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Classiques Garnier

[Introduction à la deuxième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle
  • Pages : 175 à 177
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 105
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106395
  • ISBN : 978-2-406-10639-5
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10639-5.p.0175
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/05/2021
  • Langue : Français
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Cette deuxième partie sera consacrée à la représentation romanesque de lHistoire. La représentation, indique le dictionnaire Robert, est l« action de mettre devant les yeux ou devant lesprit de quelquun », au moyen dune image, dune figure, du discours1. À partir de là, et par glissement de laction à son instrument, ce peut être limage, la figure ou le discours ainsi utilisés (le Robert renvoie à emblème, schéma, effigie, caricature, comédie…). Enfin, par glissement de laction à son résultat sur un récepteur capable de laperception adéquate, ce sera ce qui se manifeste aux yeux ou à lesprit, limage ainsi suscitée, la reconstitution ainsi proposée (exemple du Robert : « la représentation dun mal futur » ; « Le Monde comme volonté et comme représentation »). En dautres termes, et pour synthétiser les rubriques du dictionnaire, représentation désigne à la fois un mode de signification particulier, son signifiant, et son signifié. Quant à lobjet matière à représentation – le référent du signe –, il est absent : doù la nécessité de la représentation, justement.

Prenons un exemple qui ne nous éloigne ni de lHistoire, ni de lart : la reine Catherine de Médicis, dont Clouet, Brantôme et Balzac – sujets opérateurs de la représentation – ont, chacun dans son médium, fait le portrait. Le référent, la personne de chair et dos, nétant plus là, la représentation de Catherine sera dabord le geste producteur du peintre, du chroniqueur et de lécrivain ; ce sera aussi le dessin, la biographie et le roman comme artefacts (le « représentant » si lon veut) ; ce sera enfin la sévère matrone ou la cynique princesse (re)produite (le « représenté »). Il va sans dire que dans le processus de signification complexe, étendu dans lespace et dans le temps, que sont ces représentations, le « représenté » est un carrefour de sèmes pas toujours concordants, qui se prêtera à la glose et à la controverse. Dans le cas dune représentation entièrement fictionnelle, où le référent est non seulement absent, mais inexistant, il puisera nombre de ses critères dans dautres représentations2.

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Représentation a un second sens, qui est un cas bien particulier du premier : « le fait de remplacer (quelquun), dagir à sa place dans lexercice dun droit », toujours selon le dictionnaire Robert3. Cette représentation-là est praxique : délégation dun pouvoir, et non relais cognitif. Le « représenté » est ici lautorité de principe, de nature légale, politique, spirituelle, dont se trouve investi le « représentant » (commis, député, ministre du gouvernement ou de la religion), au nom dune entité de référence (firme commerciale, nation, souverain, Christ). En fait, lentité de référence cumule ici les rôles dobjet matière à représentation et de sujet opérateur de la représentation ; dans ce dernier rôle, elle commande la procédure (par embauche, élection, nomination ou sacrement de lordre) ; dans le premier, elle reste en retrait, garantie distante des agissements de son mandataire. Et là encore, le contenu du « représenté » nest pas à labri de la confusion, des extrapolations arbitraires, et des usurpations sur une instance mandatrice qui laisse souvent son statut dobjet lemporter sur celui de sujet de la représentation.

Les deux formes de représentation ne sont pas séparées. Au plus évident, la figuration sémiotique bénéficie du pouvoir idéologique détenu par lobjet quelle évoque ; réciproquement, le pouvoir non seulement sincarne dans des substituts, mais se matérialise dans des signes et insignes. Louis Marin a bien montré cette interaction à propos du portrait du Roi4. Sous la Révolution française, les représentants du peuple qui, sans laval de la loi, mais avec le soutien de masses populaires armées, établirent leur hégémonie, entamèrent une vaste refonte des symboles et du lexique, et mirent en évidence la relativité des mots autant que des institutions. À partir de ce moment-là, on peut moins encore quauparavant croire à linnocence de la représentation scripturale. Supposer le face-à-face dun référent stable et dun récit (représentant) qui le dénoterait sans autre déformation questhétique est un mécanisme de défense destiné à scotomiser les marques éparpillées de lidéologie, qui imprègne la représentation comme acte et le représenté comme sens ; tout grand réalisme le sait, et nous le laisse lire entre les lignes5.

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Dans lHistoire et dans le roman historique, la représentation scripturale saccompagne dune représentation comme passation de pouvoir, ou plutôt, comme passation de parole efficiente. Avec cette restriction, que cest de leur chef quhistoriens et romanciers se font le truchement des hommes dautrefois, ces derniers nétant pas sujets opérateurs de la procédure, ne les ayant pas adoubés – à la différence des monarques de jadis, pensionneurs de chroniqueurs officiels, ou de certains dirigeants daujourdhui, payeurs de biographes appointés. Romanciers et historiens abusent en un sens, chacun à sa façon, de cette entité de référence, ou de ce référent vénérable et impuissant.

Toute représentation suppose une privation dêtre, que pallient des signes ; elle donne une concrétude à labstrait, une quasi-présence à labsent – et, point essentiel en ce qui nous concerne, un ersatz de présent à laboli, au passé. À ce propos, une constatation simpose : alors que la représentation historiographique maintient la coupure entre le nunc de la recherche et lolim de son objet, la représentation romanesque de lHistoire élabore une re-présentation, une remise au présent de lautrefois. La fiction nous plonge dans un monde qui « aurait pu être », et que nous acceptons de recevoir, dans la suspension dincrédulité de la lecture, comme une espèce dactuel – deffectif, par opposition à potentiel – et du même coup dactuel – dimmédiat, par opposition à révolu.

Les quatre premiers chapitres analysent cette re-présentation au niveau de ses composantes textuelles : caractérisation chronotopique, organisation scénarique, articulation du public et du privé, distribution actantielle. En effet – pour filer la métaphore textile chère à létude textuelle – lHistoire apporte au roman historique une toile de fond, qui enrichit de nuances chamarrées des descriptions que le roman antérieur gardait vagues et retenues ; une trame aux brins multiples, dont les nœuds solides et les denses surfilages ont contribué à resserrer des canevas naguère lâches ; et des personnages bien délinéés, irréductibles à une nature humaine indépendante de leur hic et nunc. Les deux chapitres finaux scruteront la représentation romanesque de lHistoire dans sa production textuelle : dans ses modalités de mise en texte, puis dans le jeu de ses intertextes.

1 Robert, Le Nouveau Petit Robert, p. 2179.

2 Ricœur réserve le néologisme de représentance à la représentation à « intentionnalité historienne », traitant « de situations, dévénements, denchaînements, de personnages qui ont réellement existé auparavant, cest-à-dire avant que récit en soit fait ». Il lui donne pour synonyme lieutenance, et dénie (trop) absolument une capacité de représentance à la fiction. La Mémoire, lhistoire, loubli, p. 359 et 365.

3 Robert, Le Nouveau Petit Robert, p. 2179.

4 Dans Le Portrait du Roi (Paris, Minuit, 1981), Marin étudie de façon concomitante la représentation du pouvoir et les pouvoirs de la représentation ; cf. p. 7-22.

5 « La représentation réaliste nest pas ce qui reproduit le plus complètement la société, mais ce qui problématise le plus vigoureusement les représentations sociales ». Sandy Petrey, Realism and Revolution, Ithaca, Cornell University Press, 1988, p. 154 ; trad. C.B. Les dernières lignes procèdent de son analyse.