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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

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CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

Comparés à d’autres communautés juives, qui attendirent souvent les années 1930 pour s’intéresser réellement à l’Italie fasciste, les Israélites français se focalisèrent rapidement et profondément sur l’évolution de la situation transalpine1. Replacé dans l’ensemble des préoccupations de l’opinion juive, le cas de l’Italie n’occupait toutefois qu’une place secondaire, comme en témoignent le caractère inachevé de certaines analyses, ou, phénomène classique, l’aspect contradictoire de diverses prises de position. Autant d’éléments qui font douter a priori de l’existence d’une cohérence d’ensemble. Une observation minutieuse permet pourtant de franchir cet obstacle.

Il est en effet essentiel de saisir le moteur de toutes les analyses de l’époque : toute opinion ou prise de position était autant, sinon plus, dictée par la judéité que par l’appartenance à la nation française, constat contraire à ce que prétendaient pourtant les Israélites. Gardons-nous immédiatement de toute ambiguïté : il serait faux – et intellectuellement grave – de soutenir pour autant qu’en l’espèce la judéité entrait en opposition avec la francité et donc d’en conclure à une faiblesse du patriotisme des Juifs français qui auraient fait primer leurs intérêts confessionnels, alors même que ce patriotisme était à son apogée dans les années 1920. Disons seulement que les intérêts communautaires occupaient souvent une place de fait plus importante que ce que l’on voulait bien affirmer. Sinon, comment expliquer que l’opinion juive française, alors qu’elle relevait des zones d’ombre dans l’attitude transalpine, manifestât un si vaste consensus à l’égard de l’Italie ? L’attitude positive de cette dernière à destination du monde juif suffisait à justifier les opinions favorables. En revanche, si l’Italie agissait négativement dans un champ ne concernant pas directement la question juive, cela était relégué à un second plan.

Plusieurs paramètres, autres que l’attitude italienne, contribuent en outre à expliquer l’impression d’un consensus d’ampleur : la place 214écrasante de L’Univers Israélite parmi les vecteurs de l’opinion juive constitue un premier élément, car ce journal était sans doute le plus favorable à l’Italie. Il ne se trouvait guère encore dans les années 1920 d’organe présentant une vision dissidente sur ce sujet. À cela s’ajoute que, dans le climat apaisé de l’après-guerre, il était inutile de trop insister sur les travers de l’Italie et de réveiller les vieux démons, de peur de s’aliéner un ami d’Israël. L’on préférait s’en tenir à une vision traditionnelle, ce qui amène à dire que, relativement aux sujets touchant à l’Italie, les Israélites constituaient une opinion passive.

La question de la perception de l’Italie par les Juifs français permet de bien saisir l’état d’esprit général qui prévalait avant l’avènement d’Hitler. Car, après 1933, l’opinion des Israélites français à l’égard de la sœur latine évolua : l’on entrait dans une époque tourmentée, où le moment nazi faisait passer l’Italie au premier plan des préoccupations internationales. Tout cela entraîna des répercussions à l’intérieur même du judaïsme : les difficultés internes croissantes brisèrent le consensus. L’on ne pouvait plus réagir passivement. Cette métamorphose rapide de l’opinion juive sur la question italienne constituait un révélateur du changement d’ère qui se profilait. Acteurs de cette mutation, les Juifs français n’en prirent pourtant pas, lors des trois années décisives s’étalant de 1933 à 1935, la réelle mesure.

1 Pour une comparaison, par exemple avec les États-Unis, voir John P. Diggins, Mussolini and Fascism. The View from America, Princeton, Princeton University Press, 1972, p. 202.