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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Pouvoir de la majorité. Fondements et limites
  • Pages : 9 à 20
  • Collection : PolitiqueS, n° 14
  • Thème CLIL : 3289 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques -- Philosophie politique controverses contemporaines
  • EAN : 9782406070788
  • ISBN : 978-2-406-07078-8
  • ISSN : 2260-9903
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07078-8.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2017
  • Langue : Français
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Avant-propos

De tous les éléments qui constituent ce que nous appelons la démocratie, la règle de majorité est sans doute celui qui est le plus enraciné, sur le mode de lévidence, dans la conscience commune. Depuis Platon au moins, démocratie et loi du nombre sont assimilées lune à lautre. Cette assimilation recèle pourtant une tension inhérente au fonctionnement démocratique. Lidéal démocratique est en effet celui dune société sans domination ; cet idéal a pour pierre angulaire le principe de souveraineté du peuple, en tant quil est synonyme dautolégislation1. Il est courant de constater, sinon de dénoncer, que la démocratie moderne est fort éloignée de cet idéal, quand bien même le gouvernement représentatif sest profondément transformé et a paru se rapprocher, via le suffrage universel, puis les partis politiques, voire les modes de scrutin, du gouvernement direct ; de nombreuses théories de la démocratie, au xxe siècle, proposent de ny voir quun mode de sélection des gouvernants soumis à lobligation de reddition de comptes2. Il est cependant 10moins fréquent de souligner que, même si le gouvernement direct était possible, il resterait encore un obstacle ultime à lautolégislation : le peuple nest pas une entité réelle et ne se compose que par laddition dun très grand nombre dindividus. La société démocratique, parce quelle est vouée à dinfinies divisions, parce quelle est une société dindividus, ne fait pas corps ; bien quelle soit requise de prendre la forme dun sujet unique de la souveraineté, elle ne saurait parler dune seule voix. Comme le dit Claude Lefort, « la référence dernière à lidentité du peuple, au Sujet instituant savère couvrir lénigmatique arbitrage du Nombre3 ». Lautolégislation se résout en pouvoir de la majorité sur la minorité. Or, lévidence que revêt pour nous la règle de majorité est trompeuse. Ses fondements normatifs ne vont nullement de soi : si lon ne veut pas se contenter de considérer le pouvoir de la majorité comme une version euphémisée du pouvoir de la force, comme le faisaient certains théoriciens classiques4, la démocratie tombant alors sous le coup de la critique quinstruisait déjà Platon à son encontre, qui en faisait le prélude à la tyrannie, on ne peut manquer de se demander pourquoi la majorité devrait légitimement emporter la décision – décision qui liera tous les membres du groupe –, pourquoi la minorité devrait obéir à une volonté qui nest pas la sienne. Le clivage majorité/minorité est ainsi le dernier refuge de lhétéronomie. Cest dailleurs la raison pour laquelle lanarchisme, dans certaines de ses variantes tout au moins, refusait le principe même du vote ; cest la raison pour laquelle aussi, dans les enceintes aujourdhui les plus attachées à la démocratie participative, il est courant de rechercher autant que possible la décision au consensus plutôt quà la majorité des suffrages5. La question du fondement du 11pouvoir de la majorité est ainsi le problème ultime qui doit se poser à toute réflexion sur la démocratie6.

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Lhétéronomie résiduelle dune minorité nest pourtant pas le seul problème que pose le vote à la majorité. Depuis lAntiquité, la qualité des décisions du gouvernement populaire est mise en doute. Si cette prévention à lencontre de la démocratie se défie traditionnellement de la capacité du plus grand nombre à prendre des décisions sages, elle porte également sur laptitude de la majorité à produire des décisions justes. La pensée libérale a largement thématisé le risque de « tyrannie de la majorité », cest-à-dire le danger de voir la majorité abuser de son pouvoir et opprimer la minorité. Au-delà de ce que les libéraux du xixe siècle redoutaient du pouvoir du plus grand nombre, lhistoire nous a appris que la décision majoritaire peut parfois accoucher du pire, et se retourner dailleurs contre la démocratie elle-même, en portant ses adversaires au pouvoir.

Ces deux difficultés symétriques que pose le pouvoir de la majorité renvoient aux deux dimensions de la légitimité : celle qui touche au fondement du pouvoir, et celle qui a trait à son exercice. La première appelle une justification de lobéissance de la minorité à la décision de la majorité. La seconde porte sur le caractère absolu ou au contraire conditionné de lobligation dobéissance à la majorité : si le pouvoir de la majorité dispose effectivement dune justification, son autorité morale est-elle sans limites, ou la minorité peut-elle, dans certaines conditions, sestimer déliée de son devoir dobéissance ? On peut être tenté de considérer que cette seconde interrogation ne concerne pas la théorie de la démocratie, mais relève de la seule morale. Mais une telle réponse, qui entend séparer de manière étanche la légitimité politique et la légitimité morale, tient pour acquis que la démocratie nest affaire que de procédure, et ne saurait être soumise à aucune réquisition substantielle. Cest précisément ce quil sagit de vérifier. Sauf, par conséquent, à tenir les considérations morales arbitrairement à lécart de son champ de réflexion, la théorie de la démocratie doit poser la question de savoir 13si la légitimité du pouvoir de la majorité, et par conséquent lobéissance qui lui est due, sont conditionnées par sa conformité à des normes de justice quimpliquerait lidéal démocratique lui-même. Cette question équivaut à se demander si des exigences de justice déterminées font partie intrinsèque de lidée démocratique, de telle sorte quun pouvoir majoritaire qui les trahirait cesserait par là même dêtre démocratique, et que la minorité serait alors fondée à sestimer déliée de son devoir dobéissance7. On ne peut considérer que la légitimité de la majorité nest pas atteinte par son injustice, autrement dit, que le jugement dinjustice porté sur le pouvoir de la majorité, qui peut éventuellement conduire à la résistance, et le jugement relatif à la légitimité démocratique sont deux choses distinctes, que si ce nest pas le cas. Lobjectif de cette étude est donc dinterroger la légitimité du gouvernement de la majorité dans ses deux dimensions : il sagit, dune part, de comprendre ce qui autorise la majorité à se substituer au tout, quil sagisse de la majorité qui résulte dun vote délibératif, ou dun vote électif8, dautre part, de déterminer si les décisions prises à la majorité sont soumises, par le concept du gouvernement majoritaire lui-même, à une obligation de justice pour être légitimes. Lexamen de la question de la légitimité du pouvoir majoritaire dans ses deux dimensions passe ainsi, nécessairement, par la mise à lépreuve de lhypothèse déventuelles propriétés morales et 14épistémiques de la règle de majorité. Cette hypothèse a pu lui servir de justification, dans lhistoire des idées politiques, mais aussi dans la théorie politique contemporaine ; or, si la règle de majorité présente, de par sa vertu intrinsèque, de bonnes chances de produire des décisions justes ou sages, la question des limites de lobligation dobéissance à la majorité devient du même coup beaucoup moins pressante. Par ailleurs, quelles quelles soient, elles napparaîtraient plus comme une barrière externe au gouvernement de la majorité, puisquelles sappliqueraient en cas de trahison, par la majorité, de sa propre vocation à la justice. Au-delà de la règle de majorité, lenjeu est de savoir sil est possible de produire un concept unifié de la démocratie moderne, où lexigence de justice est partie intégrante du principe du gouvernement du plus grand nombre. Une telle tentative vise à approfondir lintelligence de la légitimité démocratique. Des travaux dimportance se sont donné un objectif comparable, dont ceux, particulièrement stimulants, de Pierre Rosanvallon. Lapproche développée ici, cependant, à la différence de celle de Pierre Rosanvallon, ne vise pas à décrire la pluralisation contemporaine des régimes de la légitimité, ni à montrer quils font système, mais à dégager la cohérence conceptuelle de lidée démocratique telle quelle sincarne à la fois dans la procédure de la décision à la majorité et dans la substance des droits fondamentaux. La présente étude porte en ce sens sur la démocratie comme concept, afin de rendre raison des institutions qui lui donnent vie, plutôt quelle ne cherche à totaliser empiriquement la diversité des expériences contemporaines de la légitimité9.

La première partie (Majorité et souveraineté du peuple. Histoire conceptuelle de la légitimité démocratique) est une histoire des justifications de la règle de majorité. Dans les théorisations classiques de la légitimité de la règle de majorité, les justifications procédurales et substantielles sentremêlent ; leur articulation autorise la majorité à parler pour la totalité. La justification de la règle de majorité a dabord été substantielle : dAristote aux réflexions de lÉglise médiévale, la majorité a été créditée dune présomption de rationalité qui rend peu à peu caduque la notion médiévale de sanior pars, 15la part la plus sage dune assemblée, qui pouvait être minoritaire. Dès lors, la minorité a vocation à se rallier à la majorité après-coup ; la majorité réalise donc lunité de la communauté, parce quelle exprime ce que tous auraient dû vouloir (« Maior et sanior pars »). Les justifications de la règle de majorité des philosophes jusnaturalistes, Grotius, mais surtout Hobbes, Locke, Pufendorf, sont plus directement procédurales : indépendamment de la justesse des décisions quelle produit, la règle de majorité est légitime parce quelle a fait lobjet dun accord lors du pacte originel, et parce quelle est réputée naturelle. Quel que soit le contenu des décisions de la majorité, cela lautorise à réclamer lobéissance, et à parler au nom du tout (« Le jusnaturalisme moderne et le principe dégalité des voix »). La justification substantielle de la règle de majorité, et lassimilation de la partie au tout sur la base de la présomption de rationalité de la majorité théorisée par lÉglise médiévale resurgit, sous une forme sécularisée, chez Rousseau. Elle sarticule chez lui aux principes de liberté et dégalité que les jusnaturalistes mettaient au fondement de la règle de majorité : cest en effet parce que chacun recherche une norme qui convienne en raison à tous, que la majorité est réputée défendre ce que tous devraient vouloir. Parce quelle est substantiellement juste – en tant que ses décisions sont supposées conformes à lintérêt général –, la partie exprime la volonté véritable du tout ; elle incarne donc la souveraineté du peuple (« La majorité veut ce que tous auraient dû vouloir »). Le dernier chapitre de cette seconde partie thématise le devenir de cette articulation de la légitimité substantielle et de la légitimité procédurale de la règle de majorité après Rousseau. Kant, lui aussi, pose que la législation doit être lœuvre dune volonté universellement déterminée, mais pour lui, le gouvernement populaire en est incapable : le règne démocratique dune majorité est nécessairement un despotisme. Le gouvernement ne peut être confié à une partie du peuple, imposant sa loi à une autre, sans trahir lintérêt général. Cest donc justement lexigence de légitimité substantielle de la législation qui interdit le gouvernement populaire, parce quelle ne peut être satisfaite par la majorité. La méfiance de Kant ou de Fichte vis-à-vis de la démocratie témoigne de ce que la légitimité substantielle des décisions de la majorité est désormais suspecte (« “Tous qui ne sont pourtant pas tous” »).

La démocratie moderne ne sest pas défaite de cette tension apparue au déclin de la pensée jusnaturaliste, et aux débuts du libéralisme politique, entre les deux exigences de légitimité du pouvoir de la majorité que la 16pensée de Rousseau : si la règle de majorité est considérée comme allant de soi – nul ne remet véritablement en cause la légitimité de la règle de majorité en tant que procédure de décision –, la justesse de ses décisions est toujours incertaine. Cest en partie dans le but de se prémunir des errements de la majorité, ainsi que des mécomptes quelles ont connu, que les démocraties modernes se sont dotées, pour la plupart dentre elles, de mécanismes de contrôle de la constitutionnalité des lois, et quelles continuent aujourdhui de se juridiciser ; cest aussi selon cette logique quune ancienne démocratie comme la France a érigé la Déclaration des droits lhomme et du citoyen de 1789 au rang de norme suprême de lédifice constitutionnel, alors quelle navait plus, durant près dun siècle et demi, quune valeur dordre testimonial. Ainsi, si la légitimité procédurale de la règle de majorité nest plus guère questionnée, la légitimité substantielle de ses décisions est garantie par dautres instances, les juges des cours constitutionnelles. La notion de démocratie a pris une acception nouvelle au fil de cette évolution ; traditionnellement comprise comme attribution de la souveraineté à un sujet collectif, elle devient un régime de droits constitutionnellement protégés. Si la légitimité substantielle du pouvoir de la majorité est toujours suspecte, réciproquement, les limitations qui lui sont imposées, sur lesquelles veillent les juges constitutionnels, apparaissent dès lors extérieures à lidéal démocratique de lautogouvernement. Ce caractère apparemment hybride de la démocratie contemporaine10 correspond à la tension constitutive de notre rapport à la démocratie : démocrates, nous adhérons à la loi du nombre, mais nous sommes réticents à tenir tous ses verdicts pour légitimes. Est-il possible de résoudre cette tension, et détablir que cest lidéal démocratique lui-même qui impose des conditions morales à la légitimité de la majorité ?

La deuxième partie (Majorité et État de droit. Lambiguïté de la légitimité démocratique), à partir dun rappel des théorisations classiques des limites à apporter au gouvernement de la majorité, de Sieyès à Tocqueville, en 17passant par les Pères fondateurs des États-Unis (« Limiter le pouvoir de la majorité »), envisage les conceptions de la démocratie moderne qui ne se bornent pas à enregistrer son caractère apparemment hybride, mais cherchent à en penser la cohérence profonde, et à réarticuler lidéal des droits de lhomme au principe majoritaire en un concept unifié de la démocratie. Selon une première compréhension de la démocratie contemporaine, la juridicisation de la démocratie est lexpression de la volonté générale, qui transcende les majorités successives. Linvocation de la volonté générale connaît des variantes ; dans tous les cas, cependant, cest lidée dune volonté une et authentique du peuple, consacrée par la juridicisation de la démocratie, qui est chargée de réconcilier le gouvernement de la majorité et les exigences de justice (« La recherche de la volonté générale »). La seconde compréhension possible du régime démocratique moderne consiste, comme le fait Ronald Dworkin, à redéfinir la démocratie comme régime de droits partagés. Cette compréhension de la démocratie articule également lexigence de justice et lidéal de lautogouvernement, mais la règle de majorité ny est quun instrument, parmi dautres, dun gouvernement visant le traitement de ses ressortissants comme des égaux ; ladhésion partagée à cet idéal détermine une communauté morale, sous lhorizon de laquelle la majorité ne gouverne que dans détroites limites (« Une démocratie sans peuple ? »). Aucune de ces tentatives de formuler un concept unifié de la démocratie ne relie pourtant le gouvernement par le droit au gouvernement du nombre. En effet, la volonté originaire dun peuple-un respectueux des droits qui est invoquée pour réconcilier la souveraineté populaire et le règne du droit ne se confond pas avec les majorités réelles. Elle est une fiction juridique ; sen remettre à elle pour réconcilier les moments de lexpérience démocratique implique de renoncer à lidée dune cohérence intrinsèque de la procédure et de la substance démocratiques, de la règle du nombre et de la consécration de principes fondamentaux. Quant à la conception de la démocratie comme régime traitant ses ressortissants comme des égaux, en dépit de ses promesses, elle ne parvient pas à penser la règle de majorité autrement que comme un instrument contingent de fins qui sont définies par ailleurs. De sorte quelle aboutit à évincer lautogouvernement de sa définition de la démocratie.

La troisième partie (Majorité et justice. Le paradoxe de la légitimité démocratique) cherche dès lors la voie dune réunification du concept de la démocratie moderne, articulant lidéal de lautogouvernement et les 18réquisitions substantielles de justice, qui fasse pleinement droit au principe majoritaire. Elle repose à nouveaux frais la question de la justification du principe majoritaire, ainsi que des conditions de légitimité du pouvoir de la majorité. Le premier chapitre de cette partie réexamine la thèse ancienne de la rationalité du nombre et cherche à déterminer sil est possible détablir, sur le terrain conceptuel, que le principe même du gouvernement majoritaire implique des résultats justes, ou, simplement, que la règle de majorité présente de bonnes chances de produire des décisions justes. Une telle démonstration, si elle était possible, permettrait notamment de comprendre les droits fondamentaux comme le prolongement de lidée démocratique, plutôt que comme une adjonction extérieure : le gouvernement de la majorité aurait spontanément tendance à les respecter, et sil lui arrivait de les trahir, ce serait le signe dun dysfonctionnement ; auquel cas les limites posées par lÉtat de droit au gouvernement de la majorité ne seraient pas à comprendre comme une barrière externe au pouvoir de la majorité, mais bien comme un rappel à la raison intrinsèque du nombre. Un certain nombre de théoriciens contemporains de la démocratie sessaient à justifier la règle de majorité en établissant sa supériorité épistémique sur dautres modes de gouvernement : la démocratie, entendue comme gouvernement majoritaire, ne se justifierait pas seulement dun point de vue procédural, mais aussi dun point de vue substantiel, ou épistémique ; autrement dit, les décisions, quelles quelles soient, prises selon la règle de majorité, ne seraient pas légitimes seulement parce que cette procédure de décision est supposée être elle-même juste, mais aussi parce que la règle de majorité permettrait de parvenir à des décisions intrinsèquement plus justes quune autre procédure de décision. Ces tentatives se heurtent pourtant à une objection dirimante : nous ne savons pas ce quest le juste – ou ne sommes pas daccord, ce qui revient au même –, et il ny a alors aucun moyen de sassurer de la justesse des décisions majoritaires et détablir la supériorité épistémique de la règle de majorité (« Supériorité épistémique de la règle de majorité ? »).

Une autre voie peut cependant être explorée pour tenter détablir que la règle de majorité permet de parvenir à des décisions intrinsèquement plus justes quune autre procédure de décision. On peut en effet chercher du côté de principes de justice préalablementposés un critère indépendant de la justesse des décisions de la majorité.John Rawls tente de donner un tel fondement à la démocratie, doù se déduisent à la fois un régime 19de droits égaux et le gouvernement de la majorité, le premier guidant et limitant, en outre, les décisions majoritaires. Les deux principes de la justice élaborés dans la Théorie de la justice fournissent en effet un critère de légitimité aux décisions majoritaires indépendant de la procédure de décision majoritaire elle-même ; le caractère juste de ces premiers principes qui servent de critère indépendant de justice pour les lois ultérieures est quant à lui déterminé par laccord unanime qui se réalise autour deux, dans les conditions idéales de la position originelle. Guidée par les principes de justice, la procédure de décision à la majorité, qui inclut une délibération préalable au vote, a, selon Rawls, une valeur épistémique : nous savons ce que sont les principes de la justice, et la décision à la majorité qui conclut une discussion collective est la procédure qui a le plus de chances de parvenir à identifier leur juste application aux circonstances concrètes de la vie sociale. Les principes de justice fournissent également une limite claire à lobligation dobéissance de la minorité : lorsque la majorité les trahit au lieu den identifier la bonne interprétation, la minorité peut recourir à la désobéissance. Qui plus est, ce sont les principes de la justice eux-mêmes qui requièrent la règle de majorité, aux décisions de laquelle ils servent de guide et de critère de justesse : le gouvernement de la majorité découle du premier principe, relatif à légalité des libertés de base (« La règle de majorité ordonnée aux principes de justice »).

Est-on ainsi parvenu à produire un concept unifié de la démocratie moderne, et à établir que le gouvernement majoritaire ne saurait porter atteinte à la justice, et aux droits de ses ressortissants, sans se trahir lui-même ? On peut objecter, comme le fait Jeremy Waldron, que Rawls préjuge de lunivocité de la rationalité : les principes de la justice sont précisément objet de désaccord moral, et laccord unanime à leur sujet ne peut être présupposé. Au lieu donc que la majorité soit dans la dépendance des principes de la justice, ce sont ces principes qui doivent être déterminés par la majorité. En dautres termes, cest précisément parce que nous ne sommes pas daccord sur le contenu des droits fondamentaux, que le principe de majorité simpose. Dès lors, il semble que le gouvernement majoritaire ne puisse être tenu pour le meilleur moyen de parvenir à des résultats substantiellement corrects, mais seulement comme un moyen de décider de ce que nous tenons pour tel. Autrement dit, il faudrait renoncer à lambition dune justification substantielle du gouvernement de la majorité, et se rabattre sur une justification 20seulement procédurale, selon laquelle il est un mode de gouvernement équitable, indépendamment de la justesse de ses décisions, le seul accord possible entre des personnes en désaccord sur le bien ou le juste ne pouvant porter que sur un mode de prise de décision qui accorde un poids égal à chaque voix. Mais si la légitimité du gouvernement de la majorité ne se fonde pas sur des principes premiers dont il aurait pour vertu didentifier au mieux les interprétations correctes, les limites de lobligation dobéissance à la majorité, qui tenaient également à ces principes, sestompent elles aussi. Le prix à payer de cette restriction à une justification strictement procédurale serait de renoncer à un concept homogène de la démocratie, articulant autogouvernement et réquisitions de justice – les droits de lhomme apparaissant alors soit comme purement contingents, dépendant du bon vouloir de la majorité, soit comme une barrière extérieure à la démocratie. Pourtant, si le désaccord règne sur la justice, et si cest la raison pour laquelle il faut se résoudre à ne concevoir la démocratie, ou le gouvernement majoritaire, que comme une procédure dénuée de vertu substantielle, il reste que le recours à cette procédure engage la reconnaissance mutuelle comme égaux de ceux qui y souscrivent, puisquelle seule donne à chacun un poids identique dans la prise de décision. Il y a, en ce sens, au fondement du gouvernement de la majorité, un choix éthico-juridique fondamental (« La justification procédurale du gouvernement de la majorité »). Dès lors, si la règle de majorité présuppose malgré tout le principe de légalité de statut des individus prenant part à la décision, ne peut-on en déduire des limites à lobligation dobéissance à la majorité ? Les principes moraux au fondement de la justification procédurale du gouvernement de la majorité ne rayonnent-ils pas sur ses effectuations substantielles ? Ce sont ces questions, et les paradoxes quelles soulèvent, quil faudra démêler en dernier lieu (« Le principe dégalité et la rationalité démocratique »).

1 La notion moderne de souveraineté du peuple est certes redevable des élaborations monarchiques, et était comme telle inconnue des démocrates grecs, mais le dèmos nen désignait pas moins, dans lAthènes démocratique, la communauté des citoyens détenant le pouvoir de décision. On peut donc considérer que la pensée de la souveraineté, qui suppose de conférer à la multitude, lunité dun sujet, na fait quaccroître la tension que contenait déjà lidée dun pouvoir collectif aux mains de lassemblée des citoyens.

2 Pasquale Pasquino les résume ainsi : « Lanalyse des théories du système représentatif moderne (que lon a fini par appeler au xxe siècle “démocratie”), que ce soit celle de Hans Kelsen ou celle de Joseph Schumpeter, nous permet de dire, en simplifiant un peu, que ce que lon a convenu dappeler la démocratie des modernes consiste en ceci : les citoyens choisissent lors délections compétitives et répétées des représentants qui font des lois auxquelles ces mêmes citoyens doivent obéir. Les citoyens électeurs peuvent renvoyer ces représentants aux prochaines élections. Cest pour cela quon dit que ces derniers sont accountable, ou “politiquement responsables devant le suffrage”, et ainsi de suite, délection en élection. Cest à peu près ce quécrivait labbé Sieyès au début de la Révolution française. À une importante exception près : Kelsen et Schumpeter intègrent lun et lautre à leur théorie le rôle essentiel des partis politiques, qui étaient absents ou plutôt mal vus par les doctrines des pères fondateurs du système représentatif aussi bien en France quaux États-Unis. » « Le principe de majorité : nature et limites », laviedesidées.fr, 14 décembre 2010.

3 Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique », in Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 293.

4 Cest ainsi que James Stephen présente la règle de majorité comme une euphémisation de la force. Comme le dit Adrian Vermeule, Stephen « suggère que la règle de majorité est un point déquilibre émergeant de la menace implicite que les majorités tuent ou fassent du mal aux minorités, imposant lunanimité du cimetière ». Vermeule ajoute que dans cette perspective, lexpression selon laquelle « le gouvernement parlementaire est simplement une forme de contrainte douce et déguisée prend un sens quelque peu littéral et sinistre ». « The force of majority rule », in Jon Elster and Stéphanie Novak, Majority decisions. Principles and practices, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 137. Traduction libre.

5 On songe en particulier à lorganisation ATTAC. Ce mode de décision ne vient dailleurs pas lui-même à bout du problème de la domination, puisquil est aussitôt suspecté de favoriser les minorités agissantes.

6 Létude de la règle de majorité présentée ici relève donc à la fois de lhistoire des idées et de la théorie politique normative, tandis que, comme le relève Philippe Urfalino (« Les justifications de la règle de majorité », Raisons politiques, 2014/1, no 53, p. 5-14), elle est le plus souvent abordée dans la perspective de la théorie du choix social, qui sintéresse avant tout aux modalités de la production dune décision majoritaire, et à ses paradoxes logiques. Les travaux qui thématisent ces paradoxes ninterrogent pas, le plus souvent, la légitimité de la règle de majorité, raison pour laquelle cette étude ne les prend pas au premier chef pour objet. La plupart des œuvres classiques qui relèvent de cette veine ne la remettent dailleurs pas en cause. Ainsi, les premiers travaux consacrés aux paradoxes de la règle de majorité ont été ceux de Borda, qui a montré que, dans une élection qui oppose plus de deux candidats, celui qui arrive en tête pourrait pourtant être battu par chacun des autres dans des duels successifs : 40 % des électeurs peuvent par exemple voter pour A, de préférence, dans lordre, à C et à B, tandis que 35 % préfèrent B à C et C à A, et que 25 % préfèrent C à B et B à A. Pour autant, Borda ne rejetait pas la règle de majorité, mais préconisait de prendre en compte des ordres de préférence et daffecter à chaque place dans le classement un coefficient : sil y a trois candidats, un coefficient 2 peut être attribué à la première place, un coefficient 1 à la seconde et un coefficient 0 à la troisième. Ainsi, dans lexemple donné plus haut, A obtient un score de 80, B de 95, et C de 125. C devrait donc lemporter, alors quil nest classé en première position que par 25 % des électeurs, et quil serait encore éliminé si un deuxième tour de scrutin opposait en duel les deux candidats arrivés en tête au premier tour. Pourtant, si C devrait lemporter, dans cet exemple, cest bien selon la règle de majorité, même sil sagit dune majorité relative : une majorité de personnes a exprimé une préférence de second ordre en faveur de C. Cest toujours le nombre qui lemporte. Ce nest pas le principe de la décision à la majorité que récuse Borda, mais le vote uninominal : il ne permet pas lexpression des ordres de préférence, ni par conséquent lexpression dune majorité de second ordre plus large que la majorité qui désigne un premier choix. Le paradoxe de Condorcet montre en outre quil peut être impossible de dégager une option majoritaire lorsque les individus ont à faire un classement de préférences entre trois options au minimum : si lon compare les paires obtenues, on sexpose au risque dobtenir des majorités contradictoires, une majorité préférant A à B, une autre préférant B à C, et une troisième préférant C à A. Par exemple, si, sur 100 personnes, 33 établissent lordre suivant : A>B>C, 30, B>C>A, 10, B>A>C, 20, C>A>B, et 7 C>B>A, on obtient trois majorités contradictoires que lon peut exprimer sous la forme A>B>C>A : 53 préfèrent A à B (contre 47 qui préfèrent B à A), 73 préfèrent B à C (contre 27 qui préfèrent C à B), et 57 préfèrent C à A (contre 43 qui préfèrent A à C). La probabilité de telles contradictions croît en même temps que le nombre doptions à classer : « parmi les 8 systèmes possibles pour trois candidats, les 64 systèmes possibles pour quatre candidats, les 1024 systèmes possibles pour cinq candidats, si on considère seulement ceux qui nimpliquent pas contradiction, il ny en aura que 6 possibles pour trois candidats, 24 pour quatre, 120 pour cinq, et ainsi de suite ». Essai sur lapplication de lanalyse à la probabilité des décision rendues à la pluralité des voix, éditions Chapitre.com [réimpression à lidentique de lédition de 1785], 2014, p. lx-lxi. Condorcet, pas plus que Borda, ne conteste pourtant la légitimité de la règle de majorité : pour surmonter le paradoxe, il propose de ne retenir que les gagnants de paires les plus performants et de les opposer en un duel : dans lexemple donné, il faudrait donc éliminer A, B lemportant sur C en duel. Le théorème dArrow, quant à lui, généralisant le paradoxe de Condorcet, montre que lon ne peut agréger de façon cohérente les préférences individuelles ; il est donc souvent utilisé pour discréditer la démocratie (Social choice and individual values, New York, Wiley and sons, 1951) ; mais il démontre limpossibilité dun choix collectif cohérent, plutôt quil ninvalide la règle de majorité en tant que telle. Pour une étude de la règle de majorité relevant de la théorie du choix social, voir Pierre Favre, La décision de majorité, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976 ; sur les paradoxes mathématiques de lagrégation des préférences, Jean-Louis Boursin, Les paradoxes du vote, Odile Jacob, 2004.

7 Willmoore Kendall critiquait fortement la tentative de McClosky de déduire du principe majoritaire lui-même les limites du pouvoir de la majorité, en pointant notamment lambiguïté de lexpression « le pouvoir de la majorité doit être limité » ; il indiquait quelle peut avoir au moins trois sens différents : elle peut signifier que la majorité ne devrait pas faire certaines choses, ce qui est un truisme, disait-il, elle peut signifier que la Constitution, écrite ou non-écrite, devrait lui interdire certaines choses, ou encore que des arrangements institutionnels doivent lui faire contrepoids, ce qui pose le problème de savoir comment décider de telles limites ou de tels contrepoids (« Prolegomena to any future work on majority rule », Journal of politics, 1950, vol. 12, no 4, p. 694-713, p. 701-702). Il faut donc préciser que le sens dune tentative de déduction des « limites » du pouvoir de la majorité à partir du principe majoritaire lui-même est la mise au jour des conditions morales de lobéissance de la minorité.

8 Otto von Gierke notait déjà en 1913 cette apparente évidence : « ce que la majorité veut équivaut partout à la volonté commune, écrivait-il. Par un exemple de calcul, on établit ce que toutes les personnes impliquées doivent reconnaître comme obligatoire pour elles, quil sagisse de 16 millions délecteurs, comme, récemment, pour lélection présidentielle américaine, ou quil sagisse du scrutin dans un collège de trois personnes. » Comme il le note ironiquement, seul le couple doit se passer du vote à la majorité. Otto von Gierke, « Über die Geschichte des Majoritätsprinzips », in Paul Vinogradoff (dir.) Essays in legal history, Oxford, Oxford University Press, 1913, p. 312-335, p. 312 (traduction libre).

9 En ce sens, cette étude cherche précisément à dépasser le jugement de Pierre Rosanvallon selon lequel « le gouvernement de la majorité doit être prosaïquement compris comme une simple convention empirique ». La légitimité démocratique, Seuil, coll. « Points », 2008, p. 29. Dans les termes de Pierre Rosanvallon, il sagit de faire lhypothèse que la légitimité de réflexivité – celle des droits fondamentaux – senracine dans la légitimité détablissement – celle des procédures.

10 Cest ainsi que la démocratie est décrite, de manière significative, par Yves Mény et Yves Surel : « Durant les deux derniers siècles, la démocratie est devenue un régime composite qui combine le gouvernement du peuple par divers canaux (à travers la représentation et le principe de majorité) avec le gouvernement de la loi comme contrepoids au pouvoir discrétionnaire ou arbitraire des représentants du peuple. [] Il y a un certain nombre de discussions et de désaccords sur léquilibre exact de ces deux composants mais, dans lensemble, il y a un large consensus sur le fait que toutes les démocraties sont fondées sur ces deux “piliers”. » Democracies and the populist challenge, Palgrave, 2002, p. 8-9 (traduction libre).