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Classiques Garnier

[Introduction à la deuxième partie]

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CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Considérés de manière diachronique, les cadres généraux qui structuraient l’« univers mental » des Juifs français, mettent en relief plusieurs tendances générales tout autant que des carences. Relativement à l’Italie, sur une période longue et porteuse de nombreux soubresauts historiques pour l’entité analysante comme pour l’objet considéré, l’attitude de l’opinion juive se distinguait par sa permanence en ce qui concerne cet arrière-plan idéologique. Jusqu’en 1938 du moins, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême fin de la période, les Israélites renouvelaient leurs témoignages d’admiration à l’égard de la culture et de la place de la religion en Italie. Concernant le fascisme, les réserves se faisaient nombreuses mais elles ne semblaient globalement pas assez puissantes pour ternir l’image paradisiaque que renvoyait la sœur latine.

Tous les thèmes n’étaient pas abordés. Les Juifs se prononçaient en tant que tels sur un type circonscrit de sujets : soit les grands thèmes, incontournables par les enjeux qu’ils portaient, soit les questions qui touchaient directement la judéité, celles qui attiraient sans doute le plus les destinataires des organes communautaires. On entrevoit de fait la silhouette de cette opinion juive, composée de trois pôles d’ampleur inégale. À une majorité constituée par ce que l’on pourrait appeler la communauté officielle, dont il est en définitive difficile de saisir véritablement les grandes orientations, s’ajoutaient d’une part la LICA, active à la fin des années 1920, qui s’érigeait précisément contre les organes officiels, et, d’autre part, les intellectuels, qui ne s’adressaient pas spécialement à leurs coreligionnaires. Ces divers pôles jouaient un rôle varié selon les sujets abordés ; chaque fois, les corps de l’opinion juive s’articulaient différemment.

Les idées et théories relatives à la question juive et au fascisme n’existaient pas in abstracto. Elles s’incarnaient, se matérialisaient dans le champ social et politique. Les intellectuels faisaient vivre leur engagement, face à l’Italie ou à d’autres sujets, par de nombreux biais au sein de l’espace public (articles, ouvrages, conférences, débats, manifestations scientifiques et publiques…). La LICA voulait que ses opinions, 152affirmées de manière souvent tranchée, fussent le terreau d’une action directe, grâce à des manifestations, des rencontres, une intercession politique et diplomatique, ou encore des boycotts. L’action des institutions communautaires paraissait plus feutrée : outre l’Alliance qui poursuivait constamment son œuvre, discrètement ou publiquement, le consistoire agissait de manière plus frileuse. Il lui arrivait d’intervenir, ce sera le cas concernant l’Italie. Il manifestait souvent réserve et prudence, mais dans le contexte de l’entre-deux-guerres, et surtout dans le climat délétère et angoissant des années 1930, se prononcer, donner son avis, c’était agir courageusement. Il est hautement vraisemblable que la « majorité silencieuse » des Juifs oscillait entre ces divers pôles.

Ce premier volet consacré à la perception des grands cadres de l’Italie, cet arrière-plan synthétique, reconstruit a posteriori mais imperceptible pour les contemporains permet de comprendre les incertitudes, les ambiguïtés, les divisions des Juifs de France face à l’Italie. Imaginaire et réalité se confrontaient en un choc parfois violent. L’on passait de l’aveuglement à la lucidité la plus pointue, et inversement. La majorité tarda pourtant à admettre la réalité. Pour en comprendre les causes, il nous reste à suivre l’évolution de l’opinion juive devant l’Italie, de 1922 à 1939, des années d’espoir à la désillusion finale.