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Classiques Garnier

Mes années avec Marcel Muller

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Masque d’Abraham. Essais et articles sur À la recherche du temps perdu
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Bibliothèque proustienne, n° 31
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406100232
  • ISBN : 978-2-406-10023-2
  • ISSN : 2258-9058
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10023-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/12/2019
  • Langue : Français
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Mes ANNÉES AVEC MARCEL MULLER

Marcel nous a quittés le 15 octobre 2015. Macquittant tristement dannoncer son départ à tous ses amis francophones, je les ai invités à partager mon désarroi à la disparition de « cet homme délicieux ». Comme envoyé providentiellement par lui, le mot « délicieux » me sembla le seul qui puisse suggérer la sensibilité de Marcel, sa finesse intellectuelle, la subtilité de ses perceptions, son bon goût, et sa capacité à nourrir ceux quil aimait. Merci, mon ami tendre, pour mavoir envoyé ce mot, petit cadeau de ton esprit.

La première fois que je vis et entendis Marcel, il tenait un discours sur la culture française à lépoque de Proust. Il évoqua, entre autres, liconographie des statues qui ornaient les églises gothiques, qui montraient la fausseté de lexpression anglaise appliquée au Moyen Âge : “the dark ages”. Marcel aimait corriger lignorance révélée par lemploi de cette expression : dans le souci de convaincre, il envoyait des photos de superbes détails architecturaux provenant de lune ou lautre cathédrale. Après son discours, je me suis dit que jaimerais un jour pouvoir lire le chef-dœuvre de Marcel Proust avec un si fin connaisseur.

Quelques années plus tard, jeus le plaisir suprême de minscrire au cours que Marcel offrit, pendant deux ans, aux gens dun certain âge. Javais 65 ans, Marcel 79. Il nous distilla ses idées, raffinées pendant des décennies de réflexion assidue, éclairant le texte de Proust, son style, sa poétique narrative, ses pensées conscientes et idées inconscientes. Il accueillait avec une grande clémence et courtoisie toutes nos questions, si naïves parfois. Le jeu romantique entre Marcel et moi commença après cinq mois détudes. Plus tard, une amie me posa la question : « Alors, qui est responsable de votre idylle, toi ou lui ? » « Difficile à dire », je répondis. Tous les deux, sans doute. Notre amoureuse amitié se fit plus intime, plus quotidienne, plus dévouée, et dura ces dix années de vie commune.

Seuls ceux qui connaissent un peu lenfance de Marcel peuvent comprendre sa sensibilité et sa complexité. La vie familiale du très 8jeune Marcel fut marquée par des contradictions, une alternance de traumatismes et de saisons nourrissantes et paisibles : Jeannine, la sœur cadette de Marcel, nous a décrit des périodes stables, le temps du « paradis terrestre », comme elle disait, de longues heures passées dans le jardin avec ce frère vif et affectueux. Marcel pouvait toujours compter que sa petite sœur le suive, lui obéisse même, dans ses jeux fantaisistes, inspirés par le cinéma et la radio. Mais il était aussi très sérieux : il adorait lire, était avide des connaissances les plus diverses. Il était surtout gourmand détymologie, ouvert au mystère des mots. Dès lâge de douze ans, il sut quil deviendrait un jour professeur de langue et de culture.

Jeannine na jamais cessé dadorer ce frère sensible, qui souffrit tout au long de sa vie dune mélancolie intermittente, parfois paralysante. Une période de deux ans pénibles et indélébiles commença quand Marcel avait trois ans. Après la naissance de sa sœur, ses parents quittèrent la Belgique pour les États-Unis, laissant Marcel avec ses deux grand-mères. Ce fut une blessure psychologique profonde, dont il ne sest jamais complètement remis. Pendant ces deux longues années de sa petite enfance, il perdit brutalement tout contact avec ses parents. Il en oublia leur visage, au point de ne pas les reconnaître lorsquenfin ils furent réunis. Tout de même, cest une famille affectueuse et unifiée qui est repartie pour les États-Unis en 1952.

Les habitudes quotidiennes de Marcel, qui se révélèrent au fil du temps, me laissèrent perplexe : comment se pouvait-il quun homme capable décrire des œuvres aussi soignées, aussi élégantes, puisse en même temps être lartisan autour de lui dun tel chaos matériel, dun perpétuel fouillis ? Une écriture si fine, si recherchée et si égale, évidente dans ses brouillons et dans ses lettres, et en même temps, une tempête étourdissante dans ses quartiers : livres, stylos, fiches de papier et de carton en désordre partout ! Cela lui causait tant de chagrin. Il jugeait sévèrement chacun de ses défauts. En revanche, il était clément envers les autres. Chaque fois quil marriva de raconter un exemple inexplicable de faiblesse humaine, commise par lune ou lautre de nos connaissances, Marcel disait toujours, « Mais, cest lhumanité, Leonore ! »

Chaque année, nous quittions Ann Arbor pour Paris. Les voyages à létranger étaient les seuls vrais moments de vie sous le même toit, 9comme si de temps en temps, nous jouions « à la dînette » (“to play house”, en anglais). Ce souvenir de notre vie quotidienne me rappelle la mélodie chantée par Manon, dans lopéra de Massenet : « adieu, notre petite table… » La peine que cause labsence dun être aimé trouve mille chemins inépuisables pour se manifester ; et aujourdhui, par hasard ou par miracle, cet aria touchant donne voix à ladieu que je dis chaque jour à lhomme dont laffection constante et rare, inaltérable, maccompagna jusquà lépuisement et à la maladie finale.

En lisant les œuvres de Marcel, je suis souvent revenue sur mes pas, pour mieux assimiler la beauté de sa prose et saisir avec plus de confiance et dassurance les nuances de ses pensées. Je me disais : « Concentre-toi ! Cest lœuvre de celui qui ta choisie comme objet dune affection si généreuse. Quelle chance pour toi ! » Pendant ses dernières années, jai tenté dencourager et daider Marcel à publier Le Masque dAbraham, du moins les parties dont il me disait être parfaitement satisfait. En vain. Or voici, chers lectrices et lecteurs, que vous avez maintenant entre vos mains un livre qui dépasse tous nos espoirs dalors : il contient non seulement Le Masque dAbraham, mais aussi tous ses essais et articles publiés sur Proust dans divers numéros de revues et volumes.

Et pour combler mon bonheur, léditeur scientifique de ce livre, Geneviève Henrot Sostero, présente aux lecteurs, dans sa présentation et ses notes, des interprétations qui illuminent la pensée de Marcel et la situent dans le contexte des courants intellectuels de son temps. Geneviève, amie dévouée de Marcel qui avez voulu exaucer son vœu inabouti, vous qui comprenez si profondément sa pensée, acceptez ma gratitude pour ce livre généreux, cadeau offert aux amis de nos deux Marcel.

Leonore Mohill Gerstein

Ann Arbor, août 2017