« C’est ainsi qu'il avait aimé… »
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites
- Pages : 85 à 87
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 44
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406132851
- ISBN : 978-2-406-13285-1
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13285-1.p.0085
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/06/2022
- Langue : Français
« C’EST AINSI
QU’IL AVAIT AIMÉ… »
[ Nouvelle parabole sur le rapport entre la souffrance et le bonheur qui recourt au Dieu créateur – moyen de resserrer la question morale en l ’ épurant de ses applications dans la société. Quand le héros d ’ À l’ombre des jeunes filles en fleurs entrera dans l’atelier du peintre Elstir, le narrateur soulignera « que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait » (Recherche, t. II, p. 191). La parabole des oiseaux migrateurs annonce la comparaison qu’établira l’écrivain plus tard, entre le développement d’une vocation artistique et l’orientation d’un pigeon voyageur.]
86 87C’est ainsi qu’il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu1 changeait si souvent son cœur qu’il avait peine à se rappeler2 par qui il avait souffert et où il avait aimé. Or ces moments3 dont l’attente avait fasciné une de ses années, qui ne semblaient jamais qu’approchés4 et qu’il aurait voulu posséder jusqu’au-delà de la mort, il n’en retrouvait pas plus la trace l’année d’après5 dans son souvenir, que les enfants ne retrouvent les traces de leurs châteaux défendus avec tant de passion, à la marée suivante. Le temps comme la mer emporte tout, abolit tout, et nos passions, non pas dans ses vagues, mais sous la calme, l’insensible et sûre montée de son flot comme des jeux d’enfant. Et quand il souffrit trop par la jalousie Dieu le détacha lui-même de celle par qui il aurait voulu souffrir toute sa vie, si par elle il ne pouvait être heureux. Mais Dieu ne le voulait pas comme lui6, parce qu’il avait mis en lui le don du chant et ne voulait pas que la douleur l’anéantît. Aussi mit-il sous ses pas des créatures désirables et lui conseilla lui-même l’infidélité. Car il ne permet pas que les hirondelles, les albatros et les autres petits chanteurs meurent de souffrance et de froid sur la terre qu’ils habitent. Mais quand le froid va les saisir il leur met dans le cœur le désir d’émigrer afin qu’ils ne manquent point à leur loi qui n’est pas tant d’être fidèle au sol que de chanter.