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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Moment américain du roman français (1945-1950)
  • Pages : 31 à 34
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 708
  • Série : Essais, n° 16
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406099673
  • ISBN : 978-2-406-09967-3
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09967-3.p.0035
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Langue : Français
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Introduction

Les mécanismes de passage du roman américain en France sont divers : les débuts difficiles avant la guerre, puis ce qui ressemble à une rupture à cause des interdictions de loccupation, et enfin la vague qui déferle sur la France à la Libération. Limportation ne se fait donc pas en continu1 et connaît de nombreux aléas : les difficultés et les retards causés par ce processus fracturé ont pour conséquence de créer un fossé entre les intellectuels et le grand public. Le phénomène le plus frappant à analyser est le passage dun lectorat très restreint, composé en grande majorité dacteurs du monde littéraire, à un public de plus en plus vaste. Grâce à quels changements dans la diffusion de la littérature américaine (éditions, collections, presse) un tel développement a-t-il pu advenir ? Avant la guerre, limportation des romans américains reste néanmoins restreinte et confidentielle. Elle est souvent menée par des Américains vivant en France comme Sylvia Beach, qui déclenche lémergence dune « médiation française2 » : les intellectuels français ont revendiqué les premiers la valeur de certains auteurs américains, alors même quils étaient dénigrés dans leur pays :

[][L]importance universelle de la génération des grands Nord-Américains, Hemingway, Faulkner, Dos Passos, a été révélée en premier lieu par des 32écrivains français (« En France, je suis le père dun mouvement littéraire », écrit Faulkner en 1946 en se plaignant de la surdité quil rencontre dans son pays3).

La louange de ces romanciers méprisés dans leur nation dorigine sexplique par le fait que le roman américain apparaît comme porteur dune radicale nouveauté4. Les adeptes français de la première heure, parmi lesquels on compte Sartre et Beauvoir, furent fascinés et conquis. Ces premiers découvreurs ont joué un rôle pionnier, confirmé par leur avance dans la connaissance de lévolution de la littérature doutre-Atlantique. Lorsquun plus grand nombre sintéresse tout juste au roman américain, eux en dénoncent déjà les failles et la dégradation :

Cette mode prit de telles proportions que certains écrivains français qui avaient dabord accueilli chaleureusement le message de lAmérique commencèrent à trouver la situation ennuyeuse. [] Camus et bien dautres exprimèrent un certain degré de lassitude et même une certaine hostilité5.

Lengouement pour le roman américain renaît pendant la Seconde Guerre mondiale, sous limpulsion de deux romans devenus des best-sellers en circulant sous le manteau pendant la guerre : Autant en emporte le vent et Les Raisins de la colère. La presse multiplie alors les articles sur les romans américains, publiés en grand nombre après la levée de linterdiction de publication des ouvrages anglo-saxons6. Les éditeurs accélèrent le processus de traduction et sollicitent leurs émissaires – comme Coindreau ou Roditi – afin quils dénichent le prochain succès américain. Peu à peu, le roman américain simpose comme un nouveau phénomène 33littéraire dont on vante les mérites sur le plan du renouvellement du genre romanesque. Toutefois, il est indéniable que des déperditions7 se produisirent au cours de ce transfert extrêmement rapide de lAmérique vers la France : « Léclat de la littérature américaine actuelle laisse un peu dans lombre les époques qui lont précédée. On la croirait volontiers surgie, toute armée, du sol avec les gratte-ciel. Pourtant, voici un siècle, elle fut déjà brillante8 ». La variété du roman américain9 est occultée et le prisme français abouti à la glorification systématique de quatre « Grands Américains » : Faulkner, Steinbeck, Dos Passos et Hemingway, auxquels on ajoute parfois Caldwell. Des décennies de littérature américaine semblent effacées par ladoration de ces nouveaux romanciers américains :

[R.C.] mexplique que lengouement des Français pour la littérature américaine lagace. Il admet Faulkner, mais Hemingway, Dos Passos, Caldwell, Steinbeck, il les tient pour des journalistes, de plats réalistes. Et pour quon traduise en France James Cain, Mc Coy, Dashiell Hammett, il faut que nous tenions les Américains pour une peuplade barbare. Il est irritant que nous nous amusions de ces balbutiements alors quil a existé en Amérique une littérature aussi valable que celle de lEurope : Melville, Thoreau, Willa Cather, Hawthorne10.

Il faut tenter dexpliquer cette construction de toutes pièces dun « goût » français11, dailleurs fustigé par les intellectuels américains que Simone 34de Beauvoir eut loccasion de côtoyer lors de son séjour aux États-Unis. Il faut donc sarrêter sur les romanciers américains laissés-pour-compte suite à lappropriation du roman américain par les intellectuels français qui parvinrent à créer de toutes pièces leur canon littéraire américain. En effet, on constate que le grand public nétait pas forcément attiré par ces romans : on voit apparaître sur la scène littéraire française un autre champion américain des ventes, le roman hard-boiled. Nouveau lui aussi, par son ton, sa noirceur, son audace, il séduit rapidement le lectorat qui dévore ces romans policiers modernisés à lextrême. Une voie parallèle à la découverte du roman américain souvre donc avec larrivée du hard-boiled en France : les Français accèdent à Chandler ou Hammett, tout en se laissant berner par des mystifications anglaises, celles de Cheyney et de Chase. Les maisons dédition sengouffrent dans cette brèche commerciale et inondent le marché de ces ouvrages vus dun mauvais œil par de nombreux critiques et intellectuels. La diffusion du roman policier noir américain se fit beaucoup plus brutalement que celle du « grand » roman américain : ce processus accéléré eut de lourdes répercussions sur le développement et la réception du genre.

1 « On ne saurait comparer linvasion actuelle de la littérature américaine à un débarquement brusque. Sans remonter à la consanguinité spirituelle, Poe-Baudelaire, le 42e parallèle joint, depuis longtemps, les Grands Lacs de Fenimore Cooper au Lac de Lamartine. Nous avons voyagé au bout de la nuit avant quHenry Miller nentreprit ses périples du Cancer au Capricorne » (Jean Desternes, présentation de lenquête « Que pensez-vous de la littérature américaine ? », Combat, no 807, 3 janvier 1947).

2 « En effet la médiation française continue dexercer un rôle décisif, pour ce qui concerne la sélection et la consécration des auteurs dignes dentrer dans le panthéon de la littérature légitime [] grâce à des écrivains français, notamment Malraux et Sartre, auxquels lautorité acquise dans leur pays suffit à conférer le pouvoir de définir la valeur des titres littéraires dans la Bourse mondiale » (Anna Boschetti, « La recomposition de lespace intellectuel en Europe après 1945 », dans LEspace intellectuel en Europe : de la formation des États-Nations à la mondialisation xixe-xxe siècle, sous la direction de Gisèle Sapiro, Paris, La Découverte, 2009, p. 176).

3 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 51.

4 « Lorsque, il y a vingt ou trente ans, un grand vent de création se mit à souffler, semblait-il, des quatre coins de lAmérique, lessor de notre littérature nationale moderne, après une période dobscurantisme tout imprégnée de loppressante respectabilité victorienne, apparut comme la huitième merveille du monde, la preuve que lAmérique avait enfin atteint sa “majorité” » (Alfred Kazin, préface à On Native Grounds, an interpretation of modern american prose literature, New York, Reynald & Hitchcock, 1942, traduit en français par Gabrielle Rousseau en 1952 sous le titre Panorama littéraire des États-Unis de 1890 à nos jours, p. 13).

5 Simone de Beauvoir, « Une renaissance américaine en France », The New York Times, 22 juin 1947, article repris dans Claude Francis et Fernande Gontier, Les Écrits de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1979, p. 353.

6 « Ladmiration pour le roman américain devient, on le sait, pendant lOccupation, le symbole de la résistance intellectuelle à loccupant. Sa rareté le nimbe de lauréole du fruit défendu, non dépourvue dun certain snobisme », (Jeanne-Marie Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan Université, 1993, p. 44).

7 « Tout comme les meilleurs crus, une œuvre littéraire perd souvent son bouquet dorigine à lexportation. [] Une littérature étrangère devient fréquemment propriété exclusive dun petit groupe qui exagère limportance de ses auteurs favoris, au risque dinterdire une exacte compréhension de lensemble. / Pareil phénomène sest certainement produit en France dans le passé, lorsquil sest agi de juger le roman américain » (John, L. Brown [article traduit par H. Morisset], « Tendances du roman américain moderne », Cahiers des Langues modernes, « Romanciers américains contemporains », Paris, Librairie Didier, décembre 1946, p. 277).

8 Henriette Morel, « Un roman américain centenaire », no 685, 8 octobre 1946, p. 2.

9 « [][L]a littérature américaine, pas plus que lAmérique nest un bloc homogène et fermé, comme on a trop tendance à le croire de loin. Cest une réalité vivante et mouvante, traversée de courants divers et qui souvent se combattent » (Simone de Beauvoir, LAmérique au jour le jour. 1947 (1954), Paris, Gallimard, collection Folio, 1997, p. 79-81).

10 Ibid., p. 45-46.

11 « Même ici, jai rencontré beaucoup décrivains et de critiques qui sont scandalisés par lintérêt que nous prenons aux livres qui viennent de ce pays : ils trouvent cela suspect ; ils accusent les lecteurs français de se passionner pour des œuvres de deuxième ou troisième ordre comme si cétait des chefs-dœuvre ; et cette admiration exagérée leur semble une forme subtile de mépris », Simone de Beauvoir, « Une renaissance américaine en France », op. cit., p. 353.