaï, et les langues indo-européennes sont définies précisément par le fait que le verbe être a cet usage de copule. La prédication se fait toujours avec le verbe être – un sujet et un prédicat – Socrate est mortel… Ainsi, le prédicat est attribué à un sujet supposé stable et lontologie – les catégories logiques et ontologiques dAristote – est évidemment construite en fonction, alors que les autres langues du monde disent leur prédication différemment. Cela signifie que toute langue est de toute façon complète, une langue est une manière de dire le monde.

Pour entrer dans des mondes autres, les artistes ont composé ou fabriqué à partir de traductions imprimées. Je suis quelquun qui croit à la traduction. La traduction est cette chose qui devrait être impossible puisque si lon admet quune langue est une perspective sur le monde, comment traduire véritablement dune langue à une autre ? Cet absolu, transgressé, est au cœur du film de science-fiction Arrival (2016) où une linguiste va apprendre la langue absolument autre 153des extra-terrestres. Elle monte dans leur vaisseau spatial où ils lui enseignent leur langue mais, en réalité, ils sont également en train de lui enseigner une certaine relation au temps. Ainsi, cet apprentissage change sa propre perspective de la réalité, puisquelle est capable de vivre dans le présent et de simultanément voir le futur. La métaphysique du film est construite sur cette idée quapprendre une langue signifie aussi entrer dans un autre monde.

Cest la raison pour laquelle la traduction devrait être chose impossible. Et pourtant, elle se passe ! Il faut donc considérer deux couples, opacité et intraduisibilité dune part, et traduction dautre part. Celle-ci seffectue sur fond dexpérience humaine, un universel de la vieille formule humaniste : Je suis humain et rien de ce qui est humain ne mest étranger. Et sil y a « trahison », ce nest pas un manque, ce nest pas un échec, elle peut être créatrice. Picasso traduit dans le langage de sa propre recherche, dans le langage des questions que lui-même sest posées, son expérience de l« art nègre » et personne ne peut lui dire que cette expérience nest pas authentique. Le ressenti devient une création, celle des Demoiselles dAvignon par exemple, dont les têtes sont des masques africains. Et donc croire à la traduction, cest dire oui, vous avez raison, les artistes composent et fabriquent à partir de traductions, mais cest ce que nous faisons toujours, y compris à lintérieur dune même langue. Nous sommes toujours en train de traduire dans les termes de notre propre approche et de notre propre perspective.

J. D. et C. L. Q. C. – En 1921, Cendrars publie un recueil de contes africains sous le titre Anthologie nègre. Le geste est inédit dans la mesure où il présente les textes débarrassés de leur paratexte ethnologique. Dans quelle mesure peut-on parler, à propos de Cendrars, à propos dAnthologie nègre, de Tristan Tzara avec ses Poèmes nègres ou de Carl Einstein, avec ses Légendes africaines, de médiateurs culturels, alors que, parallèlement, René Maran publie avec succès Batouala. Est-ce quon peut les recevoir de la même façon ?

S. B. D. – Ce ne sont pas des formes différentes de médiation. Par exemple, ce qui me frappe dans Anthologie nègre est la manière dont Blaise Cendrars sefface derrière ses textes, reproduits à partir des témoignages des missionnaires ou des ethnologues. Il offre une très courte 154préface où il dit simplement Regardez comme ces textes sont magnifiques, ils sont traduits. Imaginez ce que serait loriginal. Dans ce prologue, il met en évidence simplement : ces cultures que nous avons niées sont dune richesse extraordinaire. Et ce que je vous offre là, cest simplement un échantillon de ce que ces cultures peuvent produire. Cette attitude me semble être lattitude du médiateur par excellence. De la même manière, Maran avec son roman Batouala est aussi un médiateur, puisquil a montré une Afrique qui nest pas cette Afrique sauvage, primitive, absolument incompréhensible qui peuplait limaginaire colonial, et cela tout en pratiquant une forme de dénonciation du colonialisme. Et donc là, cest une médiation que je dirais décolonisatrice ; les médiations de Cendrars, de Tzara ou de Carl Einstein, et de tous ceux qui se sont intéressés à lart « nègre », ont attiré lattention sur le fait que lAfrique était un continent avec des civilisations, des cultures, et de ce point de vue, tous ont été des médiateurs. Mais encore une fois, il faut bien se rendre compte quà chaque fois, il sagissait pour ces auteurs-là de leur propre construction de la signification du mot « nègre », identique à celle que Rimbaud avait donnée à ce mot. Quand Rimbaud dit Je suis un nègre, je suis une bête…, il est en train de dire Je suis autre que cette Europe dans laquelle je suis né. Pour lui, le mot « nègre » est une sorte de ligne de fuite. Lusage de mot « nègre » permet de donner un nom à la rupture quils ont limpression deffectuer avec leur propre monde. Ce nest pas un mot qui décrit une réalité africaine, mais un mot qui dévoile davantage leur propre relation de rupture avec le monde qui est le leur.

J. D. et C. L. Q. C. – Faut-il considérer ce primitivisme comme un exotisme, soit la projection des fantasmes, de ces écrivains ? La question est liée au fait quils imaginent un langage « sauvage », avec des onomatopées, toutes sortes de scansion et de répétitions qui sont au cœur de la projection européenne. Sagit-il dun retour à lexotisme, ce qui met en doute la possibilité dun partage, tel quévoqué précédemment ?

S. B. D. – Je ne serai pas aussi sévère. Il faut bien se rendre compte quil y a une construction du « nègre », une construction de la négritude par les Européens, ce qui nest pas la même chose que la recherche de la signification de la négritude par un auteur comme Senghor par 155exemple, ou même un auteur comme Césaire, qui parlent à partir dune expérience qui est la leur. Mais une fois cela dit, il ne faut pas non plus ignorer la générosité quil y a dans cette démarche. Cest une manière de donner forme à la représentation quils se font de lAfrique, plutôt quune expression de cette Afrique-là. Mais je ne nie pas la générosité quil y a là-derrière et en disant générosité, je suis en train de parler du sens étymologique de ce mot. Générosité signifie que nous sommes de la même race, toi et moi, cest une identification. Dire que je te traite avec générosité est une façon de dire que je midentifie à toi. Dans Le Livre de la jungle, une phrase revient souvent : « Nous sommes du même sang toi et moi ». Voilà la définition de la générosité, une notion déquivalence dans les civilisations. Celle-ci est au fondement de cette fabrication de la négritude par des avant-gardes européennes.

Quant à lexotisme, il consiste aussi à tenir à distance de soi les choses – comme projeter ses photos de vacances pour faire remarquer des différences, des bizarreries – alors que lattitude de Cendrars, dans son avant-propos si court mais si important de Anthologie nègre, veut signaler quil faut faire attention aux cultures des autres parce que cela élargit notre propre expérience, celle dune humanité qui est à la fois la même que la nôtre et différente ; cest une attitude de générosité et je ne lécrase pas avec ce terme dexotisme.

J. D. et C. L. Q. C. – Pourrait-on associer le primitivisme à une forme de traduction ? Elle est un mode daccès à autrui grâce à une immersion dans un univers différent. La notion est positive et échappe à des mises en cause militantes proches de la dénonciation de lappropriation culturelle.

S. B. D. – Dans la continuité de ce que je viens de dire, je suis pour la considération du caractère positif de cette traduction. La traduction est forcément une trahison, une manière de ne pas comprendre cet autre univers, tout en le comprenant, au sens de simmerger, de rentrer en contact avec lui, alors quune forme dopacité est à la base de toute relation. Il faut comprendre que la traduction suppose des intraduisibles et que cela ne soppose pas à la démarche, au contraire, quil sagit dune condition nécessaire. Cest bien ce quaffirme mon amie, la philosophe Barbara Cassin, quand elle précise que le intraduisibles ne sont pas ce quon ne peut pas traduire mais ce quon ne cesse pas de traduire.

156

Ce mode de relation est mis en cause par les militants qui dénoncent lappropriation culturelle. Mais cette « pensée » est tout à fait récente et rétro-projeter ce quaujourdhui nous pouvons dénoncer comme appropriation culturelle sur ce qui a été la démarche des avant-gardes au début du xxe siècle, je crois que cela na pas de sens. Dire, par exemple, que la démarche de Picasso était une démarche dappropriation culturelle na aucun sens. Pour deux raisons : comme je lai dit, la générosité, au sens de cette mise en relation, est la traduction effectuée. Et deuxièmement, Picasso est venu à ces masques africains à partir de sa propre recherche, des questions qui étaient les siennes, qui ont fait que pendant très longtemps, alors quil y avait déjà le corps de ses Demoiselles dAvignon, il narrivait pas à leur donner une tête. Il a effacé toutes les têtes quil essayait. Et donc ces masques lui ont parlé, en répondant à la question quil se posait : quelle tête est-ce que je vais donner à mes demoiselles de cette magnifique ville dAvignon ? !

J. D. et C. L. Q. C. – Quelle est la responsabilité du chercheur face à ces problématiques qui se croisent par lusage de termes ? En pensant à ce que faisaient peut-être les artistes au début du siècle et comment la chose est perçue aujourdhui, dans un temps politiquement et culturellement sensible. Faut-il se positionner avant toute prise de parole ?

S. B. D. – Vous savez, je suis de ceux qui sont perplexes devant ces démarches un peu terroristes qui consistent à voir partout de lappropriation culturelle. Cela produit des identités qui ne seraient que juxtaposées, donc des opacités mais aucune relation. On aurait que des intraduisibles et pas de la traduction. Je me considère comme un philosophe de la traduction. Je suis donc pour cette socialité et je lappelle translationnelle, pour jouer sur les mots anglais ; je ne crois pas quil faille se brider et se censurer a priori.

Lespace public est censé être un lieu qui nous rassemble autour de questions que nous posons ensemble, auxquelles nous pouvons apporter des réponses différentes, divergentes, ce qui est une excellente chose. En revanche, si nous avons un espace public où chacun atteste de la performance de son identité, en estimant que cest une identité absolument singulière, spécifique, absolument pas partageable, je ny vois aucune démarche qui favorise la recherche ou lhumanisme. Aujourdhui, 157nous souffrons suffisamment des ethno-nationalismes politiques que nous voyons pour ne pas les reproduire dans les humanités, celles dans lesquelles vous et moi-même sommes engagés.

J. D. et C. L. Q. C. – Par votre parcours personnel et scientifique, vous êtes à la croisée de plusieurs cultures et de plusieurs langues. Comment expliquez-vous la réception très différente du mot primitivisme, par exemple dans le monde américain, anglophone, et dans le monde français et francophone ? Le rejet anglo-saxon est-il vraiment lié à une conscientisation politique dont manqueraient les locuteurs français ?

S. B. D. – Je suis heureux de vivre entre plusieurs continents, plusieurs langues et dune certaine façon, ceci est devenu ma pratique philosophique. Jappelle cela penser de langue à langue et je crois que cest important effectivement dêtre philosophe, dêtre traducteur. Sur ce plan, je me mets à lécole, encore une fois, dÉdouard Glissant qui écrit en présence de toutes les langues du monde. Et même si lon nen parle quune, il importe de reconnaître que les langues sont plurielles, et toutes équivalentes. Il faut donc savoir se décentrer, avoir conscience que le propos énoncé nest possible que parce lon est à lintérieur de telle ou telle langue. Quen serait-il si je parlais une langue qui voit les choses autrement ? Quen serait-il si jétais dans une langue qui na pas le même usage de la copule être ? Cette opération de décentrement est très importante pour les humanités que nous pratiquons.

Les mots, quand ils voyagent, se chargent de significations différentes. Primitivisme est devenu, en Europe je crois, une catégorie esthétique, et on oublie que quand on sort dEurope, ce mot ne se réfère quà lidée dune humanité primitive, sens retenu dans le monde anglo-saxon. En français, pendant très longtemps, la catégorie « arts primitifs » semblait naturelle, mais aujourdhui sont présentés les « arts premiers » ; il y a donc une conscience de lorigine de ces mots, de leur connotation, et de la nécessité de revisiter le concept. Utiliser le mot primitivisme sans autre forme de procès, nest pertinent ni politiquement ni même philosophiquement : il est indispensable dutiliser ce concept en se demandant de quelle manière il est construit ou quelle en est lorigine, pour mesurer le poids de cette origine sur notre discours. Lexemple le plus frappant est sans doute lusage en français du terme « nègre », alors 158quil sagit dun ghost writer en anglais… Faisons attention aux mots que nous employons, à la fois pour des raisons scientifiques et pour des raisons de sensibilité culturelle et politique, cest important.

Souleymane Bachir Diagne

Université Columbia

1 Par visioconférence, le 17 août 2020.