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Classiques Garnier

Préface de François Roudaut

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Mythe antique dans l’œuvre de Pontus de Tyard
  • Pages : 9 à 12
  • Réimpression de l’édition de : 2006
  • Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 65
  • Série : 1
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812455261
  • ISBN : 978-2-8124-5526-1
  • ISSN : 2114-1223
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5526-1.p.0004
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/05/2007
  • Langue : Français
4 PRÉFACE
Reprenant dans le Solitaire premier une ancienne étymologie, Tyard explique que les Muses doivent leur nom au fait qu'elles recherchent avec diligence «  la connaissance des choses hautes et célestes, suivant les traces des naturelles, sensibles et mathématiques  ». Voilà sans doute le chemin pris avec empathie par Heidi Marek pour accomplir un travail qu'il faudrait qualifier du beau nom de philologique. Évitant les conclusions hâtives, elle semble suivre ces conseils écrits par Pétrarque en marge d'un manuscrit de saint Ambroise  : «  Lege attentius et subsiste  ».
On pourrait parler, à propos de la littérature, de relations naturalistes entre les oeuvres. A la généalogie qui régit pour une part l'ordre humain correspondent des familles, des attirances et des répulsions dans l'ordre de la nature et dans celui des oeuvres de l'esprit ; et l'on trouvera dans ces dernières des connaissan- ces devenues naturelles, suivant des parentés mystérieuses et imprévues au travers desquelles se dessine une ressemblance qui permet, dit Henri Corneille Agrippa, de «  chercher et de faire l'épreuve de la vertu des choses  ». Le fait qu'un sonnet de Tyard commence par «  Qui veut savoir  » conduit naturellement à suivre les traces laissées par le sonnet 248 du Canzoniere de Pétrarque ; et donc à montrer comment se profile également derrière ce vers le début d'un poème de Cariteo qui, de surcroît, développe le même sujet  : la fable d'Ixion. Ce personnage, que l'on peut, à la suite d'Aby Warburg, considérer comme une pathosformel - un motif signifiant une émotion - conduit à une double étude, diachronique et synchronique, de la tradition figurative. S'interrogeant alors sur le traitement du mythe, Heidi Marek analyse les variations de la représentation iconographique. Puis elle revient au texte pour y étudier une nouvelle figure apparue lors de l'analyse des discours mythographiques  : le cercle, image d'un amour éternel et fatal, qui s'est substitué à la roue. Le lecteur voit ainsi se construire sous ses yeux une réflexion qui, allant sans cesse de la partie au tout et du tout à la partie (en bonne logique herméneutique), ne cesse de passer d'un domaine à l'autre. Du moins est-ce le premier sentiment du lecteur moderne habitué à une organisation du savoir qu'il apprend peu à peu à abandonner pour la remplacer par une autre, celle dont les textes et les images nous assurent qu'elle structurait la pensée des philosophes, des poètes et des artistes du XVI' siècle.
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Les développements allégoriques ne sauraient s'enrichir sans de fréquents retours au sens littéral  : où, par exemple, se trouve la roue qui sert à torturer Ixion  ? La réponse à cette question nullement oiseuse nous apprend qu'avant d'être placée au Tartare, elle tournait au firmament  : un mythe astral apparaît alors dans l'histoire d'Ixion, qui va éclairer d'un nouveau jour les poèmes de Tyard. Autre exemple  : condamné pour avoir désiré Héra, Ixion est tombé dans le piège en s'unissant non à la reine des Dieux mais à la nuée que Zeus lui a envoyée. Cette version pindarique du mythe permet de comprendre que le crime d'Ixion réside principalement dans son illusion et dans son aveuglement, si bien qu'il est désormais possible d'expliquer le texte en mettant en relation plusieurs éléments qui ne l'avaient pas encore été  : nuages, vapeur, arc-en-ciel, ce dernier phénomène (présent sous le nom d'Iris, ce qui introduit non pas une simple équivalence mais de nouveaux récits, de nouvelles possibilités d'exégèse) étant le signe de la manifestation de l'unité divine comme l'attestent Léon L'Hébreu et les livres d'emblèmes que Tyard connaît particulièrement bien depuis qu'il s'est intéressé au projet de décoration du château d'Anet.
La démarche d' Heidi Marek ne suppose ni une attitude divinatoire, qui se satisferait de sentiments ou d'impressions, ni une forme d'empathie imaginative, mais une attention soutenue au milieu intellectuel dont l'auteur a pu se nourrir  : fonds de bibliothèques, éditions disponibles (et politique éditoriale durant la période de création des oeuvres), amitiés, concurrences, etc. Heidi Marek ne voit pas les textes comme des entités indépendantes et pourvues peu ou prou de la même valeur, mais bien plutôt comme les maillons de longues chaînes qui composent entre elles des entrelacs certes complexes mais nullement hasardeux ou confus  : ainsi va-t-elle privilégier à tel moment de son analyse moins un souvenir sénéquien (telle lettre à Lucilius paraissait pourtant s'imposer) qu'une tradition platonicienne (les incidences des différents commentaires à l'ion) beaucoup plus juste et plus fructueuse en raison de sa complexité. Parfois, c'est un contemporain qui éclaire le texte  : une préface de Du Perron permet de mieux comprendre un discours de Tyard.
L'interprétation a pour fonction première de reconstruire une genèse ; Schleiermacher le disait déjà. Et Heidi Marek n'oublie pas d'analyser l' oeuvre de Tyard dans sa dimension individuelle, c'est-à-dire de montrer comment le poète a sublimé son expérience par l'insertion de celle-ci dans une tradition. En faisant ainsi ressortir ce qui, dans l' oeuvre, est irréductible à toute autre, Heidi Marek met en lumière l'image du rapport à soi instauré par Tyard au travers d'un réseau de textes. La reconstruction critique d'un parcours qui lui a permis de saisir son être au monde passe par l'analyse de cet héritage ; elle seule permet de dégager ce qui constitue l'irréductible spécificité du poète  : ces traces sensibles de l'existence qui se disent par l'allégorie, «  nécessité sémantique  » grâce à laquelle il est possible de comprendre comment les différents événements
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de la vie - fussent-ils les plus ténus - peuvent être perçus comme des «  idées  », revêtues de ce vêtement allégorique que l'on appelait quelques années auparavant integumentum et qui, en préservant le sacré, manifeste la plus haute vérité  : celle qui ne se fait connaître que par sa présence sous un voile. Mais parce que Léon L'Hébreu (dont Tyard a traduit l'oeuvre majeure) ne se lance pas, comme certains Pères de l'Eglise, dans des exégèses anagogiques, Heidi Marek, avec la plus grande rigueur, s'interdit les dérives qui pourraient survenir d'un tel choix. Car son but est sans cesse de retrouver le cheminement intellectuel du poète, cheminement complexe qui enchevêtre divers plans  : si la place de la «  tierce partie  » des Erreurs amoureuses, par exemple, s'explique d'abord par des raisons d'ordre numérologique, une cinquantaine de pages plus loin cette question est reprise à plus haut sens dans le cadre d'une réflexion sur la migration des âmes  : la réflexion a alors dévié (mais pour le seul lecteur moderne) vers la musique justement comprise comme l'expression de rapports. Ce souci de la construction d'un altior sensus permet à Heidi Marek de porter son attention sur les diverses implications de la nouvelle herméneutique proposée par Léon L'Hébreu  : celle qui consiste à fonder la lecture sur les cinq sens qu'un texte est susceptible de contenir parce qu'ils correspondent non seulement aux cinq échelons évoqués par Marsile Ficin dans son commentaire à l'Ion (les quatre degrés de la fureur poétique suivis de l'union avec l'esprit divin), mais aussi aux cinq facultés intellectuelles qui permettent d'atteindre au «  souverain Un  ». On pourrait dire qu'Heidi Marek, mimant dans son étude le mouvement même de l'oeuvre, préfère à l'analogie (qui gouverne les rapports d'éléments situés sur le même plan), l'étude des relations entre éléments situés sur des plans ontologiquement différents  : l'assurection, pour reprendre un terme employé par Charles de Bovelles quelques années avant les oeuvres de Tyard considérées.
L'analyse n'a certes pas pour seule visée d'éclairer le sens littéral de tel ou tel élément du texte suivant l'adage bien connu qu'aimait à redire Aby Warburg  : «  Le bon Dieu se cache dans les détails  ». Pourtant, une telle option aurait déjà l'immense mérite de faire taire les critiques peu constructives énonçant de façon péremptoire que l'oeuvre de Tyard était un «  fatras  », un «  galimatias  ». Heidi Marek montre combien l'on a à faire à un poeta eruditus, un poète philosophe qui met «  en mode poétique  » (comme disait Guillaume Postel) la pensée platonicienne, radicalement ; mais, ce faisant, elle fait apparaître un propos plus secret  : le désir d'atteindre à la paix qui se trouve sur les sommets  : «  Über allen Gipfeln ist Ruh  » dit Goethe qui semble se faire l'écho de Tyard  : «  qui fait doute que les sciences ne servent de très-propres degrez pour s'eslever à la plus haute cime  ?  ». Car le but ultime de toute activité de l'esprit, souligne le Solitaire Premier, est «  la difficile connaissance de la divinité  ». Et c'est bien, tout compte fait, d'un effort de reductio ad unum dont il s'agit. Non seulement de la part du poète mais de celle du critique qui ne cesse, revenant sur des textes
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déjà analysés, d'en creuser le sens pour découvrir le centre de l'oeuvre, le pivot autour duquel elle paraît tourner désormais de son mouvement propre.
Peu à peu, le lecteur s'est donc aperçu qu'en replaçant ainsi, avec un tel soin, le texte dans les conditions de sa production, en accomplissant à nouveau le chemin de la création, Heidi Marek a développé la pensée organisatrice, l'intention profonde, le sens, pour utiliser le terme que E. D. Hirsch oppose à signification dans Validity in Interpretation. Loin d'être une simple analyse de la place de la mythologie dans les textes, ce livre, dont le propos excède largement le titre, participe pleinement, dans la meilleure tradition warburgienne, à l'unification du champ de la Kulturwissenschaft. En réévaluant la persona du poète, c'est aussi celle des lettrés de la Renaissance qu'Heidi Marek contribue à définir, faisant porter ses analyses aussi bien sur les textes que sur les images (par le biais des emblèmes analysés à plusieurs reprises). Elle se situe ainsi dans le droit fil des études sur le système des multiples extériorisations de l'esprit (pour reprendre une expression d'Ernst Cassirer dans La Philosophie des formes symboliques). Si donc, pour Tyard, le mythe est l'essence de la poésie, Heidi Marek a creusé dans ce livre le lieu de l'ombre et donné aux Muses l'écho de l'antre porphyrien des nymphes.
François ROUDAUT