Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Moment américain du roman français (1945-1950)
- Pages : 213 à 215
- Collection : Classiques Jaunes, n° 708
- Série : Essais, n° 16
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406099673
- ISBN : 978-2-406-09967-3
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09967-3.p.0217
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Langue : Français
Introduction
À la Libération, le temps de la découverte du roman américain est dépassé. Les critiques, comparant les romans de part et d’autre de l’Atlantique, font le diagnostic d’un nouvelle crise du roman français :
[…] Alors que le roman français désespère de lui-même et d’une civilisation condamnée, les Américains lui révèlent un continent neuf, des nouvelles manières de considérer les vivants et d’appréhender le monde1.
Le choc que représentent les textes importés d’outre-Atlantique sert de révélateur à la maladie romanesque française :
[Les] Américains […] ont mis à la mode une technique du récit admirable ; brutale et nette, dégraissée, et parfois écorchée, toute en nerfs et qui remise dans l’ombre notre roman, encore enroulé dans les vieilles guenilles psychologiques des années 19002.
Le remède à cette crise se trouverait dans les solutions proposées par le roman américain3 : on vante les mérites de la déconstruction temporelle, du behaviourisme ou encore de l’innovation thématique. Cependant, cet avis n’est pas unanime : « certains écrivains français admirent, mais récusent toute influence américaine. D’autres nient, mais subissent ; d’autres analysent et font du prosélytisme4 ». Très tôt, des voix s’élèvent pour tempérer une fascination dont les conséquences sur le roman français sont jugées très risquées :
214En juin 1940, l’Amérique a déclaré la guerre à la France. Une guerre clandestine. La guerre du roman. […] Nous sommes demeurés un peu stupides devant cette agression, devant ce parachutage inattendu […] d’une vingtaine de héros standardisés, conçus sur un nouveau modèle, bien abrutis, bien impuissants […].
Comment aurions-nous prévu, au début de la guerre, cette virulente irruption, ce viol irrésistible de notre littérature par le roman américain ? […] On résiste difficilement à l’obsession parce que le roman américain frappe. Il frappe même très fort. C’est sa première qualité5.
Pourtant, un discours de l’équilibre apparaît peu à peu, reposant sur la nécessité6 de prendre du recul par rapport à cet arsenal romanesque, très hâtivement proclamé moderne et indispensable. C’est à cette période d’enthousiasme tapageur ou de condamnation radicale correspondent les premières tentatives d’écriture à la manière américaine : les déceptions sont nombreuses, les réussites critiquées, les imitations trop flagrantes fustigées :
Beaucoup de bons critiques commencent à se plaindre de la littérature américaine ; ils la jugent moins originale qu’elle ne paraissait d’abord ; ils l’estiment d’un médiocre intérêt pour une culture qui a dépassé le naturalisme de plus d’un demi-siècle ; ils se moquent des jeunes écrivains qui croient être modernes en imitant Faulkner, Dos Passos ou Steinbeck7.
Le cas le plus emblématique de l’échec de cette perfusion de « sang » neuf est l’abandon des Chemins de la liberté par J.-P. Sartre que nous analyserons en détail. L’intérêt de Sartre pour les romanciers américains n’est plus à démontrer : chez eux, il « admire une force brute, une indépendance par rapport aux traditions antérieures8 ». Pourtant, lui et de nombreux jeunes romanciers se trouvent confrontés au point d’achoppement prédit dès 1945 par Gaëtan Picon :
215Un écrivain français n’écrira jamais un roman américain, parce qu’il pourra bien emprunter aux Américains leur technique, mais il ne pourra pas échanger contre l’expérience et les possibilités du génie américain celles du génie français9.
Par ailleurs, ce constat de l’incapacité à transposer les nouveautés américaines au sein du roman français coïncide avec le processus d’entrée dans la guerre froide : revendiquer une influence américaine sur son œuvre devient de plus en plus problématique. Le politique finit par empiéter sur le littéraire et les écrivains doivent choisir leur camp : bien souvent, cela scelle le renoncement à toute inspiration états-unienne. La « métamorphose10 » dont parlait M. Nadeau ne se concrétise pas pour le roman sérieux français de l’après-guerre.
1 Maurice Nadeau, Le Roman français depuis la guerre (1963), Gallimard, collection Idées, 1970, p. 73.
2 Maurice Nadeau, « La chronique littéraire : Circonstances de Pierre Courtade », Gavroche, no 98, 11 juillet 1946, p. 5.
3 « [Les] grands romanciers américains […] s’efforçaient d’introduire dans leurs livres la vie toute palpitante ; pour la décrire, ils se sont servis d’un langage vivant, et ils ont inventé des techniques hardies, souples, pour conserver la fraîcheur des évènements qu’ils décrivaient » (Simone de Beauvoir, « Une renaissance américaine en France », op. cit., p. 355).
4 Jean Desternes, présentation de l’enquête « Que pensez-vous de la littérature américaine ? », Combat, no 807, 3 janvier 1947.
5 Étienne Lalou, « Vers une culture atlantique ? Défense du roman français », Gavroche, no 36, 3 mai 1945, p. 4.
6 « Mieux étudiée, les connaissances précises l’emportant sur les erreurs d’optique ou l’entraînement inconsidéré du snobisme, la littérature américaine se montrerait telle qu’elle est réellement : considérable et fort inégale. […] À la confusion qui règne aujourd’hui il est temps que se substituent des vues claires, des appréciations mesurées » (Charly Guyot, Les Romanciers américains d’aujourd’hui, Paris, Éditions Labergerie, 1948, p. 10).
7 Maurice Blanchot, « Traduit de… : Pour qui sonne le glas ? », L’Arche, no 17, juillet 1946, p. 115-116.
8 Jacques Pothier, intervention lors de la table ronde « Sartre, découvreur des romans américains », organisée dans le cadre de la « Nuit Sartre », École Normale Supérieure, 7 juin 2013.
9 Gaëtan Picon, « Les romans : Enrico », Confluences, no 3, avril 1945, p. 319.
10 Maurice Nadeau, Le Roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard, collection Le Passeur, 1992, titre du chapitre 5, p. 85.