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Classiques Garnier

[Introduction à la première partie]

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INTRODUCTION

Rome, 1921. À la veille du triomphe des faisceaux, un illustre Juif italien, Dante Lattès, tout à la fois rabbin, intellectuel et journaliste ne parvient pas à retenir l’inquiétude et l’angoisse qui l’assaillent face à la percée, toute relative en réalité mais d’une ampleur inédite à ses yeux, des ennemis italiens d’Israël. Dans la presse, sur la place publique il est vrai, les langues hostiles se délient. La littérature raciste peut s’enorgueillir de la floraison d’essais, opuscules et traductions déversant, toujours plus nombreux, un flot de haine sur la si tolérante Italie. Dante Lattès vient d’apprendre que le pamphlet intitulé Le Péril juif, maladroite compilation élaborée par le moine russe Sergeï Aleksandrovich Nilus, plus connue sous le nom de Protocoles des Sages de Sion, est en cours de traduction en Italie. Ne percevant que trop les dangers de son éventuelle diffusion et ceux de l’inaction, Lattès s’adresse à ses coreligionnaires français par le biais de l’Alliance israélite universelle à qui il réclame un soutien : « C’est le commencement d’une campagne antijuive bien organisée, qu’on a l’intention dans certains milieux de conduire en Italie, afin qu’aucun pays ne reste désormais libre de cette épidémie. Les Juifs d’Italie doivent être mis en condition de se défendre1 ». À qui mieux qu’aux Juifs français, ces frères par la foi et la culture en qui le souvenir de la fanatique stigmatisation brûlait encore ardemment, Dante Lattès pouvait-il réclamer les armes du combat contre l’antijudaïsme et l’antisémitisme ? Et sa requête ne resta pas sans réponse. Une note manuscrite en marge du document original, sans doute rédigée par les plus hautes instances de l’Alliance, engageait les correspondants français du rabbin italien à lui fournir les documents et ouvrages nécessaires à une réfutation en bonne et due forme du pamphlet antisémite. Rien de plus semble-t-il. Nul écho ne fut donné à cet appel. Ce qui apparaît à l’observateur du passé qui jouit du recul du temps comme un insigne – et rare à cette date – accent de clairvoyance de la part du rabbin, auquel l’histoire donnera plus tard 14raison, passa sans doute pour un pessimisme extrême aux yeux de ses coreligionnaires français qui n’avaient pas l’ombre d’une raison sérieuse de céder à l’inquiétude. Bien au contraire, l’engouement suscité par l’Italie, véritable seconde patrie spirituelle et culturelle pour de très nombreux Juifs français, conduisait ceux-ci à la sérénité et confortait la certitude que leurs coreligionnaires transalpins couleraient définitivement des jours paisibles sous le ciel italien.

Pour les Juifs français comme pour une vaste fraction de leurs compatriotes, l’Italie n’était pas un pays comme les autres. C’était une terre unique, resplendissante, si proche par la distance et par le cœur. C’était l’Italie « sans pareille », comme disait Musset. L’eussent-ils souhaité, les Juifs de France, au même titre que les autres Français, n’auraient pu se désintéresser du sort de l’Italie. Trop de facteurs comme la proximité géographique et culturelle, le jeu des alliances diplomatiques, ou encore, le caractère inédit des bouleversements politiques qu’eut à connaître la péninsule au lendemain de la Grande Guerre piquaient la curiosité et l’intérêt de ce côté des Alpes. Mais il y avait plus. Se déroulait alors un véritable « moment » italien du judaïsme français, dont on pourrait trouver des traces et signes annonciateurs dès la fin du xixe siècle mais qui connut un âge d’or dans l’entre-deux-guerres, à l’heure du fascisme triomphant paradoxalement, avant que l’avènement de l’antisémitisme comme politique d’État outre-monts et l’éclatement de la guerre ne vinssent transformer celui-ci en âge de fer. Ce moment italien se nourrissait de relations spirituelles, intellectuelles et culturelles entre des Juifs français et l’Italie, d’échanges de correspondance – la lettre de Dante Lattès en est un des innombrables exemples –, et d’imprimés, de rencontres, de voyages, de réflexions érudites sur la situation italienne…

L’effet de mode était clair tandis que renaissait l’idée latine, sans être omniprésent ; il transparaissait d’écrits, discours, postures, apparaissait parfois en filigrane mais constituait un puissant motif de l’univers mental de nombreux Juifs français. Sans doute concernait-il en premier lieu une élite juive intellectuelle et culturelle assimilée, pour reprendre un vocable de l’époque. Il était en tout cas bien plus qu’une toquade éphémère. Son puissant ancrage historique et social ne fait pas de doute ; il accompagnait la marche des Juifs français vers l’intégration. Présents sur le sol national depuis des temps reculés, ceux-ci avaient en effet connu des moments de calme et de tempête. La Révolution avait proclamé leur émancipation civique et politique, faisant d’eux des citoyens à part entière. Le culte juif fut reconnu en 1808. Leur reconnaissance progressait, poussée par 15des moments convulsifs, comme la Monarchie de Juillet, qui instaura le salariat des rabbins et vota la suppression du serment spécial more judaico, le Second Empire, la Troisième République, avec des phases de stagnation toutefois. Cette émancipation était cependant loin de s’accompagner d’une parfaite intégration à la société française. Tant s’en faut. Le vent de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme multiforme, mêlant souvent des origines religieuse, politique et sociale, encore vigoureux, emporta les espoirs de nombreux Juifs au moment paroxystique de l’Affaire Dreyfus, même si, on l’oublie trop souvent, la République et la tolérance finirent par triompher. L’occasion de connaître massivement une véritable intégration à l’échelle nationale s’offrit à eux lors de la Grande Guerre : l’important rôle qu’ils jouèrent fut gage d’un succès payé par l’effort et le sang2. Pour autant, « l’immense désir de francité3 », au sens identitaire du terme, dont l’écrasante majorité des Israélites faisaient montre ne s’était pas éteint. L’intégration totale à l’échelle du groupe, l’assimilation à celle de l’individu, ils les estimaient résolument possibles. Encore restait-il à convaincre les indécis, juifs et non juifs. C’est là qu’intervenait l’Italie. Quel meilleur paradigme que la patrie de Dante pouvait s’offrir à eux afin de constater et prouver qu’appartenance intégrale à la nation et pratique d’un culte minoritaire, loin de s’exclure mutuellement, coïncidaient en harmonie ?

D’autres pays auraient assurément pu servir d’exemples. Celui de l’Italie paraissait cependant aux Juifs français le plus abouti, le plus riche d’enseignements par sa force et son ancienneté. Les judaïsmes français et italien passant pour les plus proches de l’Europe – l’on parlait de plus en plus de Juifs « méditerranéens » et « latins » –, le modèle italien, car c’est bien de cela qu’il s’agissait, était celui dont on pouvait le plus pertinemment s’inspirer. Et la fascination suscitée par le judaïsme italien se comprend à maints égards. Cette petite communauté juive, la plus ancienne d’Europe dont parlent Suétone ou Juvénal, était parvenue à se maintenir dans son pays à travers les siècles, renouvelée par de nombreuses vagues d’immigration juive en provenance de zones où la situation d’Israël était moins clémente. Son identité profondément italienne et profondément juive avait été érigée en exemple de par l’Europe. L’Italie 16était même devenue un foyer juif de premier ordre ; le célèbre rabbin et théologien Yaakov Ben Meïr, plus connu sous le surnom de Rabbenou Tam et petit-fils du grand exégète Rachi n’avait-il pas déclaré au xiie siècle, en faisant allusion au verset d’Isaïe : « c’est de Bari que nous viendra la Tora et la parole de Dieu sera délivrée à Otrante4 » ? De cette communauté étaient nés les érudits et rabbins tels que, jusqu’au début du xxe siècle, Nathan Ben Yehiel Anav, Ovadia Sforno, Simone Luzzatto, Léon de Modène, Samuel David Luzzatto, Élie Benamozegh, les hommes politiques Luigi Luzzatti, Ernesto Nathan, Giuseppe Ottolenghi, entre une multitude d’exemples… Ces juifs italiens, les italkim comme dit le terme hébreu, avaient fait également l’expérience des discriminations, des humiliations répétées, des expulsions et, les premiers, du ghetto, ce que les Juifs de France oubliaient bien vite ou du moins minimisaient fréquemment. Ils avaient aussi écrit des pages glorieuses de l’histoire du judaïsme, faites de souffrances et de bonheurs. Les Juifs français avaient donc bien choisi leur exemple.

Rien que de classique jusque-là dans cette admiration enthousiaste pour un modèle se diffusant par le biais des influences réciproques à l’œuvre entre communautés. L’Espagne, l’Allemagne avaient pu jouer un rôle semblable dans des cadres et des époques différents. Mais dans le cas italien et dans le contexte de l’entre-deux-guerres, les questions politiques n’étaient pas loin. Portés par leur enthousiasme presque sans bornes pour l’Italie, certains Juifs français vinrent à considérer le fascisme avec une neutralité bienveillante. Non qu’ils y vissent la traduction de leurs idées politiques ou le soutinssent, quelques individualités confirmant la règle mises à part. Disons plutôt que le philosémitisme affiché, et dans une certaine mesure réel et perçu comme tel par les contemporains, – même s’il comportait une part de calcul, reposait paradoxalement sur un fonds de préjugés antijuifs, et souffrait de nombreux accrocs – à quoi s’ajoutait une compréhension vacillante du phénomène fasciste et un désir de réserve en matière politique, a fortiori extérieure, conduisirent les Juifs français, les plus progressistes exceptés, à ne pas saisir l’essence réelle du fascisme et à soutenir quelques-unes de ses actions. Jusqu’en 1938 du moins. Les intellectuels prenaient quant à eux souvent la mesure réelle de la situation. Pour une majorité, les inquiétudes existaient, mais elles étaient somme toute modérées. Certains voyaient tout au plus dans 17le fascisme après 1922 une parenthèse désagréable sur le point de se refermer ; ils durent revenir sur leur impression initiale. D’autres, parfois les mêmes, ne prenaient quelquefois pas le régime au sérieux, avant les années 1930, et le faisaient savoir publiquement, sans que l’on sache s’il s’agissait d’une certitude profonde ou d’une attitude feinte, destinée à l’apaisement. Tous peinaient en tout cas à cerner la ligne directrice et les objectifs poursuivis par Mussolini. Bienheureux qui parvenait à voir clair dans la politique d’un régime proclamant : « Notre doctrine, c’est le fait ». La doctrine fasciste semblait à beaucoup d’observateurs contemporains tout entière dans l’action, ce qui rendait sa perception malaisée. Excellent connaisseur de l’Italie et intellectuel juif de renom, Benjamin Crémieux reconnaissait lui-même cette difficulté :

Nous commençons à avoir quelques idées nettes sur la genèse du fascisme, sur les circonstances historiques qui l’ont aidé à naître, à se développer, à triompher, sur les dangers aussi qui, depuis son triomphe le menacent. Mais une théorie, une doctrine spirituelle du fascisme faisait jusqu’ici défaut. Ou plutôt le fascisme se vantait de n’être pas théorique, de pratiquer un réalisme tout empirique. On a pu voir, en effet, le fascisme appliquer successivement des doctrines d’origines opposées, se proclamer libéral en matière financière, nationaliste en politique étrangère, interventionniste en matière sociale et de conflit entre capital et travail5.

Pour qui voulait les voir, et Crémieux était de ceux-là, il existait bien des traits formant une « idéologie » fasciste, rempart contre le rationalisme considéré comme l’attribut de la démocratie. Instinct en était le maître-mot : d’où l’insistance sur les ressorts de l’enthousiasme, de la colère et de la peur. Le peuple devait communier avec le régime mais se borner à « croire, obéir, combattre », la propagande et la répression faisant leur effet. Le fascisme s’adonnait en fait à une « normalisation de l’extrémisme6 », qu’abhorraient les Juifs français. Les débats sur la nature et les manifestations du fascisme italien sont loin d’être clos ; aucun consensus n’est atteint ; les interprétations du fascisme ne se déprennent souvent pas des visions politiques manifestées par les acteurs du débat, tant les enjeux sont cruciaux7. Les questions les plus épineuses se posent 18notamment autour du consensus du peuple face au régime, de la place de l’antisémitisme et du racisme fasciste, centrale ici.

Les débats s’ouvrirent d’ailleurs dès 1922 et les Juifs français y participèrent activement, intellectuels en première ligne. Les valeurs susmentionnées que prônait le fascisme se trouvaient certes aux antipodes de celles professées par l’immense majorité de la judaïcité française. L’erreur serait pourtant grande de conclure à l’existence d’une quelconque « allergie8 » juive au fascisme italien, en France comme ailleurs. Qu’il suffise de se rappeler le nombre de Juifs italiens fascistes ou indifférents au fascisme pour s’en convaincre. L’attitude des Juifs français en constitue, on le verra, une preuve supplémentaire. Forgée par les Juifs progressistes antifascistes qui opposaient intrinsèquement judaïsme et fascisme, par les antisémites qui assimilaient Israël au bolchevisme, et par le régime fasciste italien lui-même progressivement à partir du milieu des années 1930 afin de justifier les discriminations frappant avec une croissance inexorable les Juifs italiens, cette image succombe ainsi d’elle-même à un examen minutieux de la réalité. Et l’on aurait a priori des raisons de penser l’antinomie entre judaïsme et fascisme : si l’on se focalise sur la fin des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, pendant lesquelles les Juifs souffrirent du fascisme, les indices d’une aversion réciproque entre ces deux entités se multiplient. L’ombre portée du nazisme joue également son rôle. Cela revient pourtant à adopter un point de vue partiel et, en certains points, téléologique de la question. Or, comme le notait Pierre Vidal-Naquet, « pour comprendre le réel historique, il faut parfois ne pas connaître la fin9 ». Généralisations et raccourcis suscitent confusion. L’Italie n’était pas l’Allemagne. L’antisémitisme n’était pas accolé au fascisme italien comme il le fut au nazisme, dans la réalité comme dans l’esprit des observateurs de l’époque. D’où l’intérêt, et la nécessité même, de remonter à 1922 pour étudier l’attitude des Juifs de France face au fascisme, démarche permettant de comprendre que pour l’immense majorité de ceux-ci, l’antisémitisme d’État italien proclamé 19en 1938 constitua un effroyable étonnement, et non pas la concrétisation d’une inévitable évolution. Avant cette date fatidique, d’aucuns parlèrent même sans y déceler d’antinomie de « Juifs fascistes », moins pour désigner les fils d’Israël partisans du régime mussolinien en Italie ou ceux, très rares, qui s’en réclamaient en France, que pour qualifier les sionistes révisionnistes. Fréquentes étaient les allusions à un « fascisme juif » qu’aurait mis en place Zeev Jabotinsky10. Pour Le Droit de Vivre, journal de l’antifasciste Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), le mouvement de Jabotinsky semblait plus proche du nazisme ; il titrait en 1934, non sans provocation : « Heil Jabotinsky11 ! ». Mais aux yeux d’une majorité, les accointances avec l’Italie paraissaient plus nettes ; Abba Ahiméir, journaliste russe sioniste révisionniste ayant émigré en Palestine dès 1924 et grand admirateur de Mussolini, voyait d’ailleurs en Jabotinsky un « Duce sioniste », ce qui cependant déplut à l’intéressé12. Collaborateur à l’hebdomadaire juif Samedi, un sioniste révisionniste proche du mouvement de Jabotinsky, affirmait que si les siens n’étaient pas fascistes, la raison provenait de ce qu’il ne fallait pas introduire en Palestine les divisions partisanes inspirées de l’Europe. Les motifs n’en étaient pas idéologiques et l’accusation de fascisme ne semblait en définitive que très peu choquante :

Toutes les fois que j’ai eu l’occasion de dire que je suis révisionniste, les gens affectaient un petit air de mépris : « Ah oui, vous êtes un de ces fascistes juifs, avec votre dictateur de Jabotinsky. Enfin quoi ! des petits exaltés qui veulent faire la guerre au monde ». Il est inutile de dire que nous ne sommes pas fascistes : je dirais simplement à ceux qui se servent de cette épithète pour nous railler, que nous n’avons ni le temps, ni moralement le droit d’introduire en Eretz Israël ce genre de discordes que sont les partis européens13.

Que fascisme et judaïsme – ou sionisme – se rejetassent intrinsèquement ne constituait pas une explication pour beaucoup d’Israélites. Il n’existait donc pas de méfiance initiale des Juifs à l’endroit du fascisme. Bien plus, peu de cas brouillent autant les catégories et lignes de clivage que le singulier exemple italien, où « les Juifs étaient souvent fascistes et 20où les fascistes aidèrent souvent à sauver les Juifs14 ». Phénomène qui se traduisit par des incertitudes et hésitations nombreuses dans l’esprit des Juifs français, et invite, loin de tout manichéisme, à la nuance comme à la prudence.

On comprend dès lors sur quel terreau a pu lever le paradigme italien. Exemple que l’on méditait savamment, l’Italie était un miroir pour les Juifs de France, qui reflétait l’image de leur condition et de leurs espoirs. Un miroir laissant apparaître ce à quoi Israël pouvait aspirer : l’intégration totale. Si un régime comme celui qu’abritait l’Italie pouvait réserver une place si élevée aux Juifs, à coup sûr la France, à condition que les Juifs poursuivissent leurs efforts, pourrait connaître semblable situation. Le retard français semblait s’expliquer par la permanence d’un obscurantisme haineux diffus dans une fraction de la société, aux antipodes du comportement qui caractérisait, comme le voulait l’image populaire, le « bon Italien ». Car c’était bien souvent avant tout à travers le prisme de la judéité que l’on abordait l’Italie, encore qu’il faille tenter chaque fois de déterminer, autant que faire se peut, quelle part celle-ci tenait à proprement parler dans l’attitude et l’engagement devant l’Italie. Comment expliquer sinon que les Juifs français, trop démocrates, républicains et ennemis de l’extrémisme pour éprouver valablement la moindre sympathie envers le régime fasciste, aient manifesté, dans leur majorité, tant d’aveuglement, de fourvoiement et de bienveillance à l’égard de la sœur latine ? La clé semble résider dans le philosémitisme italien, qui rendait possible les plus grandes espérances quant à l’assimilation juive. Apparaissait ainsi clairement la « persistance de l’ethnicité » à l’œuvre parmi les Juifs, selon l’expression de Phyllis Cohen Albert15. Mais l’image reflétée outre-monts se ternissait, à mesure que grondait l’orage des périls : l’Italie devenait le miroir des désillusions. Elle prouvait que les Juifs ne pouvaient jamais être à l’abri de la haine ou de la stigmatisation, en raison de leur seule naissance, non de leurs actions. Tragique leçon et préfiguration de l’avenir français et européen, comme le perçurent de rares esprits.

C’est donc à cette tranche d’histoire intime, passionnée, éclatante puis douloureuse, complexe, on l’a vu, et surtout méconnue, celle des rapports 21entre les Juifs de France et l’Italie fasciste de l’avènement du régime mussolinien à l’ouverture de la guerre, qu’est consacré cet ouvrage16. Plusieurs historiens du judaïsme de l’entre-deux-guerres, Ralph Schor, Richard Millman et Diane Afoumado, l’ont évoquée en certains points pour la période de l’immédiat-avant-guerre17 ; les biographes de Juifs illustres vivant à cette époque (comme Daniel Halévy, André Suarès ou Victor Basch) en ont donné quelque aperçu et certains « gros plans », car presque tous les chemins des intellectuels, journalistes, hommes politiques et artistes juifs, au même titre que des Français de tous horizons d’ailleurs, menaient à Rome. De ces lectures est née l’idée d’aller plus avant et de réaliser une étude systématique de cette question. Encore plus qu’un parent pauvre, ce sujet fait figure de zone d’ombre de l’historiographie. En 1974, l’historien américain David H. Weinberg ouvrait son étude incontournable et pionnière sur Les Juifs à Paris de 1933 à 1939 par un regret historiographique : « On a beaucoup débattu, ces dernières années, du problème de la réaction des Juifs européens face au nazisme. […] On a prêté peu d’attention à la période qui précède immédiatement la guerre, au cours de laquelle l’attitude des Juifs européens s’est modelée en réponse à la menace grandissante du nazisme », écrivait-il18. Plus de trente ans plus tard, l’on pourrait sans mal dresser un constat analogue, et ce pour tout l’entre-deux-guerres, concernant la réaction au fascisme italien, qui, il est vrai, constituait toutefois un enjeu de second ordre.

Analyser les réactions et actions des Juifs de France face à l’Italie fasciste vise ainsi trois objectifs s’inscrivant dans autant de champs épistémologiques et historiographiques. Tout d’abord, c’est l’« opinion juive », notion éminemment complexe, qui constitue en premier lieu, pour reprendre les termes de René Rémond, « à la fois la matière et l’objet19 » de cette enquête, sans que l’on s’interdise d’observer en cer22taines occasions la réception du regard porté par cette opinion de l’autre côté des Alpes. À travers l’opinion juive, se manifestait, autre élément complexe, l’identité juive. Sur un sujet relevant des liens avec l’étranger, comme celui de l’Italie, qui ne comptait pas au rang des questions proprement juives, cette identité ne s’exprimait pas de manière passive, par ce que pouvaient en dire les Juifs eux-mêmes – sauf lorsqu’il s’agissait de s’interroger sur l’identité juive italienne qui conduisait à un inévitable retour sur soi. Elle constituait, semble-t-il au contraire un moteur dynamique d’action, inconscient peut-être et sans aucun doute variable selon les individus. En d’autres termes, se donnait à voir une identité en action, plutôt qu’une identité réflexive.

À un tout autre plan, l’intérêt porté aux rapports entre les Juifs français et leurs coreligionnaires italiens, perspective centrale puisqu’elle permet de prendre la mesure de l’intimité qui liait les premiers à l’Italie, s’inscrit quant à lui dans le domaine des relations intercommunautaires juives à l’échelle de l’Europe et de la Méditerranée. Gisement d’une richesse encore très peu exploitée20, qui peut participer d’une histoire dynamique des Juifs s’affranchissant du strict cadre national, même si celui-ci demeure, pour étudier l’entre-deux-guerres, un incontournable référent. L’étude des relations juives transnationales aide en outre à saisir le poids des influences s’exerçant réciproquement entre communautés et le rôle des Juifs hors des frontières nationales. Les relations de ces derniers ne les menant pas vers leurs seuls coreligionnaires sous d’autres cieux, c’est tout un ensemble de réseaux parallèles ou imbriqués qui s’éclaire. Et l’on sait que les Juifs de France furent curieux des affaires du monde, que la dimension confessionnelle intervînt ou non21.

Ces questionnements peuvent enfin, semble-t-il, contribuer à l’histoire des représentations extérieures du fascisme italien, l’angle religieux 23ouvrant une richesse particulière de perspectives22. À cette occasion, l’on peut d’ailleurs pleinement mesurer comment s’est forgé le mythe des « Italiani brava gente », dans lequel les Juifs français versaient à plein.

Tout cela fait cependant appel à un soubassement de notions complexes (l’opinion, l’identité, la judéité…) qui font problème et débat. Elles méritent au préalable un examen attentif.

Entre engagement citoyen
et expression identitaire : l’opinion juive

« L’opinion publique… Entre les doigts de l’historien, la notion s’échappe comme du sable », écrivait Jean-Noël Jeanneney23. C’est le même sentiment qui envahit quiconque s’intéresse à l’opinion juive. De nombreux historiens emploient cette notion24, mais sa caractérisation demeure chaque fois tout sauf aisée. Même en reprenant la nécessaire précision suivant laquelle il n’existe pas une mais des opinions, l’objet reste difficile à saisir, d’autant que le référent auquel il renvoie fait lui aussi problème : l’opinion juive ne saurait ainsi être considérée comme le mode d’expression d’un groupe clairement identifié et identifiable qui serait, en l’occurrence, une « communauté » juive. Selon André Kaspi, la notion de « communauté » juive vient gonfler le rang des « idées fausses » véhiculées sur et quelquefois par les Juifs, comme en témoigne le tableau d’avant-guerre qu’il dépeint :

Au sens étymologique, la communauté juive n’existe pas. Elle n’est pas religieuse, car le Consistoire des israélites de France et d’Algérie ne peut parler au nom de tous les israélites, fussent-ils pratiquants. Elle n’est pas ethnique : beaucoup rejettent la notion de peuple juif. Elle n’est pas davantage culturelle. Chaque organisation rassemble des personnalités actives, des esprits combattifs qui marquent de leur empreinte l’évolution du groupe. Aucune ne saurait 24être le porte-parole des autres. La communauté, on en parle pourtant dans les milieux juifs comme si elle existait, mais on ne parvient pas à la définir25.

Le socle sur lequel repose l’opinion juive et dont elle émane se révèle ainsi incertain, fuyant, bancal par certains aspects et variable selon les angles d’approche et les sujets considérés. Qu’elle renvoie à un groupe confessionnel accroît la difficulté puisque les Juifs, à l’instar de toute collectivité, ne forment pas une « communauté exclusive d’autres appartenances26 » et les influences extérieures qu’ils subissaient de même que les autres identités et affiliations dont ils se réclamaient doivent systématiquement être prises en compte. Ceux qui donnaient matière à l’opinion juive pouvaient appartenir à d’autres groupes d’opinion et s’y exprimer également. L’opinion juive, dans l’entre-deux-guerres et par-delà cette période, apparaissait ainsi comme un sous-groupe d’opinion, au sens de division de l’opinion publique. Elle s’adossait à d’autres groupes d’opinion aussi nombreux que les tendances des Juifs qui la composaient et s’en nourrissait également. Plus un groupe particulier à la physionomie précise qu’un reflet miniaturisé de l’opinion française en générale, l’opinion juive ne se mouvait pas à tout moment et sur tout sujet mais se distinguait par sa fugacité et l’inégalité de ses manifestations. Bien plus, les pôles constituant l’opinion juive intervenaient variablement et se faisaient, pour reprendre la terminologie employée par Pierre Milza au sujet de l’« opinion immédiate27 », tantôt activistes, clairement pour ou contre, concernés, c’est-à-dire « modérément pour » ou « modérément contre28 », ou indifférents29. L’on n’ira pas jusqu’à dire, à la manière de Bourdieu, que parfois l’opinion juive n’existait pas, mais force est de reconnaître à ce phénomène des modalités et une temporalité à part. Pour qu’il y ait opinion, nul besoin d’uniformité mais d’un courant principal, en l’occurrence représenté par les tenants du judaïsme officiel, sans que les autres tendances, minoritaires mais tout aussi essentielles pour qui veut saisir la couleur des sentiments de l’époque, ne se fédérassent autour. Pierre Laborie écrit ainsi :

25

L’opinion publique est un phénomène collectif, reflet et affirmation d’une position dominante à l’intérieur d’un groupe social. Elle doit, comme telle, être nettement différenciée de l’expression conflictuelle de divers courants minoritaires, sans que l’on puisse cependant méconnaître l’interaction de leurs effets : ils pèsent sur l’évolution de l’opinion commune et l’un d’entre eux peut porter en germe une attitude potentiellement majoritaire. Ainsi entendue, cette « opinion du plus grand nombre » existe par elle-même, de manière autonome, sans que cela implique toutefois de sa part la conscience de sa propre existence. Cela signifie seulement que son existence forme un tout non réductible à la simple arithmétique d’une somme d’avis particuliers30.

Toutes caractéristiques que l’on retrouve dans l’opinion juive, dont l’étude devra ainsi se révéler prudente31. Loin d’une histoire événementielle des idées et des représentations mais dans une perspective tentant de mettre en relief des moments de continuité, de rupture et de silence également parce qu’ils se révèlent souvent éloquents, l’on pourra ainsi, grâce à une variété de supports archivistiques, se demander comment l’on a pu passer de quelques évocations admiratives de l’Italie à la création d’un modèle italien d’intégration, comment les esprits s’alarmant ou se rassurant devant la situation de la question juive outre-monts ont pu ouvrir sur un intérêt partagé pour la « question italienne ». L’on se situait souvent à mi-chemin entre des considérations citoyennes, en tant que français, et communautaires, en tant que juif, entre l’universel et le particulier.

Certaines limites et impasses se présentent toutefois et toutes ne peuvent être surmontées. Demeure parfois flou l’envers de ce qui fait l’opinion : face à l’Italie comme à d’autres sujets, l’on pouvait s’exprimer sincèrement, ou encore pour convaincre sans être soi-même totalement convaincu, et même pour se convaincre. Le travail de contextualisation et de recoupement des sources permet toutefois dans de nombreux cas de dépasser cet obstacle. Il convient dès lors de se garder d’en déduire que les prises de position traduisaient fidèlement le for intérieur des Juifs ; 26elles étaient plutôt le reflet de leur expression dans l’espace public. Le profil de cet investissement ne peut cependant qu’être esquissé car il se révèle impossible de cerner la « majorité silencieuse » des Juifs face à l’Italie : peut-être d’ailleurs cette majorité est-elle vouée au silence par les sources dont on dispose qui n’ont pas gardé trace de sa parole. Doit-on alors, en l’absence d’indices, en inférer qu’il s’agissait là d’une opinion silencieuse mais concernée, ou indifférente ? Rien ne permet de s’engouffrer avec assurance dans l’une ou l’autre voie. Les conjectures font alors office de réponse. L’on aurait aimé procéder à une enquête du type de celle réalisée sous la direction d’Emmanuel Debono visant à peser l’« emprise sociale de l’antisémitisme » au-delà du témoignage majeur et central des discours32, dans la France des années 1930. L’enracinement réel de la question italienne parmi les Juifs demeure cependant imperceptible : la voix de ceux qui ne s’exprimaient pas à travers ce qui fait source pour l’observateur du passé est inaudible et se mêle indistinctement au cortège des silencieux, qui ne s’étaient, quant à eux, effectivement pas manifestés.

Une question surgit alors légitimement : l’intérêt pour l’Italie n’était-il pas l’affaire de l’élite juive ? Plusieurs indices invitent à repousser une interprétation réductrice. Trois paramètres présidaient dans l’ensemble à l’intérêt que les Israélites français pouvaient porter à l’Italie : le degré de culture, l’attention portée au monde extérieur et le niveau de sensibilité à la question juive. Il est certain qu’une vaste culture facilitait la connaissance et la compréhension d’un tel sujet. L’on peut ainsi se demander si les sources dont on dispose reflètent avec fidélité l’état d’esprit de la grande majorité des Juifs de France ou celui d’un cénacle d’érudits, si l’image de l’Italie n’était pas projetée à travers le prisme d’une fine culture souvent étrangère au plus grand nombre. Une étude réalisée par Jean-Pierre Viallet, avec laquelle peut s’établir un parallèle, consacrée à la représentation de la sœur latine dans les revues de droite des années 1920, a montré que, par exemple, la Revue de Paris publia, en 1919, les notes de voyage en Italie d’un « modeste paysan du Limousin », lequel avait servi sur le front italien, et que les codes de lecture culturels traditionnels s’appliquant à l’Italie – la Rome antique, la Rome des Papes, le berceau de la Renaissance, puis celle du Risorgimento – lui étaient tout à fait étrangers. L’historien parvenait à la conclusion selon laquelle « l’image traditionnelle de l’Italie […] reposait sur la transmission d’une 27culture humaniste, qui faisait à peu près totalement défaut à notre paysan limousin33 ». Il paraît hautement vraisemblable que le même phénomène se produisît concernant les Juifs. Certaines revues juives ne faisaient d’ailleurs pas mystère de leur vocation élitiste et s’adressaient en premier lieu à un public cultivé ; les Archives Israélites ainsi, s’interrogeant sur le nombre de périodiques juifs proportionnellement à celui de leur lectorat, s’exprimaient en ces termes : « Peut-on dire que le nombre de publications juives et l’importance de leur tirage soient en rapport avec le chiffre de la population israélite, nous ne parlons pas de la totale, mais de la classe cultivée34 ? ». Une semblable et aussi claire prise de position ne peut manquer d’appeler à la circonspection et à ne pas confondre opinion juive et population juive35.

Mais la culture ne faisait pas tout. D’autres facteurs intervenaient. Plusieurs esprits, même parmi les plus éclairés et érudits, ne scrutaient pas au-delà des confins français et manifestaient une curiosité mineure ou inexistante à ce qui leur paraissait lointain, non immédiatement lié à leur sort. Retraçant ses souvenirs de jeunesse, Edgar Morin se souvenait que ses « horizons politiques ne dépassaient pas la France36 » avant la guerre. Qu’un jeune homme pétri de culture et doté d’une nette conscience politique, comme celui qui devint plus tard l’intellectuel réputé que l’on sait, se désintéressât du monde extérieur, laisse penser à plus forte raison que nombre de Juifs moins cultivés ou peu aguerris à la chose politique se trouvaient dans la même situation. La même réserve se pose concernant le niveau de sensibilité à la question juive. Ceux dont l’appétit de connaissance à l’égard du monde juif paraissait maigre, parce qu’ils étaient déjudaïsés, évoluaient loin des leurs ou ne s’intéressaient pas de près à ce qui avait trait à la judaïcité, se situaient à la marge de l’opinion juive. Là encore, le niveau social ou culturel n’y 28prenait qu’une part secondaire. En demi-teinte, le sentiment devant l’antisémitisme éprouvé par Philippe Erlanger, attaché à sa judéité mais dont les préoccupations le menaient sur d’autres fronts, apparaît révélateur de l’effet modéré et pourtant fort complexe que pouvait entraîner la question juive parmi les Juifs de l’époque :

L’antisémitisme, ce monstre indestructible qui ravage les pays de l’Est et avait déjà empoisonné certains secteurs de l’opinion française, l’antisémitisme m’a donc rattrapé ! Candidement je m’en étonne. Dieu sait que, depuis l’avènement d’Hitler, ce problème m’a préoccupé, mais je ne me sentais pas personnellement concerné. Ainsi que les accidents d’auto, ce genre de calamités, c’est toujours pour les autres. À la vérité, je n’y crois pas encore vraiment37.

Cela ne signifie pas pour autant que tous ceux qui se montraient concernés par la question juive s’intéressaient à leurs coreligionnaires des pays étrangers. L’on peut postuler que c’était le cas, mais des exceptions existaient. David Weinberg rapporte qu’à la veille de la guerre, tandis que la situation s’assombrissait inexorablement pour Israël, des Juifs français s’irritèrent de ce que la presse juive ne rapportât que des informations sombres relativement à leurs coreligionnaires d’autres pays. Une illustration parue en février 1938 dans L’Univers Israélite présentait un Juif français feuilletant ce journal avec emportement et s’écriant : « Après l’Allemagne, la Pologne, après la Pologne, la Roumanie, si ça continue, je me désabonne38 ! ». Les lecteurs de ce type avaient soif de nouvelles les concernant en premier lieu. Sans doute certains montrèrent-ils une humeur semblable face aux chroniques italiennes qui, cependant, ne furent alarmantes que très tardivement.

Cette gamme complexe de réactions, aux fils enchevêtrés et parfois difficilement démêlables, donne à voir la délicatesse de l’approche. Sans la minimiser, il ne faudrait pas amplifier l’attention réelle portée à l’Italie parmi les Juifs. On retrouve ici les interrogations posées par Marc Ferro visant à savoir quelle est l’attitude des masses face aux mouvements de l’histoire dont elles sont souvent coupées : « La plupart des gens ne vivent pas dans l’Histoire, dans l’actualité : au vrai, ils vivent leur vie. Telle est l’histoire anonyme, celle des gens ordinaires »,écrit-il39. C’est 29cette réalité qu’il convient de garder à l’esprit et qui se cache derrière le vocable d’« opinion juive », face à l’Italie.

Plus qu’un émetteur et réceptacle de représentations, l’opinion juive fut un acteur à part entière des relations franco-italiennes. De là à en inférer qu’elle constituait un groupe d’influence, infléchissant la politique française à l’égard de l’Italie, comme le disaient les antisémites, il n’y a qu’un pas, que l’on se gardera de franchir. À titre individuel, plusieurs Juifs avaient ce pouvoir, mais, naturellement, l’on ne saurait le prêter à l’ensemble de l’opinion juive. Celle-ci était semble-t-il entendue, et beaucoup le savaient : les Archives Israélites ne se présentaient-elles pas comme l’un des « organes de l’opinion publique40 » ? L’opinion juive ne participait donc pas au « règne » de l’opinion française générale, au sens où Pascal parlait de « reine du monde41 », si tant est que l’on puisse appliquer cette métaphore à l’entre-deux-guerres. Bien plus, dans son étude monumentale sur l’opinion publique au moment de Munich, Yvon Lacaze ne classe pas les Juifs au rang des groupes minoritaires exerçant une quelconque influence auprès de l’opinion ou du gouvernement42. L’opinion juive française pouvait-elle peser à une autre échelle ? Auprès de Mussolini, sans doute. Prêtant le flanc au mythe du pouvoir juif mondial, caractéristique de l’« ebraismo internazionale », « Mussolini ne cessa de vouloir rassurer ce qu’il considérait comme une “opinion juive” susceptible de peser dans les relations internationales », ainsi que le note Marie-Anne Matard-Bonucci43. L’on ne dispose que de quelques bribes signalant l’intérêt porté par Mussolini à l’opinion juive de France, mais il demeure fort vraisemblable qu’il était attentif aux réactions de celle-ci.

Objet difficilement saisissable donc, presque sibyllin que l’opinion juive. Si tout groupe d’opinion embarrasse l’analyse, l’écueil se double ici d’une gêne : celle de caractériser avec précision les tenants de l’opinion juive. Les obstacles qui se posent pour le tout valent également pour la partie. Surgit alors l’éternelle question : qu’est-ce qu’un Juif ? Qui doit-on inclure dans l’opinion juive ? Qui doit-on en exclure ? C’est la notion même de judéité qu’il faut questionner.

30

À la recherche de la judéité

L’identité relève du construit. Vouloir interroger l’attitude d’un groupe d’individus face à l’Italie en retenant comme critère le rattachement de ceux-ci à une identité, une appartenance religieuse, c’est courir le risque de la réification d’une réalité faisant problème. Il ne s’agit pourtant pas, ce faisant, d’isoler les Juifs du reste de la communauté nationale, mais d’appréhender leurs attitudes à travers le prisme d’une spécificité, d’une particularité, d’un particularisme. Sans nécessairement jouer le rôle de moteur, ce trait distinctif, cette affiliation à une religion minoritaire, n’était pourtant jamais absente et assignait aux Juifs une place singulière et souvent mal comprise par l’ensemble de la société, car « entre l’exclusivité et l’exclusion, la distance n’est pas immense44 ». L’on parle bien ainsi, pour reprendre l’expression de Muriel Pichon, de « Français avant tout et juifs tout de même45 » ; c’est un pan à part entière de l’opinion française qui réagit à la fois en fonction de considérations semblables à celles de leurs compatriotes et mû par des valeurs, des espérances et des craintes propres. Dans sa réflexion sur L’Identité juive, le philosophe et rabbin André Neher écrivait que « l’homme juif n’est pas un homme tout simplement, mais que quelque chose complique la simplicité de sa condition humaine46 ». Face à l’Italie, les Juifs étaient-ils donc des Français « tout simplement » ? En quelle mesure leur judéité pouvait-elle intervenir ?

La loi juive stipule que la religion se transmet par le sang maternel. Cette règle, qui vaut pour la sphère religieuse, ne saurait faire office de critère sélectif en histoire. Une observation quelque peu attentive offre l’exemple d’individus ayant seulement un père juif et se sentant entièrement juifs, et d’autres, de mère juive ou de parents tous deux juifs, qui rejettent leur judéité ou la tiennent pour négligeable. On s’imaginerait mal rejeter les tenants du premier cas dans une étude historique et l’on peut poser que le sentiment de judéité importe plus que la judéité effective, au sens où l’entend la Halakhah, la loi juive. L’antifasciste italien exilé 31en France Camillo Berneri, consacra dans les années 1930 un ouvrage au titre aussi frappant que paradoxal, Le Juif antisémite, à la question des critères de la judéité et à ceux dont le combat résidait dans l’effacement ou l’abandon de cette judéité. Cas extrêmes, certes. Il proposait néanmoins une définition intéressante : « Je considère comme Juif quiconque se considère comme tel47 » ; mais insuffisante. C’est que, dans le contexte de l’époque, il fallait compter avec les antisémites : choisir ou bannir sa judéité ne se cantonnait pas à la sphère privée. Ainsi en allait-il de l’écrivain André Suarès, qui entretenait des relations tourmentées avec son identité religieuse et s’exclamait : « Je passe pour antisémite chez les Juifs ; et l’on assure que j’appartiens à Israël, chez les antisémites48 ». Être juif revenait ainsi à ces deux dimensions avant la guerre, et encore après : une option personnelle et/ou une désignation extérieure. Michel Winock met en relief cet entremêlement à propos des Juifs :

Ce sont les Français (ou les étrangers, à une certaine époque, vivant en France) qui se désignent eux-mêmes comme juifs (par la religion, ou la culture, ou l’ascendance) ou que les autres ont définis comme juifs quand ils se sont mêlés de les identifier49.

Plusieurs nuances viennent s’ajouter. Quelquefois, le doute intérieur planait dans l’esprit de certains Juifs. La judéité leur apparaissait floue : se traduisait-elle par une pratique religieuse, une éducation culturelle ou un sentiment d’appartenance ? Il faut tenir compte de la complexité des itinéraires personnels. Chacun réagissait selon sa sensibilité. Le poète André Spire, porte-flambeau et haut nom de la culture juive française, n’en fut pas exempt dans sa jeunesse :

Le judaïsme qui se réveillait en moi était encore de qualité assez floue. Pas religieux en tout cas. […] Je ne me sentais pas encore un Juif tel que l’antijudaïsme montant m’a contraint peu à peu à le devenir. Mais un israélite, un juif avec un petit j50.

Comme les autres religions, le judaïsme français se sécularisait : beaucoup de ses membres, même ceux qui se revendiquaient juifs, 32« ne ressentaient que peu ou pas d’attachement pour la vie juive51 ». Reconnaître sa judéité n’impliquait ainsi pas nécessairement d’être marqué en profondeur par elle et relevait parfois du simple constat. Tel Raymond Aron qui se souvient d’en avoir simplement pris acte, ne la mettant pas particulièrement en avant ni ne la cachant : « J’adoptai une fois pour toutes une attitude qui me semble la seule convenable : ne jamais dissimuler mon appartenance, sans ostentation, sans humilité, sans surcompensation de fierté52 ». L’on ne retiendra cependant pas ici le seul sentiment de l’appartenance et posera comme critère une judéité large. Ne sélectionner que ceux qui se proclamaient eux-mêmes juifs risque d’appauvrir le tableau de l’opinion juive de l’époque, de le faire perdre en complexité et en épaisseur. La question se pose concernant par exemple des intellectuels tels que Daniel et Élie Halévy que l’on serait tenté de ne pas inclure dans l’étude. On suivra cependant Perrine Simon-Nahum qui fait valoir l’intérêt de leur prise en compte ; elle revient sur l’engagement dreyfusard des deux frères en ces termes : « Le lien entre l’engagement dreyfusard et l’intérêt pour la question sociale est […] sensible chez les deux frères Halévy, Élie et Daniel, que leurs origines et leur situation sociale placent à l’extrême limite de la communauté. En dépit de leurs prises de position montrant qu’ils se considèrent comme juifs, leur ascendance protestante conduit souvent les historiens du judaïsme français à les écarter de leur champ d’étude. Or c’est justement cette situation limite, à cheval sur deux communautés, qui en rend l’analyse de leur œuvre significative53 ».

Dissipons cependant immédiatement une ambiguïté : il ne saurait s’agir de sous-entendre qu’un Juif adoptant une position produisait, comme par un enchaînement déterministe nauséabond, un « point de vue juif ». Face à l’Italie comme à d’autres sujets, l’on ne cherche pas à savoir comment les Juifs réagissaient, précisément parce qu’ils étaient juifs, mais alors qu’ils l’étaient, ce qui introduit une nuance. Sur la question du lien entre judéité et attitude quotidienne, les Juifs étaient d’ailleurs divisés. Aux yeux des plus nombreux, la religion relevait de la sphère privée et ne devait pas s’inviter dans le champ public. Le Juif allemand réfugié en France, Hanns-Erich Kaminski, levait sur ce point toute ambiguïté : 33« Que je sois juif, c’est un fait et je ne le cache pas.Jamais cependant cela ne m’a amené à prendre une position quelconque54 ». Edgar Morin le reconnaissait dans son autobiographie ; il avouait même avoir été jusqu’à se ranger, dans sa jeunesse, dans le camp réputé opposé à celui des Juifs, et ce de plein gré :

Ma détermination juive pèse curieusement sur moi à l’époque. Déjà, avant guerre, j’avais peur de réagir en juif aux événements politiques, et j’étais heureux de m’opposer, pacifiste, au « bellicisme » de la plupart des autres juifs55.

De même, Raymond Aron encore, dans ses Mémoires, évoquait le fait que s’il s’opposait à Hitler, la raison n’en était pas ou peu imputable à ses convictions religieuses : « Ma judéité y était pour quelque chose mais moins que l’on pourrait croire56 ». En 1933, il était pourtant revenu bouleversé d’outre-Rhin et éprouva ce sentiment : « le contact avec l’Allemagne antisémite [entraîna] une prise de conscience et une décision. Prise de conscience d’accepter mon destin de Juif57 ». Par analogie, on peut soutenir qu’il en allait probablement de même à l’égard de l’Italie fasciste. En outre, que Léon Blum pratiquât un judaïsme traditionnel ne fait pas de doute, ses propres déclarations et attitudes en attestent58 : est-ce à dire pour autant que le Léon Blum chef de file de la SFIO et rédacteur du Populaire se plaçait sur le même plan que l’autre Léon Blum, rédacteur des Souvenirs sur l’Affaire, ouvertement porté sur les questions juives et prêtant sa plume à La Terre Retrouvée, la revue du fonds sioniste Keren Kayemeth ? La vigilance s’impose. La voix des non Juifs philosémites59 qui s’exprimaient dans les revues juives ou participaient aux manifestations organisées par les Israélites sur la question de l’antisémitisme ou de la montée des périls peut 34aussi être prise en considération car cela montre que face aux enjeux de leurs temps, les Juifs, même lorsqu’ils s’exprimaient au sein et au nom d’organisations communautaires, n’évoluaient ni n’agissaient en vase-clos. Tandis que montaient les bruits de guerre, le Révérend M. L. Perlzweig avait formulé le lien entre Juifs et chrétiens en ces termes : « Ce n’est pas seulement le peuple juif qui est en péril. Si le Juif succombe, le Chrétien, le démocrate et le libéral, sont condamnés à subir le même sort.
La liberté est indivisible60 ». Importe aussi l’opinion de certains convertis, qu’ils cherchassent à rejoindre, comme Aimé Pallière, ou à quitter le judaïsme, à l’instar d’un Maurice Sachs qui déclarait : « La religion dans laquelle on a été élevé a toujours du prix et du charme61 ». De tels individus, célèbres ou anonymes, concourraient tous à la richesse de la vie juive, ont toute leur place dans une telle étude et montrent l’étendue des réactions qui s’exprimaient face à l’Italie.

Ces questions d’identité, ardues en soi, firent d’ailleurs à l’époque l’objet d’une réexploration, dans le cadre d’un intense mouvement de renaissance juive. En 1930, l’écrivain Edmond Cahen publia un roman dont le titre constituait à lui seul une éclatante profession de foi : Juif, non !… Israélite62. Tout était dit. Simon Lévy, riche officier juif, y épousait Suzanne, une chrétienne. Le fil de l’ouvrage déroule la prise de conscience progressive de la protagoniste : son mari ne correspondait en rien à ses préjugés, forgés à la connaissance d’autres « Juifs » ; Simon, pour sa part, était un « Israélite ». Il y avait là bien plus qu’une coquetterie sémantique, mais le reflet d’« une doctrine, une tradition, une époque63 ». Beaucoup de Juifs soutenaient en effet que le terme de « Juif », trop péjorativement connoté, devait être abandonné au profit de celui d’« Israélite », plus noble. Choisir cette étiquette relevait à l’époque autant d’une inclination personnelle que d’un choix social – et même politique – à part entière, relevant d’une certaine vision de la judéité64. Armand Lipman donnait de la distinction entre « Israélite » et « Juif » un brillant exposé, le faisant remonter aux temps bibliques :

35

Israël ou Jacob fut le père de Juda. La tribu de Juda n’était que l’une, la plus nombreuse il est vrai, des douze tribus d’Israël. Après la chute de l’impie royaume du Nord, le royaume de Juda demeura seul représentant des descendants de Jacob ; et les Romains de Pompée trouvèrent cette situation, quand ils posèrent les premiers jalons de la Judée romaine. Puis le sombre moyen âge, héritier de l’empire démembré, ne connut plus que des Juifs.

Mais ces Juifs, conscients de la sainteté de leurs origines et de la grandeur de leur mission, ne l’entendirent pas ainsi et ils gardèrent, comme leur titre le plus glorieux, les noms d’Israël. […] Pendant ce temps, par une singulière coïncidence, les peuples païens, puis chrétiens, faisaient de l’appellation « juif » une désignation méprisante, sinon injurieuse, qui ouvrit tous les droits aux persécutions des déicides.

Le grand Sanhédrin de 1807 était donc dans la vérité historique en le bannissant résolument de ses « Décisions doctrinales », pour ne se servir que du terme d’« israélite ».

Il a plu au Sionisme, fondé à Bâle il y a trente ans, de se draper dans le mot de « juif » et d’afficher un profond dédain pour les « israélites », pour ces « assimilés » […].

Les mots sont souvent des symboles : et plus que tout autre, le grand nom d’Israël65.

Tous les enjeux y figuraient : l’ancienneté du terme d’« Israélite », sa dimension noble et respectable, ainsi que la critique de ceux qui récusaient cette désignation. Ces derniers, affirmant leur « ethnicité », parfois proches de leurs coreligionnaires immigrés ou du sionisme, intentaient aux « Israélites » un procès rude et acerbe, en faisant valoir l’argument selon lequel se faire appeler ainsi témoignait d’une honte de sa judéité. Organe de la LICA, Le Droit de Vivre formulait sa critique en ces termes :

Nous employons volontiers le mot Juif, que nous sentons mieux, mais, littéralement, nous lui signifions le même sens qu’Israélite.

D’autres préfèrent ce dernier, qu’ils estiment plus « aristocratique », moins plébéien […].

Mais que les Israélites le veuillent ou non, ils sont tout de même Juifs, et, s’il existe un sang juif, il coule en eux, malgré eux66.

Entre ces deux camps antagonistes, il existait une troisième voie, née de l’adversité. De plus en plus nombreux se révélaient ceux qui pensaient que ces diverses appellations présentaient plus de points communs que de divergences. Pierre Paraf, pourtant lui aussi membre de la LICA, se faisait le chantre de l’apaisement et soulignait que face à la haine 36antisémite, les querelles internes portant sur l’identité ne devaient plus avoir cours. « Juifs » et « Israélites » ne se retrouvaient-ils pas tous sous le même drapeau ? N’étaient-ils pas tous des Français ? L’Univers Israélite se fit le vecteur de son appel :

Français…, Juif…, Israélite. Pour prévenir tout retour offensif de l’antisémitisme, il n’est que de porter dignement ces trois titres, d’être soi-même, sans forfanterie, mais sans abdication. Ne laissons tomber aucun de ces trois mots qui résument notre programme. […]

Français, Juif, Israélite, voilà la triple consigne qu’Israël, en 1931, donne à nos frères de France. Et ces trois mots, avec tout ce qu’ils contiennent d’espoir, de bonne volonté et de volonté, forment, comme disait le poète, une somme énorme d’humanité67.

Ce débat s’estompa peu à peu. Il demeure néanmoins difficile de discerner si cela provient de la victoire de la thèse défendue par ceux qui partageaient l’opinion de Paraf et prônaient l’unité ou s’il ne s’agissait que de l’effet des grands problèmes qu’eut à affronter Israël dans les années 1930, laissant le débat en l’état. Les questions décisives n’éclipsèrent-elles pas les querelles pointilleuses ?

Au-delà de la glose identitaire, l’intérêt de saisir ces différentes façons de se sentir juif et d’exprimer l’identification de soi, revêt une importance cruciale car il permet de mieux comprendre la manière dont les Juifs français appréhendaient leurs coreligionnaires italiens et quels étaient les codes, grilles et valeurs des premiers quand ils scrutaient la condition des seconds.

On pourrait donc penser in fine qu’il existait autant de voies pour approcher l’Italie qu’il y avait de Juifs français, qu’aucune communauté de vues ne pouvait rassembler un nombre significatif d’individus, a fortiori concernant l’Italie fasciste, dont l’observation faisait nécessairement appel à des convictions politiques. Et pourtant, judéité et politique paraissaient immanquablement liées et s’articulaient selon diverses modalités, se rencontrant parfois en un point ténu ou allant chez certains jusqu’à se confondre.

37

Israël dans la cité : judéité et politique

Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ; il faut méconnaître leurs juges, ils ne doivent avoir que les nôtres ; il faut refuser la protection légale aux prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu’ils ne fassent plus dans l’État ni corps politique, ni ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens.

Ainsi s’exprimait en 1789, dans un discours demeuré gravé au sein de la mémoire collective, le comte de Clermont-Tonnerre68. On ne peut imaginer plus claire formulation de la doctrine d’assimilation à la française. Tout se passait comme si les Juifs de France avaient depuis lors constamment à l’esprit cet impératif et craignaient à tout moment d’y contrevenir. Cela valait notamment sur le plan politique. Comme pour les autres questions, la judaïcité française était loin de constituer un bloc monolithique. L’on ne saurait ainsi parler d’une quelconque « culture politique » juive, si l’on reprend la définition proposée par Jean-François Sirinelli selon lequel il s’agit d’« une sorte de code et […] un ensemble de référents, formalisés, au sein d’un parti ou plus largement diffus au sein d’une famille ou d’une tradition politiques69 ». Les Juifs ne formaient pas une « famille politique » mais, comme disait Maurice Barrès, une « famille spirituelle » dont l’identité religieuse ne supplantait nullement les convictions politiques. Les antisémites le croyaient. Ne connaissant que trop le grief haineux selon lequel les Juifs, comme s’ils étaient tous issus d’un moule unique, constituaient un « État dans l’État », les tenants du judaïsme officiel mettaient un point d’honneur à rappeler avec force et récurrence l’éclatement politique de l’opinion juive :

Il semblerait indispensable qu’une déclaration publique soit faite ; que les israélites de France affirment hautement une fois de plus qu’il existe parmi eux des gens de différentes tendances et de différentes opinions, de même qu’il existe parmi les protestants ou les catholiques, des hommes d’opinions différentes70.

38

Si, effectivement, toutes les tendances voisinaient parmi les Juifs, leur distribution n’était en rien semblable à celle en vigueur chez l’ensemble des Français. Sans que cela ne fût érigé en règle, beaucoup d’observateurs contemporains postulèrent l’existence d’une sorte de tropisme progressiste manifesté par les Juifs, ce que les historiens américains nomment le « Jewish liberalism », au sens que ce terme revêt outre-Atlantique71. Hippolyte Prague l’annonçait sans ambages :

En France, comme dans les autres pays, l’opinion israélite incline toujours vers la gauche, et même avancée. Cette tendance s’explique par diverses raisons tant historiques que sentimentales. Remontons, pour un instant, aux origines de la nation juive. C’est un État fédéral. La royauté n’apparaît que beaucoup plus tard. L’on sait que le prophète Samuel fit tous ses efforts pour détourner le peuple d’un système monarchique72.

De ces explications originelles, il ressort que religion et politique entretenaient un lien étroit et pouvaient façonner en un certain sens la conscience et le comportement des Juifs dans la cité73. Nombre de valeurs au cœur de la pensée juive se trouvaient, de fait, incarnées par l’idéologie de gauche, au premier rang desquelles l’humanisme, ou encore le rejet des inégalités et des injustices. L’un des 613 commandements édictés par le judaïsme prescrit ainsi la tzedaka, l’aide aux plus démunis. Dans ces conditions, certains Juifs, sensibles aux questions sociales inclinèrent vers ceux qui prônaient la redistribution équitable des richesses ou l’assistance aux pauvres. Que valaient cependant ces préceptes bibliques pour des individus parfaitement sécularisés ou en voie de l’être, dont les lois de la Torah ne décidaient pas ou plus du comportement quotidien ?

Plus que dans la religion, il fallait puiser dans l’histoire les causes du penchant de certains Juifs pour la gauche. Beaucoup d’entre eux se souvenaient des rapports étroits qui unissaient la droite et l’Église catholique, relations nettement soulignées par l’Affaire Dreyfus. Et dans l’entre-deux-guerres, une importante partie de la droite catholique entretenait la flamme de l’antisémitisme, tandis que des ligues d’extrême droite, fascistes ou non – question centrale pour notre sujet – se livrèrent dans les années 1930 à des actions parfois violentes contre les 39Juifs et contribuèrent à repousser encore leurs victimes vers la gauche. Un Israélite se souvenait ainsi : « Pour nous à l’époque, droite, c’était synonyme d’antisémite. Voilà. Oui, toute la droite grosso modo. On le ressentait comme ça. On ne pouvait pas être de la droite, ce n’était pas possible. C’était contre nature74 ». Par contraste, l’on observait que la gauche, héritière de l’émancipatrice Révolution, avait pris fait et cause pour Dreyfus et portait en elle les valeurs de l’égalité, de la justice et de la démocratie, aux sources mêmes de l’ascension sociale des Juifs français. Cette relative « gauchisation » de la judaïcité fut d’ailleurs encore accentuée par l’arrivée massive de Juifs en provenance d’Europe centrale et orientale, qui avaient eu, dans leurs contrées d’origine, à souffrir des persécutions décrétées par les forces de réaction, elles qui d’ailleurs leur avaient toujours refusé l’égalité des droits. Rompant avec les préceptes de l’assimilation, certains entendaient lier leur identité religieuse à leurs options et combats politiques. Le journaliste bien connu Wladimir Rabinovitch, dit Rabi, défendait ainsi dans la revue Chalom l’adoption d’une véritable « politique juive » aux antipodes de l’attitude de ses coreligionnaires qu’il jugeait timorée. Il réclamait :

Le droit de raisonner et d’agir comme des Juifs en ce qui concerne les incidents de la vie politique, dans le cadre de la vie nationale des pays dans lesquels nous vivons. Quand nous penserons ainsi, alors nous aurons notre politique pacifiste, et notre politique économique75.

Voilà qui devait renouveler le mode de réaction et d’action de la judaïcité française face à l’Italie fasciste, et qui avait tout pour irriter les tenants du judaïsme officiel, aux yeux desquels il paraissait incompréhensible et grave de conséquences de s’immiscer dans les querelles politiques ou, pis, d’œuvrer à ce que le gouvernement n’adoptât une politique servant l’intérêt des Juifs avant l’intérêt commun. Le Consistoire n’était pas le Vatican, remarquaient les Archives Israélites : « Grâce à Dieu, le corps rabbinique français s’est toujours abstenu avec un soin jaloux, de prendre part aux luttes politiques, et nous estimons que c’est infiniment préférable. La politique intérieure ou extérieure doit rester absolument étrangère aux ministres des cultes dont les préoccupations 40sont plus hautes76 ». Cette ligne de conduite présentait surtout l’avantage d’apaiser, relativement, les foudres antisémites. L’historienne Paula Hyman saisit bien ce sentiment quand elle écrit fort à propos : « Conscients [des] préjugés antisémites, les dirigeants officiels de la communauté juive française mesuraient leurs propres décisions en fonction de leurs répercussions possibles dans le cadre de la collectivité nationale77 ». Ces deux visions s’affrontèrent à propos de l’Italie.

Connaître l’ancrage politique des Juifs de France aide en effet à mieux cerner les ressorts de leurs réactions face au régime mussolinien. La question de la place du fascisme au sein des forces politiques traditionnelles, à mi-chemin entre révolution et réaction, fait problème et constitue le cœur de l’historiographie sur la question. Il n’en demeure pas moins que, si les Israélites appartenaient ainsi en majorité au camp progressiste, modéré ou socialement libéral, l’on comprend mal comment une vaste frange d’entre eux pût se sentir proche de l’Italie fasciste, non de son régime mais de son action, quand les doctrines que celle-ci professait paraissaient « infiniment plus propres à frapper l’âme des simples que les sentimentalités du libéralisme et de l’humanitarisme78 ». C’est là tout le nœud du problème qui se pose ici.

Une catégorie de Juifs échappait pourtant à de telles considérations : les intellectuels. Si André Spire pensait qu’« il y a indéniablement des manières, des mœurs, des traditions, une pensée, une idéal juifs79 », ce n’est pas la recherche de celles-ci qui doit ici guider l’analyse. À l’image de la démarche empruntée relativement aux intellectuels d’autres minorités, il ne s’agit pas de s’ingénier à trouver un « type idéal » d’« intellectuel juif », quête fort hasardeuse du reste80. Pour se cantonner à un seul exemple, Ricardo Calimani classe Julien Benda parmi les « membres éminents de l’école de pensée juive de Paris81 » ; la judéité de ce dernier 41ne fait pas de doute, mais l’on serait bien en mal, devant son œuvre, son engagement, ses déclarations, sa trajectoire d’en faire un « intellectuel juif ». On le verra concernant l’Italie, bien souvent les intellectuels et le reste de l’opinion juive paraissaient loin de partager une communauté de vues, de pensée et d’action ; les premiers ne constituaient en aucun cas les porte-parole de la seconde82. Ce qu’il convient de retenir en revanche, c’est que leur « statut » d’intellectuel les faisait entrer dans le champ politique et contribuait à mêler, en un sens, judéité et vie publique. Comme le notent Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, l’intellectuel est un homme public, dont les idées sont largement véhiculées :

L’intellectuel [est] donc un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie. Ni une simple catégorie socioprofessionnelle, ni un simple personnage, irréductible. Il s’agit d’un statut, […], mais transcendé par une volonté individuelle, […], et tourné vers un usage collectif83.

Les intellectuels juifs assuraient donc, selon les cas, une interface entre les Juifs et l’espace public. Existait-il une continuité entre leur dreyfusisme passé et la dénonciation des fascismes à laquelle se livraient Élie Halévy, Léon Brunschvicg, ou encore, parmi d’autres, Raymond Aron, en tant que ces deux engagements s’inscrivaient sous la bannière de valeurs identiques : la liberté, la démocratie, les droits de l’homme et, en partie, la lutte contre l’antisémitisme84 ?

Tout présupposé est donc à écarter. C’est à travers le prisme de toutes ces dimensions de la judéité imbriquées entre elles, de ces interrogations, réserves, impasses quelquefois, qu’il convient d’engager l’étude visant à déterminer quels furent les cercles d’enracinement de réaction et d’action au sein de l’opinion juive relativement à la question italienne. Une vaste documentation, offrant des types de sources variés, permet d’ailleurs de varier les échelles de problématisation.

42

Ampleur et limites archivistiques

Les matériaux ne manquent pas, qui aident à la connaissance. Ils permettent d’embrasser toute la période. Les divers supports appellent chaque fois un traitement particulier.

Reflet de l’individu, les essais, pamphlets et récits de souvenirs, ouvrages à valeur de source, directement consacrés à l’Italie et au fascisme ou s’attachant de manière plus générale à l’Europe ainsi qu’à la situation du temps, constituent un support de grande valeur en ce que leurs auteurs, dont il conviendra chaque fois de repérer la sensibilité et les attaches politiques, sociales et culturelles, manifestaient souvent le souci de conférer à leur propos un arrière-plan détaillé, véritable vitrine de contextualisation. Ce qui s’avère précieux pour le lecteur d’aujourd’hui et que ne permet pas la fugacité de la presse. Les livres, par leur caractère réfléchi et abouti, permettent de mesurer le décalage entre l’événement proprement dit et l’opinion que l’on s’en faisait. S’y conjugue la complexité des itinéraires personnels qui pouvaient entraîner une prise de position particulière, parfois marginale par rapport à la tendance de l’opinion au sein de laquelle se classait un auteur donné. Ces ouvrages sont ainsi autant d’images du temps passé, avec ses mentalités, ses espoirs et ses craintes.

Bien plus réduit apparaît le champ d’interprétation des pamphlets et brochures de propagande, affiliés à des courants d’idées clairement identifiés. Outrant dans la plupart des cas le propos, ces documents témoignent des passions et des haines inspirées par les conjonctures et phénomènes de l’époque, comme le fascisme. Leur intérêt réside dans la batterie d’arguments déployés. Ces derniers étaient-ils fondés ou vraisemblables ? À qui s’adressaient-ils en premier et second lieu ? Quel écho rencontraient-ils ? Modelaient-ils réellement l’opinion ? Le traitement de ces sources doit s’accompagner de la plus vive circonspection.

Quant aux mémoires, livres de souvenirs et témoignages postérieurs, tout autant qu’ils concourent à la connaissance, ils fournissent le matériau d’une étude de la mémoire des Juifs français relative à l’Italie fasciste. Comme dans tout exercice de style, ils foisonnent de silences, d’approximations et d’exagérations. Il n’est pas rare que la plume
transforme le tableau d’une vie maussade en une imposante fresque colorée ; se lance-t-on – les exceptions sont légion – dans l’écriture pour 43coucher sur le papier une série de souvenirs insipides au lecteur, ou pour dresser un bilan élogieux, ou du moins peu commun, de son expérience, ses engagements et son action passés ? Une fois ces remarques posées, l’analyse du contenu de ces ouvrages offre un luxe d’informations. Si, en effet, les grands noms du judaïsme immortalisèrent souvent leurs souvenirs, une vaste cohorte d’anonymes se livra elle aussi à cet exercice, à la suite de l’expérience traumatique de la guerre et de la Shoah. Certains auteurs étaient ainsi des inconnus avant 1945. Leur témoignage vaut en ce qu’il constitue un reflet de l’opinion « par le bas », celle composée d’une masse anonyme, ce qui confère à la notion d’opinion juive une épaisseur certaine en l’absence de sondages.

Autre source essentielle, mais partielle : les sources manuscrites, à l’échelle du groupe, de l’organisation, de l’institution. Essentielles, car elles permettent souvent de faire la lumière sur des événements relayés ou déformés par l’opinion. Elles fournissent dans de nombreux cas des informations relativement neutres ou exemptes de commentaires orientés. Lettres, rapports, procès verbaux, comptes-rendus, billets privés aident à la compréhension d’éléments parfois inconnus ou simplifiés par la sphère publique. C’est que l’on emploie un ton et des termes différents dans des documents non destinés à la publication. Les sources manuscrites, dans le présent cas, constituent souvent un véritable détecteur des approximations et manipulations auxquelles pouvait s’adonner la presse notamment. Néanmoins, elles demeurent partielles. Des sondages effectués dans les archives non communautaires, nationales ou départementales, n’ont pas été payants, car les pouvoirs publics n’évoquaient pas en tant que telle la réaction des Juifs face à l’Italie. Le sujet demeurait secondaire et l’on ne portait pas son intérêt sur les Juifs en particulier. Certaines archives communautaires ont par ailleurs été perdues. Les archives du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) contiennent cependant des copies de documents conservés en Italie à l’Archivio centrale dello Stato, et ont fourni des éléments non négligeables. Le gisement principal demeure cependant les archives de l’Alliance israélite universelle, d’une abondance notable du fait de l’existence de comités en Italie, en Libye et en Tunisie85 et de la conservation des archives du Comité de Vigilance. Toutes sortes de documents y figurent, qui lèvent chaque fois le voile sur des réalités 44parfois très concrètes de la relation des Juifs de France à l’Italie. La confrontation de ces traces du passé avec la presse a révélé d’importants écarts dans la perception et le traitement de l’actualité.

C’est bien la presse qui constitue en effet le support le plus riche de l’étude et vient pallier les nombreuses carences archivistiques. Source incontournable, parfois seule trace du passé mobilisable sur certains sujets, la presse juive française ne commence pourtant à être érigée en véritable objet historique que depuis une date assez récente. Elle n’est toutefois pas encore appréhendée comme un moyen de communication et de représentation liant les Juifs français à leurs coreligionnaires d’autres pays. Sur la question italienne par exemple, la presse recèle pourtant d’inestimables et parfois insoupçonnées richesses.

« Le journal israélite dans la plupart des familles a sa place marquée, et, en certaines, de prédilection », écrivait Hippolyte Prague en 1925, à l’occasion du 85e anniversaire des Archives Israélites86. À l’heure du « Réveil juif » en effet, la presse juive française atteignit un nombre pléthorique, avec la création de 223 titres pour la seule période postérieure à 1923, lesquels s’ajoutaient aux 151 déjà créés depuis 178987. Il s’agit d’une source irremplaçable. Jean-Claude Kuperminc souligne ainsi que « le phénomène de la presse juive offre […] un champ de réflexion important pour l’historien88 ».

Assurément, le rôle de la presse communautaire dans la France de l’entre-deux-guerres n’avait aucune mesure avec celui de la presse générale et nationale, qui modelait dit-on souvent en un sens – effectivement ou potentiellement ?, l’on ne peut trancher – l’opinion publique89. Si la presse juive transmettait les grandes informations relatives à la France et au monde, son utilité est à chercher ailleurs : ne se voulant pas simplement un vecteur informatif, elle entendait assurer le lien entre les lecteurs juifs, le monde juif et certaines organisations et instances juives. L’état d’esprit de tels lecteurs pouvait se traduire en ces termes :

45

Je suis Juif, pensent beaucoup de nos coreligionnaires […], et rien de ce qui touche le Judaïsme ne saurait me laisser indifférent et doit solliciter mon attention, la tenir éveillée en raison des liens m’attachant à mon culte et à mes coreligionnaires90.

C’était donc bien à travers le prisme de la judaïcité, au sens de manière collective d’être juif, que la presse israélite livrait les informations à ses lecteurs. Elle donnait un point de vue juif sur les affaires du monde juif, les grands problèmes et sujets du temps non proprement liés à la question juive y trouvant également un certain écho. L’on ne lisait ainsi pas les périodiques juifs par strict besoin d’information91, semble-t-il, mais souvent par réflexe identitaire. Catherine Nicault a bien mis en valeur la large portée de cette presse :

Lien communautaire de type « ethnique » et/ou géographique, outil de communication générationnelle ou catégorielle, lieu privilégié du débat politique, presse « de substitution à la presse nationale » ou simplement « de complément », fenêtre plus ou moins largement ouverte sur le reste du monde juif, la presse juive répond au fond bien moins à une nécessité d’informations qu’à un besoin identitaire92.

Aussi peut-on soutenir que ces périodiques juifs se consultaient après regard sur la presse nationale ou parallèlement à celui-ci. D’où l’existence de nombreux journaux communautaires de tendances variées qui, pour répondre à ce « besoin identitaire », ne se trouvaient pas moins engagés dans un camp politique plus ou moins précis mais connu du lectorat. Tout autant qu’elle remplissait cette fonction identitaire auprès de ses lecteurs, la presse juive apparaissait comme le fidèle reflet du paysage juif du temps :

À l’évidence, ce foisonnement même non seulement illustre la complexité « ethnique » de la judéité française, avec ses strates successives d’immigrés qui se superposent et s’interpénètrent, mais traduit ses modes de fonctionnement, ses divisions infinies, en même temps que les problèmes et les difficultés rencontrés par une minorité juive dans une période troublée93.

Nombre de titres ne connurent qu’une brève existence ou une faible audience. Il s’est avéré nécessaire de choisir, parmi la pléthore 46de périodiques, ceux qui furent publiés pendant toute la période, afin de prendre la mesure de leurs évolutions, ou tenaient une place incontournable dans l’opinion juive. 10 titres ont été retenus, dont la moitié fut intégralement dépouillée : ces 5 derniers consacrèrent en tout 438 articles à l’Italie sur l’ensemble de la période. Aucune étude exhaustive ne porte malheureusement sur la presse juive. Dans la plupart des cas, l’on ne dispose pas du nombre de tirages des journaux, ce qui constitue un handicap pour qui veut mesurer le calibre des tendances de l’opinion. Sources contemporaines et témoignages permettent néanmoins de se faire une idée de la hiérarchie gouvernant la presse juive de l’époque. Il convient de présenter en détail les titres au cœur de cette source maîtresse, centrale pour cerner les orientations de l’opinion juive94.

Pilier du paysage juif, les Archives Israélites, hebdomadaire portant le sous-titre « Recueil politique et religieux », tenaient le rôle d’aîné des périodiques communautaires. Créé en 1840, à un moment de vives tensions entre orthodoxes et réformistes95, ce journal prit clairement parti pour les seconds. Les Archives Israélites, peu réceptives aux idées sionistes par la suite, tinrent durant toute leur existence une position « nettement réformatrice96 ». C’est cette volonté de redéfinition des contours du judaïsme français qui constituait l’arrière-plan des prises de position du journal. Ainsi s’avère-t-il intéressant de chercher en quoi l’exemple italien pouvait étayer les arguments déployés par les tenants du judaïsme réformateur. À l’Italie, les Archives Israélites ne consacrèrent de 1922 à 1935, après leur fusion avec un autre titre, que relativement peu d’articles, 36, soit une moyenne d’un peu moins de 3 par an. Néanmoins, il s’agissait souvent d’articles revêtant une place de choix dans la revue, notamment dans les colonnes de première page, fruit de la plume du rédacteur en chef Hippolyte Prague97, qui faisait chaque fois montre d’une fine analyse des enjeux du fascisme et de la place des Juifs en Italie. La faiblesse de ce chiffre s’explique par le fait que le journal avait disparu avant que la question juive se posât véritablement au grand jour en Italie, à partir de 47la seconde moitié des années trente. Les Archives Israélites s’éteignirent en effet en 1935, en même temps que leur rédacteur en chef.

Plus exactement, elles fusionnèrent avec Le Journal Juif98 pour donner naissance à l’hebdomadaire Samedi, qui n’avait plus grand rapport avec les feuilles dont il était l’héritier. Clairement contestataire et de tendance sioniste révisionniste, Samedi se voulait l’organe de « l’opposition à l’autorité juive établie99 », proche des immigrés juifs en provenance d’Allemagne et d’Europe de l’Est. Nombre de collaborateurs de ce journal appartenaient d’ailleurs à l’immigration juive ou en descendaient, tels Jacques Biélinky ou encore Wladimir Rabi. Dans son numéro inaugural, Samedi soulignait son « effort pour la connaissance et la défense du Judaïsme100 » et précisait en ces termes la mission qu’il s’assignait :

Ce que nous tentons, c’est de jeter un pont entre les éléments du Judaïsme de France d’hier et de demain, entre les laïques et les religieux, entre les jeunes et les aînés, entre ceux qui ne voient pas au sort précaire de nos frères d’autre solution que le Sionisme et ceux qui estiment que les Juifs peuvent être des citoyens heureux dans chaque pays101.

En quatre ans, le journal accorda à l’Italie un nombre significatif d’articles – 71, soit une moyenne de plus de 17 par an – faisant appel à des plumes renommées. Globalement équilibré, le nombre d’articles atteignit naturellement son niveau le plus haut en 1938, année de la promulgation des lois antisémites outre-monts. Samedi s’attachait autant à l’analyse des grandes évolutions italiennes qu’à la relation de faits divers confinant parfois à l’anecdote mais illustrant, avec quelques différences selon les journalistes, la situation italienne dans sa diversité.

Plus traditionnel se révélait un autre titre majeur de la presse juive : L’Univers Israélite, hebdomadaire se présentant comme le « Journal des principes conservateurs du judaïsme ». Né en 1844, d’une scission avec les Archives Israélites, ce journal prit le parti des tenants de la tradition dans leur querelle avec les réformistes. Publication communautaire et généraliste, L’Univers Israélite se faisait l’écho de l’écrasante majorité des événements concernant les Juifs ou susceptibles d’exercer quelque 48influence sur eux. Sur un plan idéologique et social, « il présente la vision de la société bourgeoise102 ». Ce fut de loin le périodique s’intéressant le plus à l’Italie, avec 211 articles, soit une moyenne de plus de 12 par an. Quantité ne signifie pour autant pas systématiquement qualité : nombre de ces articles sont constitués de brèves n’occupant pas plus de quelques lignes. Les longs articles de réflexion se firent cependant de plus en plus nombreux à mesure que l’on avançait vers la guerre. L’on trouvait par ailleurs dans L’Univers Israélite d’intéressantes revues de presse, accordant une large place à des titres peu connus aujourd’hui, qui permettent de saisir une multiplicité de points de vue repris et discutés par le judaïsme officiel103.

Non loin de cette tendance, Paix et Droit, organe de l’Alliance israélite universelle, tient une place particulière dans la presse que l’on a pu consulter. Mensuel fondé en 1920, il s’agit d’une véritable revue accordant dans ses livraisons des articles extrêmement fouillés à l’Italie, quelquefois pétris de précieuses références bibliographiques et la plupart du temps issus de la plume magistrale d’Alfred Berl, le rédacteur en chef. Les articles jouissaient des informations précises qu’envoyaient à l’Alliance les comités locaux au fait de la réalité du terrain. Répondant aux objectifs de l’Alliance israélite universelle, « le relèvement social des israélites d’Orient, et, partout où elle leur est encore refusée, la conquête de l’émancipation civile et politique104 », Paix et Droit ne se penchait pratiquement jamais sur des sujets proprement intérieurs et se voulait résolument ouvert sur le monde, tout en professant un « antisionisme sans failles105 ». Telle était la mission de l’Alliance israélite universelle, à laquelle le journal entendait participer :

La mission de l’Alliance n’est donc pas terminée : elle n’y faillira pas. Elle dénoncera inlassablement à la presse et à l’opinion du monde civilisé, aux gouvernements de l’Entente signataires et responsables des traités, enfin à la Société des Nations garante, dès qu’elle sera organisée avec les moyens et la 49puissance d’action nécessaires, non seulement les violations flagrantes, mais encore les entorses sournoises, commises ou tentées contre les droits des juifs, tous les artifices destinés à leur enlever en fait et en détail, le bénéfice de l’égalité proclamée comme un dogme intangible et inscrite dans la loi106.

Martelant que « la Paix sortira du Droit107 », ce journal s’intéressait fortement à la situation italienne, ce que ne laisse pourtant pas entrevoir d’emblée le nombre d’articles lui étant consacrés, 40, un peu plus de deux par an. Paix et Droit accorda le plus de place à l’Italie en 1929, au moment de la réorganisation du culte israélite transalpin, en 1933, avec l’avènement du nazisme et après 1937, quand s’inaugura la campagne de presse antisémite de l’autre côté des Alpes. Cherchant à présenter une variété de points de vue et à toujours donner une version scrupuleusement exacte des événements, ce périodique présentait en outre l’intérêt de rappeler les réactions de l’Italie fasciste face aux évolutions de la conjoncture européenne (accession au pouvoir d’Hitler, antisémitisme en Europe…).

À la marge de ces journaux figurait le mensuel puis bimensuel Le Droit de Vivre, organe de la LICA, le seul périodique dont on connaisse le tirage108. Ce titre n’entendait toutefois pas s’adresser au seul lectorat juif et s’intitulait de ce fait le « Journal des Juifs et non-Juifs unis pour le rapprochement des peuples ». Ligue de gauche bien qu’elle affichât officiellement sa neutralité, la LICA mettait un point d’honneur à lutter contre les fascismes, ce terme semblant englober selon ses militants l’ensemble des forces d’extrême droite, en France et ailleurs. Conformément à son esprit d’ouverture, la LICA voulait que son journal s’ouvrît à tous les sujets, y compris ceux qui n’avaient un lien que très ténu avec la question juive ; de ce fait, Le Droit de Vivre était le seul à aborder certains sujets. Bernard Lecache, fondateur et président de la LICA, résumait dans une vibrante profession de foi les objectifs du Droit de Vivre :

Chaque mois – et bientôt, sans doute bimensuellement – nous affirmerons ici le droit de vivre pour tous les persécutés, pour tous les opprimés, en tête 50desquels la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme place, symboliquement et légitimement, les Juifs.

Chaque mois, nous combattrons pour le droit de vivre, pour la liberté de conscience, pour la liberté d’opinion, pour les libertés élémentaires qu’on refuse encore à des millions d’hommes.

Et, chaque mois, nous défendrons notre doctrine de tolérance, en l’étayant sur des faits et des idées.

Face à l’adversaire nombreux, nous présenterons les revendications essentielles des minorités nationales, et nous donnerons, à ceux qui sollicitent vainement l’audience des foules, une tribune sans contraintes.

Indépendants, nous accorderons l’indépendance à nos collaborateurs.

Fidèles à notre charte de neutralité politique, nous resterons dégagés de tous liens avec les Partis et confessions. Mais, sensibles à l’infortune, nous ne nous préoccuperons pas de son origine et nous ne lui réclamerons pas son passeport.

Dévoués à la vraie démocratie, estimant que rien n’est durable dans la justice, nous ne serons intraitables que devant l’arbitraire.

Passionnés, avec mesure, nous tâcherons de n’être jamais sectaires.

Nous n’exigeons pas la lune. Nous n’exigeons que le droit de vivre. Pourra-t-on nous le refuser ?

Le Droit de Vivre n’oubliera pas qu’il est né en 1932. Il ne laissera pas son époque à la porte. Tous les problèmes et toutes les idées seront, par lui, débattus, commentés109.

Et, de fait, Le Droit de Vivre accorda un nombre important d’articles à l’Italie, d’ailleurs très fournis en données comme en idées : 80 sur 8 ans. Le journal s’intéressa particulièrement à l’Italie pendant la Guerre d’Éthiopie et après 1938. Contrairement aux autres titres retenus, celui-ci faisait appel, pour ses articles consacrés à l’Italie, à une vaste série de collaborateurs, toujours engagés dans l’antifascisme : à côté de Bernard Lecache, Pierre Paraf ou Charles-Auguste Bontemps, membres de la LICA, l’on trouvait les contributions de Francesco Nitti, G.A. Tedesco, ou Luigi Campolonghi, président de la LIDU, la Ligue italienne des Droits de l’Homme.

Cette ouverture, alliée à l’aspect politique de la Ligue et de son journal, déplaisait aux tenants d’un judaïsme français pleinement intégré et, de ce fait, se tenant éloigné des querelles politiques extérieures à la question juive. Aux yeux de ses détracteurs, la LICA et Le Droit de Vivre n’étaient en aucun cas les vecteurs d’un « point de vue juif » ; les critiques soutenaient qu’un mouvement politique se déclarant juif et professant des idées de gauche ne pouvait qu’alimenter la vague d’antisémitisme qui déferlait sur la France pendant les années 1930. 51La revue Samedi, qui consacra ses efforts à mettre en garde la LICA, s’exclamait : « Pourquoi intituler “Juif” un groupement qui sert des idées distinctes du Judaïsme110 ! ». Le journal revenait en ces termes sur l’évolution de la LICA vers un mouvement purement politique, distinct de ce que devait être un groupement juif :

Les nécessités du temps présent inclinent facilement les organisations sociales vers des voies politiques. Peu à peu, la « Lica » perdit son caractère de Ligue de défense des Juifs. Des préoccupations proprement politiques la pénétraient. Elle fut « de gauche » puis d’extrême gauche, participant à des manifestations, à des actions où les buts initials [sic] de la Ligue n’étaient pas en cause. (Ceci, précisons-le n’est vrai que pour la section française de la Lica). Le journal qu’elle édite reflète bien ce nouvel état d’esprit. La place consacrée dans Le Droit de Vivre aux questions spécifiquement juives est de moins en moins importante, ces questions cédant le pas aux problèmes politiques généraux d’ordre intérieur ou extérieur. […]

Cet aspect proprement politique de la Lica, qui est allé en s’affirmant, pouvait donner lieu à de regrettables confusions. On peut parfaitement admettre que pour les « Licaïstes » le meilleur moyen de combattre l’antisémitisme est de se rallier à une certaine politique – mais ce qui serait moins défendable c’est qu’ils prétendent parler au nom d’une collectivité juive111.

Sur ce point, les représentants du judaïsme officiel faisaient, une fois n’est pas coutume, chorus avec les journalistes de Samedi. Les membres du consistoire, tandis qu’ils cherchaient à « créer, dans le cadre national français, une association très large, susceptible de réunir le plus grand nombre possible de coreligionnaires patriotes et républicains, avec l’appui de nos compatriotes de toutes confessions, ou libre-penseurs112 » – ce qui deviendrait le Comité de Vigilance (CDV) – cherchaient à barrer la route de la LICA et employaient des termes approchants ceux de Samedi. La LICA, affirmaient-ils, n’était pas habilitée à parler au nom des Israélites de France :

Certes, une Ligue, qui s’intitule « de défense contre l’antisémitisme » s’est élevée contre l’Action Française, mais la dite Ligue, qui se déclare elle-même « internationale » n’a évidemment aucune qualité pour se faire le champion des israélites français113.

52

L’analyse des articles publiés dans Le Droit de Vivre ainsi que la position de la LICA seront donc chaque fois à replacer dans ce contexte d’intenses querelles.

La distribution annuelle des articles parus dans les périodiques juifs dépouillés intégralement appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, dans l’ensemble, les plus forts taux d’articles consacrés à l’Italie ne correspondent pas aux grandes scansions de la conjoncture italienne générale, mais à celles de la question juive outre-monts, autour des années centrales de 1929 et 1938. Preuve en est le faible intérêt porté à l’Italie pendant l’année capitale de 1922. La question du « fascisme » en France et de ses liens avec l’Italie demeure par ailleurs somme toute peu présente114. De ce fait, la mise en regard des courbes de tous les journaux donne à voir une évolution non uniforme de la presse juive sur la question italienne. Si bien qu’il sera intéressant de se demander en quelle mesure les pics observés correspondent, ou non, aux sujets de prédilection d’un journal donné : tout article résultait d’un choix. Quel type d’article privilégiait-on ? Comment comprendre les écarts de traitement d’un journal à l’autre ? Le choix des articles s’expliquait-il par le seul intérêt manifesté à l’égard de l’Italie ou par la conjoncture française, la sœur latine revêtant alors son rôle de paradigme pour les Israélites de France ?

À l’ensemble de ces périodiques s’adjoignent ceux dépouillés partiellement, autres journaux juifs, de moindre envergure ou éloignés de l’Italie du fait de leurs préoccupations premières. Ils fournissent un complément ponctuel à l’analyse. Le Journal Juif, déjà évoqué, présentait l’avantage de conférer un écho aux voix de l’immigration juive, essentiellement d’origine russe, pleinement intégrée ou en passe de l’être, apportant par là un point de vue dicté par des considérations s’éloignant parfois de celles des Israélites français anciennement installés. Affiliée au fonds sioniste Keren Kayemeth, La Terre Retrouvée véhiculait l’opinion de ceux qui soutenaient le « foyer national juif » : c’est donc principalement sur les liens entre fascisme et sionisme que ce journal peut être convoqué. Tribune des anciens combattants, Le Volontaire Juif, fondé en 1931 et lu par environ un millier de personnes mensuellement, essentiellement à 53Paris, rassemblait nombre de « patriotes », français et surtout étrangers, qui entendaient combattre l’antisémitisme en mettant en valeur le rôle des Juifs dans la Grande Guerre115. Les tenants du Volontaire Juif s’opposaient à l’Union patriotique des Français israélites (UPFI), proche des ligues d’extrême droite, dont les Croix-de-Feu116, qui s’exprimait quant à elle par le biais du Bulletin de l’Union patriotique des Français israélites, feuille non retenue ici en ce que le mouvement dont elle traduisait les idées « ne cherch[ait] pas à se faire connaître du public117 », ce qui pourrait fausser l’image de l’opinion juive que l’on cherche à retracer.

Reflet des opinions et attitudes, la presse juive constituait un objet à part entière, témoin d’un intérêt et d’un engagement. Témoin de relations communautaires également ; il s’agissait d’un véritable trait d’union entre des Juifs habitant le même pays ou non. Entre Israélites italiens et français, le journal communautaire jouait le rôle de vecteur d’informations comme d’acteur des relations intercommunautaires, moyen d’identification et même de reconnaissance. Quand vint en Italie le temps de l’antisémitisme, le Juif triestin Gabriel Arié, s’adressant à l’Alliance israélite universelle, éditrice de Paix et Droit, formula, depuis la Bulgarie, la réclamation suivante :

Je vous serais obligé de vouloir donner l’ordre qu’on arrête le service de Paix et Droit à mon frère M. Elia Arié de Trieste. La censure fasciste étant devenue tout à coup très sévère pour tout ce qui est d’origine israélite, la réception d’un journal israélite peut donc entraîner quelques ennuis pour son destinataire et mon frère aime mieux ne plus recevoir Paix et Droit. Il reste, bien entendu, un fidèle adhérent de l’Alliance118.

Lire un journal juif pouvait ainsi passer pour un engagement identitaire.

Ces révélateurs du passé permettent de cerner avec fidélité l’attitude des Juifs de France face à l’Italie. Devant l’étendue chronologique du sujet, la très importante évolution de l’entité analysante – les Juifs de France – comme de l’objet considéré – l’Italie fasciste –, adopter une perspective évolutive s’impose. Celle-ci sera éclairée par des sections 54thématiques. Mais à tout sacrifier à la chronologie, on court le risque de perdre en intelligibilité. C’est pourquoi l’on peut inaugurer l’étude par un volet d’ouverture diachronique mettant en relief les permanences et transformations de l’opinion juive à l’égard des grands cadres constitutifs de l’Italie entre 1922 et 1939 : la culture, la religion et la politique. Cela permet de mettre en relief l’« univers mental », les tendances lourdes qui dominaient l’imaginaire collectif des Israélites français face à l’Italie.

Une fois ces cadres présents à l’esprit, il devient alors plus aisé d’examiner ce qui déterminait la perception des événements liés de près ou de loin à l’Italie. C’est là qu’intervient la démarche évolutive, avec trois grands moments : les années 1920 d’abord, qui se caractérisaient globalement par un consensus largement positif des Juifs. Les doutes s’accentuèrent de manière décisive à l’aube de l’ère nazie et la période qui courut de 1933 à 1935 plongea les observateurs dans l’incertitude, pris entre la face brillante de l’Italie, où se projetait l’image du pacifisme et du philosémitisme, et la face plus ou moins cachée, l’envers, marquée par le bellicisme et l’antisémitisme, se jouant sur arrière-plan de réel ou « imaginaire119 » fascisme français. Les questions de politique intérieure et extérieure commençaient à s’entremêler. Puis ce fut la fin des illusions, au moment de la marche à la guerre et de la volte-face italienne, entre 1935 et l’entrée en guerre. Les Israélites français assistèrent à l’évolution des événements avec un sentiment mêlé d’étonnement et d’impuissance. Ils furent également touchés dans leur judéité car les années 1935 à 1939 rimèrent avec l’adoption d’une attitude et d’une législation antisémite outre-monts. Paralysés par la division, les Juifs français ne savaient que faire. Devaient-ils rompre avec la sœur latine tant aimée ? Se montrer solidaires de leurs coreligionnaires italiens ? Camper derrière la neutralité ? L’unanimité ne régnait plus que sur un seul et unique point : le rêve italien avait pris fin.

C’est à travers l’angle des représentations à l’extérieur qu’est ici abordée l’Italie fasciste. Que les observateurs fussent français constitue une approche intéressante. Qu’ils appartinssent au judaïsme ajoute à la richesse de la perspective. Examiner une situation de l’extérieur pouvait être un avantage. Si l’on reprend les mots de Benjamin Crémieux relatifs à la littérature, l’on peut penser que : « Favorisé par l’éloignement dans l’espace à défaut de recul dans le temps, un étranger était peut-être mieux placé qu’un Italien 55pour tenter […] une synthèse provisoire120 ». L’observateur attentif, posé et éloigné du tumulte des événements est parfois mieux disposé à percevoir les grandes mutations que ceux qui sont pris dans le courant de l’histoire ; Emil Ludwig, qui scrutait l’Europe entière, disait : « La révolution d’une planète n’est visible que d’une autre121 ». L’éloignement crée aussi le handicap. Ne pas goûter au quotidien du pays observé peut amener à l’idéaliser ou à la diaboliser, loin de la complexité qui fait la vie humaine.

L’étude qui s’ouvre ici montre ainsi ce permanent va-et-vient d’individus qui se montraient capables de dresser sur l’Italie des tableaux exacts comme de céder aux préjugés les plus grossiers, nés de parti-pris multiples. Leur action n’en fut que plus difficile à mener. Il s’agit en fait d’un perpétuel voyage entre l’image et la réalité, devant une grave question qui agitait la Méditerranée. Cette Méditerranée compliquée.

C’est un plaisir, au moment d’achever cet ouvrage, que de témoigner ma gratitude à tous ceux qui m’ont aidé à sa réalisation.

Je tiens à remercier très sincèrement le professeur Ralph Schor, pour sa disponibilité, ses conseils et son investissement ; il m’a aidé à mieux comprendre la réalité juive de l’entre-deux-guerres.

Ma profonde reconnaissance va également au professeur Pierre-Yves Beaurepaire pour ses nombreuses et attentives relectures, ses précieux conseils et sa générosité.

Mener à bien cette recherche n’aurait pas été possible sans l’important et constant concours du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC), de l’université de Nice – Sophia-Antipolis. J’y salue amicalement toute son équipe, et plus particulièrement, outre les personnes précédemment citées, sa directrice, le professeur Silvia Marzagalli, ainsi que Mmes Christine Perrey, Adeline Beaurepaire-Hernandez, Marieke Polfliet, MM. Jean-Paul Pellegrinetti, Jean-Charles Scagnetti, Alain Romey et mes ami(e)s doctorant(e)s. Qu’il me soit également permis de remercier Mme le professeur Catherine Nicault, grâce à qui j’ai pu présenter certaines des interprétations ici publiées.

À tous, je dédie cet ouvrage.

1 Archives de l’Alliance israélite universelle (ci-après AIU), Italie I – C 3. Lettre de Dante Lattès à l’Alliance israélite universelle, de Rome le 15 mars 1921 (souligné dans le texte).

2 7 500 Juifs, dont 2 400 venaient d’Algérie et 1 600 volontaires, périrent sur le front. Philippe-E. Landau, « Les Juifs de France et la Première Guerre mondiale », dans Jean-Jacques Becker, Annette Wieviorka (dir.), Les Juifs en France de la Révolution française à nos jours, Paris, Liana-Lévi, 1998, p. 20.

3 Michel Winock, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 172.

4 Cité par Simha Emanuel, « Les liens entre les Hakhamin de France et les Hakhamin d’Italie aux xie et xiie siècles », dans René-Samuel Sirat (dir.), Héritages de Rachi, Paris, L’Éclat, 2006, p. 60.

5 Benjamin Crémieux, préface à Curzio Malaparte, L’Italie contre l’Europe, Paris, Félix Alcan, 1927, p. i.

6 Luigi Salvatorelli, Giovanni Mira, Storia d’Italia nel periodo fascista, Turin, Einaudi, 1964, p. 388.

7 Sur ces débats et leurs fréquentes instrumentalisations, Pierre Milza, « Penser le fascisme », dans André Versaille (dir.), Penser le xxe siècle, Bruxelles, Complexe, 1990, p. 66 sqq. ; Antonio Bechelloni, « Le débat historiographique autour du fascisme et de l’antifascisme », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 68, 2002, p. 35-41.

8 Le terme est employé par Serge Berstein en référence à l’attitude de la société française face aux groupes français fascistes et fascisants : « La France des années trente allergique au fascisme. À propos d’un livre de Zeev Sternhell », Vingtième Siècle, no 2, 1984, p. 83-94.

9 Pierre Vidal-Naquet, Les juifs, la mémoire et le présent, Paris, La Découverte, 1991, p. 88. Cité par Marie-Anne Matard-Bonucci, « D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, no 55-3, juillet-septembre 2008, p. 121.

10 Sur cette question aussi épineuse que cruciale, et sur les rapports entre Jabontinsky et le fascisme italien, cf. Alberto Bianco, « Les sionistes révisionnistes et l’Italie : histoire d’une amitié très discrète (1932-1938) », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, no 13, automne 2003, p. 22-45. L’inspiration fasciste de Jabotinsky est source de débats.

11 « Heil Jabotinsky ! », Le Droit de Vivre, 25 mai 1934.

12 Marius Schattner, Histoire de la Droite israélienne de Jabotinsky à Shamir, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 97.

13 J.M. « Que veulent les révisionnistes ? », Samedi, 30 mai 1936.

14 Alexander Stille, « The Double Bind of Italian Jews : Acceptance and Assimilation », dans Joshua D. Zimmerman (dir.), Jews in Italy under Fascist and Nazi Rule (1922-1945), Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 23.

15 Phyllis Cohen Albert, « L’intégration et la persistance de l’ethnicité chez les Juifs dans la France moderne », dans Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des juifs de France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991, p. 221-243.

16 Seront principalement étudiés les Juifs français se rattachant au groupe des « Israélites », selon le vocable de l’époque ; la voix de leurs coreligionnaires immigrés, qui ne s’inscrivaient pas dans ce « moment » italien et dont le rapport à l’Italie se trouvait dicté par des considérations et un héritage différents, sera naturellement convoquée de manière récurrente mais ne fera pas l’objet d’un traitement spécifique.

17 Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pendant les années trente. Prélude à Vichy, Bruxelles, Complexe, 1992 ; Richard Millman, La Question juive entre les deux guerres. Ligues de droite et antisémitisme en France, Paris, Armand Colin, 1992 ; Diane Afoumado, Conscience, attitudes et comportement des Juifs en France entre 1936 et 1944, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Jacques Becker, Université Paris-X, 1997.

18 David H. Weinberg, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 7.

19 René Rémond, Les États-Unis devant l’opinion française, 1815-1852, t. I, Paris, Armand Colin, 1962, p. 3.

20 On signalera cependant, outre les riches et nombreuses études portant sur l’Alliance israélite universelle, l’ouvrage pionnier : Les Relations intercommunautaires juives en Méditerranée occidentale, xiiie-xxe siècles, sous la direction de Jean-Louis Miège, Paris, Éditions du CNRS, 1984. Dans le remarquable bilan historiographique dressé par Perrine Simon-Nahum il y a une quinzaine d’années, l’on relève l’écrasante prééminence du cadre national dans les études menées, ce qui reste valable, exceptées, une nouvelle fois, les études sur l’Alliance : « Dix ans d’historiographie du judaïsme français. Bilans et perspectives », Annales, HSS, vol. 49, no 5, septembre-octobre 1994, p. 1 171-1 182.

21 Cf. par exemple, Ruth Tolédano-Attias, « L’image des Juifs séfarades en France au xixe siècle », Archives Juives, no 42/2, 2e semestre 2009, p. 10-24 ; et, sous un autre angle, David Cohen, « Une souscription des Juifs de France en faveur des Chrétiens d’Orient en 1860 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, no 24, juillet-septembre 1977, p. 439-454.

22 Ce champ a été ouvert de longue date concernant le catholicisme et connaît actuellement un profond renouvellement, comme en témoigne la tenue à Rome en septembre 2010 d’un colloque intitulé « Catholicism and Fascism(s) in Europe, 1918-1945 », organisé par l’Academia Belgica.

23 Jean-Noël Jeanneney, « Comment ont-ils tenu ? L’opinion et la Grande Guerre », L’Histoire, no 39, novembre 1981, p. 77. Cité par Jean-Jacques Becker, « L’opinion », dans René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988, p. 163.

24 Philippe Landau est toutefois le seul, à notre connaissance, qui ait consacré une étude à ce sujet en tant que tel : L’Opinion juive et l’Affaire Dreyfus, Paris, Albin Michel, 1995.

25 André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Le Seuil, 1991, p. 17.

26 René Rémond, « Les Églises et la politique extérieure », dans Opinion publique et politique extérieure, t. 2 : 1915-1940, Rome, École française de Rome, 1984, p. 313.

27 C’est-à-dire l’opinion publique quand elle réagit « à chaud » à un événement.

28 Jean-Baptiste Duroselle, « Opinion, attitude, mentalité, mythe, idéologie : essai de clarification », Relations Internationales, no 2, novembre 1974, p. 3 sqq. Distinctions reprises par Pierre Milza.

29 Pierre Milza, Le Fascisme italien et la presse française, 1920-1940, Bruxelles, Complexe, 1987, p. 18. Cf. également Pierre Guillen, « Opinion publique et politique extérieure en France (1914-1940) », dans Opinion publique et politique extérieure, op. cit., p. 37-56.

30 Pierre Laborie, « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième Siècle, no 18, avril-juin 1988, p. 103-104.

31 Sur la notion d’opinion et ses caractéristiques épistémologiques, voir, outre les articles de Pierre Laborie et Jean-Jacques Becker, les récentes polémiques constructives qui ont agité la revue Le Mouvement Social, lesquelles ont révélé de nombreuses pistes : Brigitte Gaïti, « L’opinion publique dans l’histoire politique : impasses et bifurcations », no 221, octobre-décembre 2007, p. 95-104 ; la critique de Gabriel Galvez-Behar, « Le constructivisme de l’historien : retour sur un texte de Brigitte Gaïti », no 229, octobre-décembre 2009, p. 103-113 ; et la réponse de Brigitte Gaïti, « Comment écrire une histoire qui tient ? À propos de l’opinion publique », no 230, janvier-mars 2010, p. 145-150.

32 Dossier « Années trente : l’emprise sociale de l’antisémitisme », Archives Juives, no 43/1, 1er semestre 2010, p. 4-95.

33 Jean-Pierre Viallet, « L’Italie des années vingt dans les revues de la droite française », dans Enrico Decleva, Pierre Milza (a cura di), La Francia e l’Italia negli anni venti : tra politica e cultura, Milan, Franco Angeli, 1996, p. 144-146. À propos de Louis Lefebvre, « En Italie. Confessions d’un paysan français », Revue de Paris, 15 mai 1919.

34 Hippolyte Prague, « Un vœu », Archives Israélites, 5 janvier 1922.

35 L’on pourrait également poser cette question concernant le rapport entre Paris et la province. Les sources sur notre sujet concernant cette dernière demeurent extrêmement lacunaires, mais le fait que la presse juive fût lue à travers l’ensemble des communautés juives de France (L’Univers Israélite ou Le Droit de Vivre accordaient dans chacune de leurs livraisons une place à la situation et l’action des Juifs de province) et l’existence de structures communautaires dans de nombreuses villes invitent à penser que ce sujet était loin de concerner les seuls parisiens. Cf. également, sur ce point, Pour tuer l’antisémitisme, Paris, Éditions de la LICA, p. 4-5.

36 Edgar Morin, Autocritique, Paris, Julliard, 1959, p. 22.

37 Philippe Erlanger, La France sans étoile. Souvenirs de l’avant-guerre et du temps de l’occupation, Paris, Plon, 1974, p. 39.

38 David. H. Weinberg, op. cit., p. 212.

39 Marc Ferro, Les Individus face aux crises du xxe siècle. L’histoire anonyme, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 5.

40 Hippolyte Prague, art. cit.

41 Cf. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2008.

42 Yvon Lacaze, L’Opinion publique française et la crise de Munich, Berne, Peter Lang, 1991.

43 Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, Paris, Perrin, 2007, p. 120.

44 Raphaël Draï, « Juifs et autres », dans Bertrand Badie, Marc Sadoun (dir.), L’Autre. Études réunies pour Alfred Grosser, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 25.

45 Muriel Pichon, Les Français juifs, 1914-1950. Récit d’un désenchantement, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009, p. 82.

46 André Neher, L’Identité juive [1977], rééd. Paris, Payot, 2007, p. 8 (en italique dans le texte).

47 Camillo Berneri, Le Juif antisémite, Paris, Vita, 1935, p. 25.

48 André Suarès, Vues sur l’Europe, Paris, Grasset, 1939, p. 266. L’on pourrait également citer entre autres l’exemple plus connu de Jean Zay, protestant par sa mère, juif par son père, qui était tenu pour entièrement juif par les antisémites qui faisaient fi de la réalité. Cf. Ralph Schor, op. cit., p. 98.

49 Michel Winock, op. cit., p. 8.

50 André Spire, Souvenirs à bâtons rompus, Paris, Albin Michel, 1961, p. 36.

51 David H. Weinberg, op. cit., p. 9.

52 Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 84.

53 Perrine Simon-Nahum, La Cité investie. La « Science du Judaïsme » français et la République, Paris, Le Cerf, 1991, p. 301. Cf. également Nadia Malinovich, French and Jewish. Culture and the Politics of Identity in Early-Twentieth Century France, Oxford, Littman Library of Jewish Civilization, 2008, p. 39.

54 Hanns-Erich Kaminski, Céline en chemise brune ou le mal du présent, Paris, Excelsior, 1938, p. 57.

55 Edgar Morin, op. cit., p. 28.

56 Raymond Aron, op. cit., p. 62.

57 Raymond Aron, Le Spectateur engagé, entretien avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton [1981], rééd. Paris, Press Pocket, 1991, p. 44. Cité par Muriel Pichon, op. cit., p. 105.

58 Cf. notamment Serge Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006, p. 15-21. Léon Blum célébrait les grandes fêtes juives et observait les préceptes les plus importants du judaïsme. Il s’était successivement marié avec trois femmes juives, mais avait refusé que son fils fût circoncis.

59 Particulièrement sur le philosémitisme chrétien, cf. Pierre Pierrard, Juifs et catholiques français de Drumont à Jules Isaac, 1886-1994, Paris, Le Cerf, nouvelle édition 1997 ; ainsi que, plus largement, le dossier « Philosémites chrétiens », Archives Juives, no 40/1, 1er semestre 2007.

60 AIU, Comité de Vigilance (CDV), Ms 150, Boîte 6, dossier 16. Discours du Révérend M. L. Perlzweig au Congrès Juif mondial, 16 janvier 1939.

61 Maurice Sachs, Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Paris, Corrêa, 1946, p. 144 (ouvrage écrit dans les années 1930).

62 Edmond Cahen, Juif, non !… Israélite, Paris, Librairie de France, 1930.

63 Georges Wormser, Français israélites. Une doctrine, une tradition, une époque, Paris, Éditions de Minuit, 1963. Cf. également l’ouvrage classique de Dominique Schnapper, Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, 1980.

64 Pour des raisons stylistiques, il arrivera que ces expressions soient utilisées indépendamment du sens exact qu’elles revêtaient précisément à l’époque, sauf quand ces désignations faisaient l’objet de querelles entre Juifs ; cela sera alors clairement indiqué.

65 Armand Lipman, « Israélite ou Juif ? », Archives Israélites, 27 septembre 1928.

66 « Juifs et Israélites », Le Droit de Vivre, février 1935.

67 Pierre Paraf, « Français,… Juif,… Israélite », L’Univers Israélite, 29 mai 1931.

68 Cité par Béatrice Philippe, Être juif dans la société française, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 143.

69 Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 3-4. Cité par Serge Berstein, « Nature et fonction des cultures politiques », dans Id., Les Cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999, p. 9.

70 AIU, CDV, Ms 650, boîte 6, dossier 16. Lettre de Georges Lang au Président du Consistoire de Paris, 4 avril 1938.

71 Alain Greilsammer, « Le Juif et la Cité : quatre approches théoriques », Archives des Sciences sociales des Religions, no 46/1, juillet-septembre 1978, p. 136.

72 Hippolyte Prague, « Un peu de politique », Archives Israélites, 19 juin 1924. Pour un autre point de vue, mais plus tardif, Jean Sterne, « Judaïsme et opinions politiques », L’Univers Israélite, 24 avril 1936.

73 Cf. Aline Coutrot, « Religion et politique », dans René Rémond (dir.), op. cit., p. 287.

74 Témoin interrogé en 2001 par Muriel Pichon et reproduit dans « Les Français israélites dans la crise des années trente : mémoires et usages de l’affaire Dreyfus », dans Jean-Marc Chouraqui, Gilles Dorival, Colette Zytnicki (dir.), Enjeux d’histoire, jeux de mémoire. Les usages du passé juif, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 65.

75 Wladimir Rabinovitch, dit Rabi, Chalom, janvier 1933. Cité par David H. Weinberg, op. cit., p. 128.

76 Émile Cahen, « Le Vatican et la France », Archives Israélites, 5 juillet 1923.

77 Paula Hyman, De Dreyfus à Vichy. L’évolution de la communauté juive en France, 1906-1939, Paris, Fayard, 1985, p. 41.

78 Julien Benda, La Trahison des clercs [1927], rééd. Paris, Le Livre de Poche, 1977, p. 308.

79 André Spire, op. cit., p. 99.

80 C’est le parti-pris retenu notamment par André Encrevé concernant les intellectuels protestants, selon lequel il n’en existe pas un « type idéal ». Il se penche sur leurs parcours pour en déterminer l’influence et l’évolution dans la société : « Qu’est-ce qu’un intellectuel protestant entre 1870 et 1940 ? », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme, no 149, juillet 2003, p. 359-360 et 398.

81 Ricardo Calimani, Destins et aventures de l’intellectuel juif en France, 1650-1945, Toulouse, Privat, 2002, p. 218 (1996 pour l’édition italienne). Louis-Albert Reevah note encore : « À l’étude de l’œuvre et de la vie de Benda, il nous est apparu que la condition juive avait influencé celles-ci d’une manière déterminante, encore que complexe et contradictoire » : Julien Benda : un misanthrope juif dans la France de Maurras, Paris, Plon, 1991, p. 15.

82 L’appartenance sociale jouait également un rôle. Cf. Michael Löwy, « Les intellectuels juifs », dans Michel Trebitsch, Marie-Christine Granjon (dir.), Pour une histoire comparée des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 129.

83 Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 3e édition 2002, p. 10 (en italique dans le texte).

84 Cf. Vincent Duclert, « “Il y a de l’or dans cette poussière”. L’intellectuel démocratique et la résistance aux tyrannies », Archives Juives, no 38/1, 1er semestre 2005, p. 11.

85 Sur les étapes de la conservation de ces archives, cf. Jean-Claude Kuperminc, « La reconstruction de la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle, 1945-1955 », Archives Juives, no 34/1, 1er semestre 2001, p. 98-113.

86 Hippolyte Prague, « La presse israélite en France », Archives Israélites, 1er janvier 1925.

87 Catherine Nicault, « Introduction » au dossier « Aspects de la presse juive entre les deux guerres », Archives Juives, no 36/1, 1er semestre 2003, p. 5. L’auteur remarque cependant que les titres français ne représentaient qu’ « une grosse minorité » (ibid.).

88 Jean-Claude Kuperminc, « La presse juive en France », dans Jean-Jacques Becker, Annette Wieviorka (dir.), op. cit., p. 140.

89 Le débat, ouvert de longue date, est sans cesse renouvelé. Cf. Jacques Kayser, « Presse et opinion », dans G. Berger (dir.), L’Opinion publique, Paris, PUF, 1957, p. 229-241. Certains journaux juifs rappelaient également le pouvoir de la presse sur l’opinion. Voir « D’une “candeur” relative », Samedi, 17 octobre 1936.

90 Hippolyte Prague, art. cit.

91 Excepté dans le cas de la presse yiddish des immigrés d’Europe centrale et orientale, les plus récents y trouvant souvent l’unique accès à l’information en raison de leur mauvaise connaissance ou ignorance de la langue française.

92 Catherine Nicault, art. cit., p. 7-8.

93 Ibid., p. 5.

94 Cf. Philippe-E. Landau, L’Opinion juive et l’Affaire Dreyfus, op. cit., p. 16.

95 Le motif principal de la querelle résidait dans la volonté des libéraux de réformer et moderniser le culte israélite. Pour les orthodoxes, le judaïsme ne pouvait se maintenir qu’à condition de préserver la forme ancestrale du culte. Ces considérations se doublaient souvent de désaccords politiques. Cf. par exemple, Gilbert Roos, Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 307-309.

96 Jean-Claude Kuperminc, art. cit., p. 140.

97 Sur ce journaliste de renom, cf. Heidi Knörzer, « Hippolyte Prague, rédacteur en chef des Archives israélites », Archives Juives, no 43/1, 1er semestre 2010, p. 140-143.

98 Le Journal Juif visait un public formé de la deuxième génération d’immigrés juifs, principalement russes. Il entendait faire naître un lien entre les Juifs français et immigrés.

99 Jean-Claude Kuperminc, Un journal juif français dans l’avant-guerre : « Samedi », 1938-1939, Mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Serge Berstein, Université Paris-X, 1981, p. 1.

100 « Samedi », Samedi, 27 mars 1936.

101 Ibid.

102 Claude Tencer, L’Univers Israélite : une vision de la communauté juive de France, 1932-1936, Mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Béatrice Philippe, INALCO, 2000, p. 3.

103 À propos de L’Univers Israélite, David Weinberg évoque une « une source assez autorisée en ce qui concerne les attitudes des dirigeants juifs français dans les années trente » et ajoute qu’il « était lu avec le plus vif intérêt par les Juifs et les non-Juifs qui y voyaient un baromètre des réactions juives aux événements » (op. cit., p. 11 et 40). Cela se vérifiait particulièrement relativement à l’Italie.

104 « Paix et Droit », Paix et Droit, janvier 1920.

105 Catherine Nicault, La France et le sionisme, 1897-1948. Une rencontre manquée ?, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 146.

106 « Paix et Droit », art. cit.

107 Ibid.

108 35 000 numéros en 1936, d’après Ralph Schor, op. cit., p. 238. L’on connaît par ailleurs le nombre d’adhérents à la LICA : environ 10 000 en 1930, 20 000 en 1934, 30 000 en 1936, 40 000 en août 1938 et 50 000 en décembre 1938, d’après Emmanuel Debono, Militer contre l’antisémitisme en France dans les années 1930 : l’exemple de la ligue internationale contre l’antisémitisme, 1927-1940, Mémoire de DEA sous la direction de Serge Berstein, IEP Paris, 2000, p. 67.

109 Bernard Lecache, « Nous réclamons le droit de vivre », Le Droit de Vivre, février 1932.

110 « Confusion dangereuse », Samedi, 12 septembre 1936.

111 « Position de la Lica », Samedi, 6 décembre 1936.

112 AIU, CDV, Boîte 6, dossier 16. Lettre type de M. Joly, adressée en plusieurs exemplaires à nombre de personnalités juives et non-juives, 1er juillet 1936 (souligné dans le texte).

113 AIU, CDV, Boîte 16, dossier 16. « Pour un Groupement National et Républicain des Israélites de France en vue d’enrayer les dangers d’un mouvement antisémitique », document joint à la lettre citée ci-dessus, 1er juillet 1936.

114 En ce qui concerne l’année 1934 ainsi, la forte proportion des articles publiés dans L’Univers Israélite ne doit pas faire illusion : les 25 articles ne concernaient pas essentiellement la question du « fascisme » français, notamment après les émeutes du 6 février, mais le journal s’était simplement davantage intéressé à la conjoncture italienne pendant cette année, particulièrement en relation avec le sionisme.

115 Cf. Philippe-E. Landau, « La presse des anciens combattants juifs face aux défis des années trente », Archives Juives, no 36/1, 1er semestre 2003, p. 10-24.

116 Ibid., p. 15-16.

117 Ibid., p. 17.

118 AIU, France VII – D 38. Lettre de Gabriel Arié, représentant en Bulgarie de la Riunione Adriatica di Sicurtà-Trieste, à Sylvain Halff, secrétaire général de l’Alliance israélite universelle, de Sofia, le 21 février 1938.

119 D’après l’expression de Jacques Julliard, « Sur un fascisme imaginaire : à propos d’un livre de Zeev Sternhell », Annales HSS, vol. 39, no 4, 1984, p. 849-861.

120 Benjamin Crémieux, Essai sur l’évolution littéraire de l’Italie de 1870 à nos jours, Paris, Kra, 1928, p. 7.

121 Emil Ludwig, Les Dirigeants de l’Europe. Portraits d’après nature, Paris, Gallimard, 1936.