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Classiques Garnier

Préface Les marchés en question

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Marché autrement. Marchés réels et marché fantasmé
  • Auteur : Roche (Daniel)
  • Pages : 9 à 24
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 8
  • Série : 1, n° 7
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782812438561
  • ISBN : 978-2-8124-3856-1
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3856-1.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/06/2015
  • Langue : Français
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Préface

Les marchés en question

En janvier 2014, Laurence Fontaine publiait Le Marché, histoire et usages dune conquête sociale. Un groupe de socioéconomistes et danthropologues de léconomie se rassemblent pour lui répondre avec un recueil danalyses et de réflexions nourries visant à comprendre Le Marché autrement, Marchés réels et Marché fantasmé. Présenter le débat ouvert par ces deux ouvrages mobilisant des connaissances relevant de multiples disciplines ne manque pas dintérêt à lheure où les Universités senfoncent dans lanomie, où les institutions de recherche se figent dans les difficultés de tous ordres et où la concurrence et la culture des projets sont invitées à régler les problèmes du marché intellectuel. Le risque est cependant de voir le conflit des Facultés obscurcir la rencontre. Lenjeu ne peut laisser personne totalement indifférent, car il sagit de comprendre lusage des mots et des choses, voir leur impact sur les réalités. La réfutation du Marché oppresseur, instrument de la mondialisation et de laccroissement des inégalités ne date pas daujourdhui, elle est née avec le Marché lui-même, le développement et ses limites. Son éloge a pu suivre dans la pensée et la politique un cheminement comparable mettant laccent sur les effets sociaux positifs et loptimisme enclenché. Dès lors, la confrontation du Marché et des marchés, de la croissance des richesses et en même temps, de la dégradation de la situation des classes inférieures des sociétés, à léchelle mondiale, exige une pluralité de questionnaires dont celui des historiens, même si leur apport et leur mode denquête diffèrent, peut être mis à lépreuve des formes de vie et des contestations présentes.

On peut donc lire de deux façons les textes interrogés par les uns et les autres. La première est de voir dans la description historique du Marché, loccasion dune apologie (sic). À lire le Marché, peut-on réellement admettre que son auteur est dogmatique (sic) et totalement partisan dun actuel Marché universel et de ses illusions comme de ses fétiches ? Je

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ne pense pas que Laurence Fontaine croit que les riches fassent le bonheur de tous, pour parler comme Zygmunt Bauman, même si une de ses préoccupations est de comprendre laction du ruissellement des richesses. Cest un autre argumentaire quimpose lHistoire et pour lequel il faut tenter de saisir, avec lapport des autres disciplines (ici tout ce qui peut éclairer, questionner), une évolution économique et sociale antérieure à la naissance affirmée du Marché et de son identification définitive au xixe siècle avec un type déconomie. Avant le capitalisme triomphant, lAncien Régime économique et social était confronté comme aujourdhui le libéralisme à la diversité des marchés et des échanges. Lencadrement des économies sy construisait à des échelles multiples, au cœur du quotidien et impliquant la confrontation de loffre et de la demande non seulement dans la formation des prix, mais à tout moment du fonctionnement social. Alors dans Le Marché, il sagit de retrouver autrement une réalité entrevue dans lÉconomie morale (2008). De lun à lautre ouvrage, il est difficile de lire une trahison, ou la volonté de défendre Hayek à travers lhistoire dun système doppression sous-jacent. LHistoire des formes marchandes dautrefois comme celles de pratiques qui échappent à la marchandisation, où se glissent dans ses interstices, peut alors aider à saisir la liaison globale entre accès aux structures diverses du marché et mobilisation politique, à la fois les obstacles et les secours des mouvements déveil des peuples, à partir des tentatives bégayantes et des initiatives despoir réussies ou non. Que le Marché renvoie à une logique abstraite daliénation ninterdit pas que ses pratiques ont pu être parfois porteuses dune volonté émancipatrice sans que sy cache toujours un économisme dominant et lidentification absolue du capitalisme et du Marché.

Mauvais élève sans conteste, je nai, hélas, pas lu les trois quarts des ouvrages récents que propose la bibliographie du présent ouvrage. Mes lacunes suscitent toutefois lidée de mieux faire sentir lintérêt de confronter les hypothèses de léconomie solidaire, pour dire vite, et de rassembler les leçons du Marché autrement. Maîtres des pratiques de terrain, les sociologues et les anthropologues convient les historiens, dont je suis, à étendre leurs savoirs, donc parfois à modifier leurs pratiques pour tenir compte de leurs ambitions théoriques. À linverse, il nest pas interdit aux historiens qui ont aussi le souci des recherches concrètes, de la richesse culturelle et intellectuelle du passé et du présent, de proposer

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aux autres, un état des questions et des hypothèses à vérifier à partir des modèles établis sur des expériences contrastées et variées, en des temps différents. Dans cet aller et retour, léchange entre les disciplines autonomes senrichit par le respect du passé comme par louverture aux incitations du présent. Les logiques dabstraction de lanalyse sociale et économique et les logiques de situation dans le temps des études historiques, ne me paraissent pas totalement contradictoires, elles encadrent linvention intellectuelle de tous. Retrouver la position de chacun permet de percevoir la lecture du Marché comme appropriation et outil dont les effets ne sont pas séparables des contextes sociaux, culturels, économiques et de leur incitation particulière au changement.

La mise en place historique des Marchés

Les travaux de L. Fontaine, de lÉconomie morale (2008) au Marché invitent à comprendre cette capacité de la novation à lœuvre dans les sociétés traditionnelles. On les définira par la prédominance du statut des privilèges qui leur sont liés, dans un univers social holistique qui na pas rompu avec ses finalités religieuses. On admettra aussi que replacer à léchelle de lEurope et du monde les classes sociales dans une société globale, doit tenir compte de leur dépendance à des cultures particulières, les mêmes classes – comme la fait remarquer Louis Dumont dans Homo aequalis – nont pas exactement les mêmes relations en Allemagne, en Angleterre et en France. La force corrosive du Marché na donc pas agi partout aux mêmes rythmes et avec des effets identiques. Cest pourquoi les marchés de la société traditionnelle peuvent apparaître comme lexpression dune hiérarchie et aussi dune capacité émancipatrice. Avant dêtre instrument à léchelle mondiale dune intégration parfois destructrice, quelquefois libératrice, ils ont joué leur rôle entre communauté et société, entre novation et tradition. LÉglise a, en ce domaine, tenu un rôle essentiel par sa réflexion proportionnée à lessor des transactions, à lurbanisation et à la confrontation aux pouvoirs temporels.

Jusquau xixe siècle, elle a détenu à la fois la clef des autorisations du profit, la capacité à rediffuser une part importante de la production

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dans des circuits spécifiques de consommation et le rôle spirituel et temporel de lencadrement des pauvres dans ses institutions. Le Marché, avec ses lieux spécifiques, impose un horizon de libération, avec une adaptation éthique différente, des valeurs nouvelles, pour le travail et le profit, le contournement des interdits et finalement ladoption des valeurs générales dun développement conciliant le présent et le salut, dont lexemple est donné aussi par les Églises et les fidèles des Réformes autorisant une affirmation de liberté de responsabilité individuelle. Avec les rencontres locales, avec les foires, avec lélargissement du grand commerce simposent les normes de la mobilité et le triomphe des marchés urbains. Les réseaux marchands fonctionnent alors comme une chaine dintérêts portés par les migrants avec des réussites différenciées, des villages aux centres urbains majeurs, bientôt de lEurope au monde. À chaque étape, pour chaque espace, léconomie marchande apparaît comme un agent dun autre rapport aux choses et entre les hommes. Le Marché historique, ou les marchés des sociétés anciennes, présentent tous des espaces dactivités où régnaient les échanges reliés entre eux par des réseaux plus ou moins cohérents et denses, et enserrés dans un ensemble où lemportaient les formes traditionnelles fondées sur la réciprocité et la redistribution, et ou encore, la circulation des biens reste limitée comme lont montré Polanyi et Braudel. Le triomphe de léchange va caractériser la modernité à travers des processus souvent pénibles pour les contemporains transformant les sociétés et les cultures (Philippe J. Bernard). Ce triomphe na pas oublié la politique directement mobilisée par les façons dinfluencer la prospérité générale. Il suscite entre les niveaux dorganisations braudéliens une interpénétration qui réduit en partie les écarts et qui généralise des formes novatrices de rationalité avec la monnaie, les pratiques de comptes, les règlements, enjeux entre les groupes sociaux, et des besoins irrationnels dont léconomie vestimentaire et la Culture des apparences rendent compte en France, en Angleterre et en Hollande.

Cest pourquoi le développement des échanges va mobiliser des catégories sociales originales, la Famille instrument de lIndustrious Revolution que défend Jan de Vries, lindividu agent de la proto-industrialisation conquérante de lespace rural, mais également les pauvres et les femmes. Les premiers nont pas dû au marché lextinction du paupérisme dont rêve encore Louis Napoléon Bonaparte à lépoque de

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Marx, mais louverture de quelques possibilités damélioration qui ont contribué à réduire partiellement les écarts géographiques et parfois les différences sociales. Elle repose sur lappel à des réseaux de solidarités de la famille aux milieux villageois, elle suppose la multiplicité des tâches, donc une vie laborieuse, difficile et précaire, elle entraine la diversité des choix de consommation et un rôle essentiel du crédit que les gouvernements ont su utiliser. On peut douter quil y ait eu grâce à ces instrumentations nouvelles, la monnaie, les prêts, une « libération générale ». On peut admettre quelles aient pu cependant autoriser le succès de quelques-uns, les exemples à léchelle de lEurope ancienne lillustrent plus largement, la transformation des comportements et à long terme celle de la nature des liens sociaux et de la communication. On peut en prendre conscience au début du xixe siècle dans les enquêtes des préfets de Napoléon 1er pour toute lEurope.

Les femmes ont à leur façon été sinon bénéficiaires, du moins transformées par le mouvement. Jan de Vries et Maxine Berg ont montré comment leur mobilisation a autorisé, à léchelle la plus large de lEurope occidentale, une autre organisation du travail et de la consommation. Les travaux féminins au-delà du secteur agricole où ils ont toujours été fondamentaux, la montée de la famille nucléaire, une autre manière denvisager la consommation, encadrent une évolution du rapport à lautorité. Laccès des femmes au marché que met en valeur L. Fontaine, agit alors sur lévolution du cycle de vie, transforme les sociétés patriarcales, contribue à travers des expériences très variées à faire penser autrement les rapports des hommes aux choses. Il débouche sur une fragile émancipation et pas sur légalité des droits. On conçoit alors pourquoi lhistorien a intérêt dans ces deux domaines, la pauvreté et la condition féminine, à regarder et à réfléchir sur les exemples offerts par le monde actuel et la transformation des sociétés contemporaines. Il ne sagit pas dy trouver des analogies, mais des incitations à comprendre des correspondances fonctionnelles entre des formations sociales différentes. Cest en ce sens que le travail sur le Marché peut justement sachever sur une invitation à relire Adam Smith replacé dans le contexte intellectuel des Lumières anglaises et européennes et, à en tirer si possible une leçon de dynamisme démocratique. Cet appel optimiste se place dans loptique de la pensée qui vise à réconcilier le couple difficilement conciliable de lindividualisme et de la justice sociale. À lexemple de

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Jean-Pierre Dupuy et dAmartya Sen, cest une invitation à imaginer et à construire le marché comme un instrument, pour trouver des solidarités perdues, voire pour intensifier des pratiques de politique de contrôle et de réglementation neuves. On peut se douter que la relecture comparée de la Richesse des nations et de la Théorie des sentiments moraux ne peut que proposer un modèle pour un autre progrès basé sur des droits égaux. Prenons-le comme une invitation à la prise de conscience.

Le Marché autrement

La tragédie des marchés

Le propos du comparatisme sociologique et économique est double : dune part, il interroge la multiplicité des expériences contemporaines par rapport à une évolution pluriséculaire, une lente transformation du Moyen Age à lépoque industrielle et le triomphe de léconomie marchande ; dautre part, il procède à un changement déchelle puisquil confronte le passé et le présent européen à lévolution du monde et de ses transformations en cours. Au-delà de la réaction critique, il sagit ainsi de montrer les principes dune interprétation fondée non plus sur la représentation homogène ou homogénéisable du monde, mais sur sa diversification fondamentale due aux pratiques, replacées dans des situations économiques, sociales et culturelles plurielles. Si lhistorien fonde son analyse sur la leçon critique des archives et des textes, léconomiste anthropologue, le sociologue des économies mondes, se réclament dune responsabilité générale reposant sur lobservation des pratiques de la vie. Le pluralisme que le développement des conditions de réception de lordre marchand et de ses rationalités formelles dictent, simpose bien au-delà de lunité, et plus encore dans la capacité libératrice prêtée à la modernité. Elle est fortement dépendante des structures en place et de lentrelacement du développement et du sous-développement.

Les résultats des enquêtes et des analyses rassemblées ici même présentent de limage du Marché unifié et universel une vision infiniment plus diversifiée et qui ne correspond guère à lidéal social suggéré par les transformations qui ont pu en partie modifier les structures

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traditionnelles de léconomie de lâge moderne. Plus encore, la domination de léchange et de la monnaie, la montée de lindividualisme, latomisation des sociétés repliées sur les individus et la famille, lutilitarisme des idéologies dominantes nont point assuré la disparition du sens du social. Le marché vorace qui transforme tout en marchandise et rejette les contrôles des États et de leurs lois na certainement pas conquis luniversalité émancipatrice quon lui prête. À laube du xxie siècle ses dangers financiers ont éclaté brutalement. Trois points de vue vont nourrir cette approche par la préférence sociale confrontée à légalité et à la liberté utilitariste.

Au premier rang, on découvre linterrogation posée quant au succès, aux échecs, des expériences dont lhistoire suggérait lintérêt libérateur. Ainsi, le microcrédit joue dans le monde des pauvres citadins et ruraux de lAncien Régime un rôle essentiel mettant en jeu des réseaux de solidarité, une monétarisation de léconomie moderne caractéristiques, mais qui ne sont jamais neutres. Dans les marchés contemporains, lessor parfois massif des institutions de microfinance sans intervention publique a pu diminuer le coût des services financiers, favoriser linvestissement et linitiative personnelle, mais sans modifier fondamentalement lorganisation spatiale de la production et linégalité de loffre. Pour Jean-Michel Servet, ici, comme dans Le Grand Renversement (2010), cest même un piège ouvert aux populations dépendantes, un nouveau moyen dexploitation. La généralisation dun point de vue micro-économique du succès de la microfinance est contestable « notamment en matière de participation des populations ou de plus grande autonomie des femmes ». Elle ne remet pas en cause les différences de statut, les inégalités structurelles consolidées par lHistoire, ainsi dans lArgentine déchirée par la crise de 2001-2002. Le système des trueques et des creditos, sa gestion telle quelle apparaît dans lanalyse des budgets familiaux, confirme un modèle de contrôle familial partagé avec la hiérarchie patriarcale, et les profits des catégories déjà favorisées. Un monde temporaire des marchés de la place publique ne renverse pas lordre des inégalités marchandes et de la division traditionnelle des tâches. Le marché ainsi construit par une monétarisation spécifique et une pratique de la concurrence élargie ne vient pas à bout dune inégalité essentielle alors même quil multiplie échanges et mobilités, capacité à de multiples petits profits et libération partielle de catégories sexuelles ou sociales jusque là défavorisées.

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La leçon simpose aux historiens sur deux plans, le premier concerne les moyens de mesure et dévaluation dun espace à un autre du changement, le second renvoie à la temporalité des opérations. Le postulat de la microfinance sest développé après lapogée productive des grandes puissances industrielles, avec une phase de globalisation et pour de nombreux économistes comme Muhammad Prahalad, dadaptation du Marché aux marchés quon souhaitait contrôler et dont le développement est conçu comme hypothèse progressiste. La mesure du succès du crédit est alors perçue dans lamélioration du niveau de vie et les modifications afférentes des consommations. Cest, au total, lenjeu dune interaction supposée novatrice avec les structures et les pratiques existantes. Au Maroc, comme au Mexique, elles conditionnent lefficacité du crédit informel qui sautonomise difficilement par rapport aux habitudes et aux contraintes antérieures, et plus largement, renvoient au rôle de lÉtat garant des transactions et du développement, ce quavait entrevu Adam Smith dans la Richesse des nations.

De la même façon, létude de lhistoire des Associations corporatives de lAncien Régime et des Solidarités philanthropiques du xixe siècle renvoie à des contradictions identiques quant à la capacité émancipatrice et démocratique du marché. En 1775 et en 1791, la solidarité et lentraide sont rejetées et les manifestations de résistance à la suppression des corporations comme les revendications associatives des travailleurs poursuivies. Labsence des communautés, la disparition des compagnonnages sous leurs formes anciennes, dailleurs, rappelons-le, illégales sous lAncien Régime, nont pas autorisé la confrontation libre de loffre et de la demande, et elles ont déclenché la défense dinstitutions trop longtemps jugées oppressives et obsolètes. Avec Steve Kaplan et Serge Epstein, on sait aujourdhui ce que vaut ce jugement et ce qua été le compromis fonctionnel des corps qui ne sopposaient pas plus en France quen Angleterre ou ailleurs aux garanties que ce compromis autorisait. Le renforcement opéré par Necker et les réorganisations quil imposait pouvait en tout cas accentuer le contrôle par lÉtat, faciliter le travail dominant des innovateurs qui nétaient pas à lécart de ce mouvement. « Laissez-nous libres et protégez-nous » disaient, dans le Nord industriel, les réformateurs de la production. La suppression révolutionnaire qui nétait pas totalement souhaitée par les Cahiers de doléances sattaquait moins à la défense des libertés que les règlements nentravaient plus

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totalement, quà la liberté de réunion et dassociation, des conditions que nignore pas Adam Smith.

Cette fin des corps réglementés et des capacités défensives des travailleurs transforme le marché et le tissu social. Elle autorise lécrasement des défavorisés et repose autrement quavec lÉconomie morale, le rapport des pauvres aux marchés, le potentiel de régulation par le lien marchand et linnovation sociale. Ces changements ont accompagné la transformation de lancienne société du privilège en société de léchange dont on ne doit pas ignorer les conflictualités et les significations politiques contenues dans la confusion de léconomie et du Marché comme épanouissement spontané. La prise en compte de lassociationnisme ouvrier européen et des tentatives déconomie populaire au xixe siècle en prouve la vivacité par ses réussites comme par ses difficultés. En France comme en Angleterre, on y lit un appel à lesprit égalitaire et fraternel opposé à celui des contrôles et des contraintes, il débouche sur le droit syndical et la liberté de réunion. En Amérique du Sud, un même esprit guide les acteurs dune économie des petits ateliers et des petites exploitations pour organiser la production et la vente de façon différente comme pour veiller à la mutualisation du crédit et de la protection. Ces expériences sopposent à la vision unique du Marché libérateur et elles retrouvent dans lactualité une force non négligeable qui oblige à lire autrement les réalités économiques du rez-de-chaussée des sociétés, quune adaptation, réussie ou ratée, des mécanismes de léconomie marchande mondialisée, ainsi dans le microcrédit et plus largement lidéologie du social business. Le profit se justifie par lamélioration de la vie de la masse des plus pauvres. On peut y relire ladaptation au xxie siècle de lesprit dune philanthropie éclairée expérimentée en France et en Europe. On peut y comprendre une manière dont la privatisation des questions sociales ronge laction de lÉtat providence et les mobilisations de la diversité des actions repérées dans léconomie sociale et solidaire, mais rabattues dans des activités qui sont plus collectives quindividuelles, plus efficaces et plus complexes que ne le voient les tenants du Marché universel.

La relecture qui nous est proposée se déploie encore dans les exemples qui visent à mettre en valeur deux catégories dexclus, deux façons de voir les modalités dexclusion qui ont été centrales dans lanalyse des transformations vécues en Europe sous lAncien Régime : les femmes et les pauvres. Le second sexe ne peut être définitivement conçu comme

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lespace privilégié de loppression imposée par ses rôles, dans la sphère familiale subordonnée au marché. Leur émancipation entraine toutefois une transformation de cette structure oppressive et des rapports de genre. La revalorisation apparaît dautant plus nécessaire que la lecture actuelle du mouvement de lIndustrious Revolution confère aux structures familiales à laction du travail, du salaire des femmes et des enfants une place majeure dans lévolution historique. Les conditions daccès des femmes au marché dans le monde contemporain permettent dinterroger les modalités admises et discutées en Angleterre et en France. Ainsi les marchés boliviens voient les femmes jouer un rôle déterminant, mais à travers des vicissitudes multiples liées aux modalités dexpansion de léconomie de marchés à long et à court terme. Il est directement intégré dans laction des réseaux sociaux où concurrence, réciprocité, solidarité et redistribution sarticulent de façon complexe. Laccès des femmes y est resté plus inégal que celui des hommes, mais leur action par lobtention de revenus propres a été créatrice dune autonomie somme toute fragile, précaire et productrice dun risque dexploitation et de reproduction du système patriarcal et postcolonial.

Ces leçons tirées de la compréhension autorisée par lanalyse interactive des forces politiques, sociales et économiques diversifiées sont analogues dans lArgentine du trueque. Lévolution de la place des femmes se conclut par une émancipation limitée, mais essentielle dans lorganisation budgétaire des foyers et dans la suspension momentanée des appartenances de genre comme de celles de classe dans lorganisation des ferias (marchés locaux et centraux). Le contournement matriarcal du monopole paternaliste des revenus est ainsi renforcé par le trueque comme par les circuits financiers féminins spécifiques quon pouvait entrevoir dans le commerce de revente des villes dAncien Régime. La remise en cause de linégalité par la rationalité monétaire est alors un facteur décisif. Des conditions daccès identiques des femmes aux marchés sont visibles dans les modes de régulation et de segmentation sociale des marchés de lInde du Sud, du Maroc, du Mexique. Le rôle émancipateur des opérations déchange comme de linstauration du crédit nest pas séparable dans les contextes locaux de laccès aux ressources, de lappartenance de genre et plus encore des inégalités de castes. La garantie du succès dépend de la solidité des réseaux qui permettent la vente à tempérament et la fidélisation du clientélisme. Les consommateurs et les vendeurs ne jouissent

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pas dune égalité de statut et les luttes décrites en Inde tendent à un but, entrevu au cours du xviiie et du xixe siècle dans le marché citadin du regrat alimentaire ou de la fripe vestimentaire : réduire la vie fragile.

Ces différents exemples confèrent à limbrication des facteurs un rôle déterminant, et lon conçoit quil en va de même avec la pauvreté. On se doute quaucune définition universelle satisfaisante na ici de sens même si la fraction mondiale de ceux qui sont contraints de vivre avec moins de un ou deux dollars journaliers saccroît. Limportant est moins dans lévaluation variable selon les enquêtes, les lieux, les critères relatifs ou non, que dans la réponse nuancée apportée à la question, les marchés dans le Marché font-ils reculer lexclusion et la pauvreté ? Le sous-développement dans le développement apparaît comme une conséquence redoutable de louverture au marché mondial, en particulier les aspects écologiques, les conséquences de lurbanisation excessive en dépit dincitations positives pour les uns et très limitées pour une majorité vivant en zone rurale. Elles sont difficiles à mobiliser par la modernisation du crédit, par lacculturation technique, par la régulation politique des échanges, accélérant la circulation des biens indispensables, lesquels ne sont pas définis partout de façon identique. La qualification des produits dans les populations pauvres nest pas universelle, léradication de la pauvreté passe moins par la diffusion de biens et de services jugés nécessaires pour tous que par les choix autorisés dans le contexte culturel de léchange modifié par la création de nouveaux besoins comme par les logiques locales modifiées par lintégration économique. On le voit clairement dans lexemple proposé à partir du besoin deau potable en Bangladesh. Les principes de concurrence, la propriété privée, le mode de distribution aboutissent à la pollution, conséquence de léchec technique et économique des institutions de crédit – la Grameen Bank – et des entreprises de transformation – Veolia. La libération des pauvres na pas coïncidé avec lélargissement du marché et la modernisation, ce qui pour les auteurs du Marché Autrement renvoie à une interrogation double, lune visant laction collective, politique, citoyenne, lautre rappelant le rôle des pouvoirs publics et les possibilités de la démocratie. Lenjeu aboutit à une définition des biens communs en termes de hiérarchie des droits dusage et de solidarité comme ce fut le cas en Bolivie, à partir de 1977, avec une centrale de coopératives pour les producteurs de cacao. En Inde du Sud, laccès au marché, le développement du microcrédit,

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transforment dabord la consommation et en même temps consolident le pouvoir des catégories dominantes comme hiérarchies préexistantes faute dune action collective organisée généralisée. Le Maroc et le Mexique montrent dune même manière le déplacement, voire la consolidation des liens de dépendance. Les marchés comme fait social contraignent et libèrent partiellement les pauvres, mais leur crédit gagné, à la dure, nest toutefois pas un facteur négligeable comme on pouvait déjà lentrevoir dans la révolution des Choses banales, de Paris en province au xviiie siècle, lendettement et laccroissement des consommations nouvelles y sont liées.

La dernière dimension suivie recoupe lensemble des questions entrevues jusquici, mais en les confrontant de façon originale à un cheminement intellectuel et politique inverse. Quen va-t-il de lévolution des pratiques et des interrogations quand on passe sinon du Socialisme réel, du moins de léconomie dirigée et planifiée contrôlée par lÉtat avec plus ou moins de rigueur, à une économie plus ou moins libérée, plus ou moins ouverte à laction des marchés, plus ou moins touchée par le Marché, la globalisation, linternationalisation. En Géorgie où la rupture est examinée pour le secteur agricole seulement, on peut conclure à la stagnation de la production et aux difficultés provoquées par la dissociation de lunion instaurée du temps de lURSS entre activités à visée commerciale et productions par le marché. Les divisions entre partisans du libéralisme et défenseurs de la coopération sont particulièrement néfastes pour les petits agriculteurs. On voit réapparaître des situations quasi féodales, la dépendance des faibles par rapport aux puissants propriétaires ressurgis avec la précarité des conditions de vie et la fuite des bras vers le secteur urbain. Le monde géorgien est alors confronté aux séquelles de léconomie dirigée, à léchec du néolibéralisme améliorateur, à un recul affirmé de la représentation qui pourrait favoriser le Marché autrement solidaire.

Lexpérience cubaine est encore plus marquante. Le projet révolutionnaire, son fonctionnement dans un espace clos avait provoqué la démarchandisation de laccès aux biens, aux services, de lemploi et de la reproduction sociale avec, au total, un recul des inégalités de classe, de genre, de statut racial. Une société de hiérarchisation médiocre cumulait les effets de contrôle et les besoins dune respiration libre et non officielle des échanges. Le retour progressif du marché, légalisé et amplifié dans des espaces spécifiques, économie internationale, soutien au tourisme,

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convertibilité de la monnaie, ouverture aux investissements étrangers, progrès des échanges privés et de la production agricole paysanne, provoquent une amélioration des revenus et de la consommation des individus et des groupes qui ont les moyens, cest-à-dire qui participent de la transformation libérale. Il en résulte un premier brouillage des repères et des critères, lincertitude pèse sur les approvisionnements comme sur les qualités. Léconomie est tiraillée entre le dirigisme légal et lexpérience des aventuriers du profit à tous niveaux. Laccès aux biens recherchés devient inégalitaire. Une sphère de pauvreté aux ressources dépendantes sélargit. La précarité menace souvent ceux qui tentent de participer à léconomie transformée. Lessor des injustices est patent et lon voit même la réactivation des anciens patrimoines. Les femmes découvrent leur autonomie, mais grignotée par les charges accrues. La masse des moins argentés a conscience de la paupérisation croissante, car elle na pas accès aux biens symboliques de la modernité et du succès réservé aux gagnants. Ligues de classes, de genres, de races, antérieures aux années 1960 retrouvent vie. La population est déchirée entre conscience des acquis sociaux de la Révolution et besoins suscités par la marchandisation qui met les droits sociaux acquis à lépreuve. Cuba reste un théâtre où les partisans dun marché concurrentiel libre et améliorateur ne se retrouvent pas convaincus, et où ceux dun marché solidaire fondé sur la multiplicité des initiatives dassociation contre la remarchandisation ont peine à se retrouver dans le complexe des comportements.

Il appartient à la Chine de conclure sur les effets actuels de la transition économique. La fin de la frugalité économique tempérée par le mérite politique militant, le recours au marché dans le cadre dune économie socialiste de principes et pour une part de fait, ont produit des effets damélioration, une baisse calculable de la pauvreté évaluée selon les indices matériels, mais aussi un partage inégalitaire de la redistribution des richesses créées : entre les hommes et les femmes, entre les campagnes et les villes, entre les régions intérieures et les provinces maritimes, entre les groupes sociaux et politiques. Un dixième des Chinois dépenserait en 2013 vingt fois plus que les 10 % les plus pauvres ! La croissance est là, mais les améliorations potentielles et parfois réelles du Marché se font souvent attendre. Les cadres idéologiques de la Chine populaire mettent alors en question les effets naturels de la transformation et

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appellent à une stratégie fondée non plus sur la croissance pour elle-même, mais sur un développement économique et social fondé sur la prospérité moyenne et équilibrée. Ils font entendre avec des références confucéennes la possibilité dun socialisme conciliant un marché plus contrôlé, donc un État régulateur accordé avec linitiative entrepreneuriale. Le but reste une société libre et harmonieuse autorégulée où lon peut espérer quun État démocratique serait une conquête sociale. Cest pourquoi les poursuites intentées contre des gagnants portés par les excès du développement (laffaire Wu Ying, le cas Sun Dawu) peuvent apparaître comme le moyen de restaurer la confiance générale contre les appropriations privées du marché et sinscrire dans la lutte contre lenrichissement aux dépens des pauvres. On a sans doute beaucoup à attendre des effets de cet engagement quil faut se garder de juger selon les critères propres à la culture occidentale : la masse du navire engagé dans la nouvelle trajectoire économique linterdit ; la diversité même des niveaux de développement atteint et de leurs effets sy oppose ; lincapacité de prévoir quelles seront les conséquences politiques dans la perspective dune ouverture démocratique du régime, que le marché peut combattre ou encourager, ne lautorise pas clairement.

Du Marché aux marchés, la comparaison des questions et les leçons tirées des effets de politiques économiques invitent à chercher une réponse utile sans être manipulatrice et biaisée. Elle devrait répondre aux deux principes de comportement que Karl Polanyi associait avec léconomie : la réciprocité et la redistribution. Le premier principe exige que lon admette léchange intellectuel dans ses composantes avec ses erreurs, ses approximations, ses valeurs comme lexpression dune relation sage et enrichissante entre les disciplines. La nécessité de réagir à ce qui est intéressant, mais problématique, est tout aussi important que lappropriation élogieuse. La redistribution est une nécessité de lactivité intellectuelle, car elle met en commun les questions importantes par rapport aux interrogations de mode ou de connivence, elle répond aux nécessités et aux limites de la division du travail. Nous avons intérêt, dans ces échanges et ces circulations, à veiller à lindépendance comme à lobligation de nos échanges. Lire le Marché Autrement fait alors partie dun commerce où léchange entre en jeu avec profit non sans enrichissement, non sans intérêt, mais avec toutes les difficultés des transferts culturels et temporels. La préface est ainsi une production dusage

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moins tournée vers le gain que vers la sociabilité. Il faut y admettre le droit à la critique et le dépassement atteint et y préférer les faits têtus à lidéologie. Lutter contre le mythe du marché autorégulateur, éternel et universel, simpose intellectuellement. Cest ce que proposait en 2005 lHistoire des représentations du Marché quéditait Guy Bensimon pour lAssociation Charles Gide et létude de la pensée économique en soulignant limportance du rapport au droit, à léconomie concrète, à lHistoire. Cest aussi ce que montraient les études rassemblées par Dominique Margairaz et Philippe Minard dans la Revue de Synthèse en 2006. Ils y soulignaient lintérêt de ne pas séparer lHistoire des faits et celle de la pensée économique pour comprendre la Culture des Marchés et les formes spécifiques déchanges subsumées sous le concept. Il sagit alors de refuser la rencontre dune offre et dune demande par un processus naturel spontané, autosuffisant mais bien de la reconnaître comme un phénomène socialement, politiquement et institutionnellement construit. Au total, il convient à tous dinscrire dans le temps et dans lespace différents régimes de marché.

Daniel Roche

Professeur au Collège de France

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Bibliographie

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