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Classiques Garnier

Avant-propos L’historien et le pittoresque

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine
  • Auteur : Corbin (Alain)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 33
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 14
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812442100
  • ISBN : 978-2-8124-4210-0
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4210-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/08/2012
  • Langue : Français
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Avant-Propos

L’historien et le pittoresque

La première attente de l’historien consiste à ce que soient précisés l’émergence de la notion de « pittoresque », son origine géographique, le rôle initial de l’Italie puis celui de relais et d’enrichissement joué par le Royaume Uni. Il entend, d’autre part, que soit examinée la manière dont le pittoresque et le code qui le constitue se distinguent du beau, puis du sublime ; j’y reviendrai.

Les modes d’appréciation, de délectation ou de détestation des espaces, des édifices, des objets, des styles qui se trouvent englobés dans la notion, souvent imprécise, de pittoresque possèdent leur histoire. Il faut donc repérer les lieux où celle-ci s’impose puis s’épanouit, au fil de nouvelles pratiques viatiques qui dessinent, peu à peu, les schèmes de l’excursion et du voyage qualifiés de pittoresques. Initialement, on le sait, ce vocable consiste à percevoir la nature comme le ferait un peintre, et à enrichir le tableau d’associations d’idées, historiques ou littéraires. Mais, bien vite, le pittoresque ne se réduit pas à ce qui peut s’inscrire dans le cadre d’un tableau. Il impose, au préalable, de distinguer au sein du paysage naturel ce qui est digne d’être peint.

La palette émotionnelle propre au pittoresque diffère de celle qui constitue le sublime. Elle ne se définit pas par les palpitations du moi face aux excès de la nature. L’orage, la tempête, l’ouragan, le maelström, le volcan en activité, le désert de glace ou le tremblement de terre n’appartiennent pas à la sphère du pittoresque. Ce dernier ne saurait, par conséquent, se définir par l’émotion forte que l’esprit est capable de ressentir face à l’irruption d’un danger terrible que rien ne laissait présager. Le pittoresque exclut la stupeur puis la terreur qui suscite, par son intensité, le souci de conservation en même temps que, paradoxalement, le ravissement et le sentiment de la grandeur du moi confronté à la puissance formidable de la nature.

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Le sentiment du pittoresque, tel qu’il a été défini, résulte d’une quête, d’une chasse, de l’adoption délibérée d’une certaine position par rapport à l’objet digne d’être peint. Il se tisse d’un désir de surprise, au détour du chemin ou du méandre de la rivière, au cours d’une déambulation active. Dans son acception première, il implique une mécanique du regard, celle qui ordonne l’agencement des scènes du jardin.

L’historien se préoccupe des objets privilégiés qui permettent la vibration de l’âme en accord avec le code du pittoresque ; tout d’abord les ruines de pierre – et leur entrelacs de végétaux – dont la force émotive, déjà reconnue à la Renaissance, comme l’a récemment montré Sabine Forero-Mendoza (Le temps des ruines. Le goût des ruines et les formes de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, 2002), se trouve soulignée par Diderot, à l’occasion du salon de 1767, puis par Volney en 1791, avec le succès que l’on sait. Plus tard, le tombeau et, d’une manière générale, ce qui ressortit au funéraire, appartiennent à la sphère du pittoresque dans la mesure où ils imposent le souvenir historique. Les associations d’idées provoquées par certains édifices, qui s’échelonnent du moulin à la cathédrale, facilitent leur qualification de « pittoresque ». Autant d’objets qui ont été analysés au cours de ces journées.

Reste ce qui entre dans le schème de ce « voyage pittoresque » dont le xixe siècle a fait un lieu commun, de ce génie du lieu en accord avec le code. Au tournant des xviiie et xixe siècles, le pasteur Gilpin a diffusé une définition de ce qui constitue cet espace artialisé. Le paysage pittoresque se définit, selon lui, par l’accidenté, le contourné mais aussi par la rudesse, voire la sauvagerie, par l’absence de symétrie, de régularité. À cela s’ajoute la délectation de l’âpreté, de la rugosité ; qu’il s’agisse de l’écorce du vieux châtaignier, de la forme tourmentée du chêne qui a survécu aux intempéries et aux agressions, de la présence de broussailles entremêlées, de la confusion des branches agitées par le vent ; en bref, de tout ce qui manifeste l’énergie de la natura naturans. En outre, le code pittoresque édicté par Gilpin concerne un spectateur en mouvement avant que le besoin de contemplation ou la volonté de réaliser un croquis ne lui impose de se poster face au tableau.

Une autre évidence doit guider la réflexion de l’historien. Il est excessif, comme l’a magnifiquement montré Yvon Le Scanff (Le paysage romantique et l’expérience du sublime, Seyssel, Champ Vallon, 2007), de

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distinguer trop nettement le pittoresque et le sublime quand triomphe le romantisme. Un tel parti interdirait toute analyse pertinente de la description littéraire du paysage. Ici, le sublime naît, bien souvent, d’un détour par le pittoresque. Il prend appui sur les associations d’idées et de références historiques ou artistiques qui constituent ce dernier. Il apparaît dans la description, écrit Yvon Le Scanff, comme « un surcroît de jouissance » quand le tableau déborde le cadre. Dans certains textes romantiques, c’est parfois brutalement, par un coup de théâtre, que le pittoresque se mue ainsi en sublime. Cette intrication conduit alors à un mode fort complexe de contemplation, face au « double fond du paysage ».

La lecture des dictionnaires du xixe siècle impose de ne pas cantonner le pittoresque à sa relation avec l’espace et les édifices. Il désigne aussi, d’une manière générale, l’effet produit dans le registre du piquant ; qu’il s’agisse des figures, des attitudes, des gestes et de tout ce qui ne relève pas de la quête de la profondeur des êtres. Cela se traduit dans la notion de pittoresque du style, générateur d’un genre, celui de la description pittoresque, dont je viens de dire que les plus grands artistes s’emploient à la transfigurer. Au fil des décennies, le pittoresque se matérialise en une longue série d’objets : livres, magazines, guides, figurines, voire gâteaux que l’on pare d’un tel qualificatif. Il s’étend à la céramique, à la musique, à la gastronomie.

Après la genèse, la définition précise, la diffusion, l’épanouissement du pittoresque, vient le temps de sa banalisation. Une question dès lors se pose : faut-il parler d’appauvrissement, voire de liquidation de la notion du fait de son extension excessive ? En un mot, les métamorphoses des espaces, des objets, des pratiques et, plus généralement, de toutes les formes que recouvre la notion de pittoresque ne rendent-elles pas l’appellation abusive ?

Parler d’extension, c’est, ici, évoquer celle des horizons : la manière de percevoir certains sites et de les qualifier de pittoresques, qui a d’abord concerné l’Écosse et l’Angleterre, a progressivement gagné la Normandie, l’ensemble de la France, la Suisse, l’Orient voire l’Extrême-Orient. Cette propagation a grandement participé à la constitution des identités régionales voire nationales, comme dans le cas de la Suisse. Essentiel en ce processus s’est révélée la pratique du « voyage pittoresque », lequel s’est traduit par l’incrustation dans l’espace naturel de « points de vue » et

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par une série de pratiques proliférantes dont la photographie constitue un exemple particulièrement significatif.

L’emprise du pittoresque aboutit, à la fin du xixe siècle, à définir métaphoriquement certains espaces : c’est ainsi que l’on parle encore aujourd’hui de « Suisse normande » et d’« Alpes mancelles », sans oublier la gamme des vocables destinés à qualifier de manière pittoresque chaque portion des côtes françaises et à imposer partant la notion de couleur locale. Il conviendrait, en outre, d’analyser le rôle de l’extension de la notion de pittoresque dans l’élaboration des politiques de conservation des monuments et de préservation des espaces naturels.

Qu’en est-il de l’éventuelle dilution du code ? À la fin du xixe siècle, la disparition des guides et des magazines s’intitulant « pittoresques », celle des lieux de vente spécialisés de cette littérature la suggère. Mais la fréquentation maintenue des « points de vue » contredit cette dilution. Selon le sociologue Yves Luginbühl, les ronds points municipaux qui prolifèrent sur l’ensemble du territoire national et auxquels les maires apportent la plus grande attention, en vue de mettre en scène l’identité des communes, fussent-elles minuscules, constituent les derniers avatars ostensibles des scènes pittoresques.

Il est difficile à l’historien de passer en revue un si large éventail de curiosités et de tenter de démêler un si complexe écheveau.

Alain Corbin