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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Jeu des générations. Jeune chien vieux chien
  • Auteur : Roumette (Julien)
  • Pages : 5 à 12
  • Réimpression de l’édition de : 2010
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Romain Gary, n° 1
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406082682
  • ISBN : 978-2-406-08268-2
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08268-2.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/06/2019
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
15 le jeu des générations jeune chien vieux chien
S'tt, Y a une pose que Romain Gary affectionne, c'est celle du `portrait de l'artiste en jeune chien". Mais c'est pour aussi- tôt la compléter par celle du vieux toutou que l'expérience de la vie n'a pas réussi à dresser. Alternativement fougueux et compré- hensif, bonne pâte et roquet «céleste » accroché de toutes ses dents à quelque nez ennemi, prêt à se reconnaître même dans le chien d'attaque le plus cruellement conditionné à la violence, le choix de l'image du chien lui permet de porter un regard plutôt attendri sur l'espèce humaine, jusque dans ses égarements. II ne renie pas ses élans. Il ne renonce pas à mordre. Et il n'est pas prêt à le demander aux autres. L'image du chien définit ainsi, non seulement un caractère, mais également un certain type de rapport entre les êtres et les générations. S'il y avait une utopie chez Gary, ce serait une utopie canine. Elle serait au moins aussi indi- vidualiste et rétive à toute structure sociale contraignante que la société de chevaux imaginée par Swift.
La vie est jeune » (PA, 3~), écrit Gary dans La Promesse de l'aube. Au célèbre « le communisme est la jeunesse du monde » de Paul Vaillant-Couturier, Gary rétorque : la jeunesse du monde c'est la jeunesse. L'attention aux phénomènes de génération est une constante de son oeuvre. Parce qu'il a fait partie d'une géné- ration qui s'est forgée et imposée dans l'action, cette notion est, pour lui, essentielle. Homme de la France Libre, il n'a eu de cesse de clamer sa fidélité à la fraternité combattante de 1940.
Je ne crois pas à l'homme pour toutes les saisons » (N, 94~, écrit- il dans La Nuit sera calme, signifiant par là qu'il est devenu ce qu'il est à ce moment-là et que rien ne le changerait plus. Mais

ROMAIN GARY I (2010) note, p.12 S
16 Gary ne s'enferme pas dans la commémoration de ce qu'il a vécu. Sa fidélité à sa fratrie, paradoxalement, l'ouvre aux autres géné- rations. Il amis toute sa lucidité à percevoir ce qui habitait en propre chacune de celles qu'il a croisées ensuite. Le portrait qu'il en fait, l'interrogation sur la nature des liens qui les unissent structurent son oeuvre.
Les générations se définissent dans leurs rapports les unes avec les autres :avec celles qui les ont précédées et avec celles qui les ont suivies. Mais ce qui les caractérise surtout ce sont les événements qui parfois les cristallisent, les font exister et se
percevoir comme une entité cohérente certaines générations
se dotent dans l'action de leur «acte de naissance ». C'est le cas
de celle de Gary. Faire partie de la génération qui s'est forgée et
reconnue dans la Résistance et la France Libre a déterminé son
destin, comme homme et comme écrivain. C'est de là qu'il parle.
Cela oriente son oeuvre, éclaire ce à quoi elle répond, fait partie
de sa dynamique créatrice. La qualité des réponses apportées doit
se juger aussi à l'aune de ce point de départ.

Se pose ensuite la question de la représentation des générations, de leurs liens et de leurs conflits, dans l'univers fictionnel de Gary. À l'articulation de deux générations se jouent les notions d'héritage, de transmission, de révolte, de succession par la révolte, etc. Chez Gary, elle est marquée par l'absence, la révolte
et les adoptions absence des parents, la plupart des héros
garyens sont orphelins ; révoltes, refus de transmission, refus des
héritages, refus de transmettre ; mais aussi possibilité d'établir
des liens :les sauts de génération —combien de figures grand-
paternelles chez Gary ? —facilitent sinon la transmission du
moins une forme d'entente fraternelle. De la fraternité combat-
tante, celle de l'armée ou celle de la bande (qui est déjà celle des
Résistants dans Éducation européenne), de l'amour absolu qui
cimente une union pour la vie dès l'enfance, à la fraternité et à
l'amour entre jeunes et vieux, Gary dessine une cosmographie
originale des rapports générationnels.




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17 la génération de la guerre
comment survivre à sa victoire ?
Gary est resté fidèle à son engagement de 1940. Il le réaffirme une ultime fois par son dernier roman, Les Cerfs-volants. Mais il est conscient dès le départ que l'idée de la transmission d'un héri- tage de la Résistance, en instituant une génération comme modèle des autres, fausse les rapports. L'impossibilité de la transmission domine ses récits'. Parlant de ce que sont devenus ceux qui ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, il décrit une génération de combattants mis au rancart, ou qui se retirent d'eux-mêmes pour ne pas être utilisés : au début de Les Clowns lyriques, le mutilé de guerre Rainier décline toutes sortes d'offres de récupération : il ne veut pas servir de caution et son engagement en Corée a toutes les apparences d'une sorte de suicide idéaliste. Transmettre ? Ils ne croient pas cela possible. Expression de la même impossibilité, mais dans l'autre sens, le choix, dans Le Grand vestiaire, d'un orphelin de guerre comme héros à lui de retrouver ce que son père n' a pas pu lui trans- mettre. Ne pas transmettre directement, serait-ce la meilleure chance que la génération suivante trouve dans ses propres forces l'énergie de réinventer le monde à un niveau de noblesse et d'exi- gence qui constitue l'essentiel de cette transmission ?Cette inven- tion est le rôle de toute nouvelle génération, selon Gary, qui refuse de voir cette fonction confisquée par une seule, fût-elle la sienne.
l'écrivain de plusieurs générations
Gary, fait exceptionnel, a été l'écrivain de plusieurs généra- tions. Il a fait, notamment le portrait de la jeunesse américaine des années Soixante, qu'il a vu naître sur place, en Californie. Le cycle de « La Comédie américaine » est plein de la révolte de la contre-culture américaine qui partie de la résistance à (et non dans) la guerre du Vietnam entendait secouer toute l'institution. Cette prise de parole, Gary s'en est fait l'écho tout de suite et l'a

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18 intégrée à ses récits, ce qui les a profondément modifié. Le cycle de «Frère Océan », le tour nouveau de ses oeuvres vers le burlesque et la recherche d'un autre ton peuvent se lire en sympa- thie avec le mouvement de la jeunesse de l'époque. Dans Chien Blanc, Gary liera la peinture des mouvements d'émancipation des Noirs au tournant des années Soixante, et de leur radicalisation, à l'évocation de Mai 68, faisant aussi le portrait d'une généra- tion — et de ses dérives.
Si, dans les années Soixante-dix, toute une génération, en France, s'est reconnue dans les romans signés du pseudonyme Ajar, c'est aussi le résultat de cette profonde réflexion-identifica- tion àune révolte qui lui paraissait, pour l'essentiel, saine et vivante. Il n'est pas donné à tout artiste d'incarner plusieurs géné- rations.
le portrait de la sortie de l'enfance révolte et conflit de générations
Parler de génération, pour Gary, c'est d'abord parler de la génération qui vient. Dans Éducation européenne, écrit pendant la guerre, au lieu de peindre son engagement et ses batailles à lui, il choisit comme personnage principal un adolescent de quatorze ans qui grandit avec les combats. Réflexe significatif. L'enjeu est toujours dans la génération d'après. Le contact qu'il garde avec les jeunesses de différentes époques tout au long de sa vie fait partie de sa capacité de lucidité. D'où le statut de l'enfance dans son oeuvre et, principalement, de la sortie de l'enfance, moment où l'autonomie conquise ou forcée décide d'un caractère et d'un destin.
Conflit des générations, incompréhensions, révoltes font partie de l'univers de Gary. Mais on n'est pas dans le monde des enfants terribles pour autant. Car ces conflits sont tempérés par des adoptions intergénérationelles qui finissent par féconder ces révoltes.



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19 «Tout le monde ne peut pas être orphelin »
La famille est la grande absente de l'univers de Gary. Une génération est généralement effacée, d'une façon ou d'une autre celle des parents. À l'exception de La Promesse de l'aube, on trouve peu de mères et encore moins de pères (celui de Jess, le consul dans Adieu Gary Cooper, fait figure d'exception et il est vite assassiné). Les grandes figures d'adolescents de Gary sont des orphelins :Luc, Momo, Ludo, Tadek, Gary lui-même qui, dans La Promesse de l'aube, raconte une enfance sans père, ou même Lenny, le jeune paumé de Adieu Gary Cooper.
Mais si la famille est inexistante ou problématique, l'adoption est un phénomène généralisé dans l'univers de Gary. Il y a beau- coup de parents (ou autre) d'adoption. Les héros élisent des figures de substitution (parfois seulement symboliques, comme le Baron) qui sautent bien souvent une génération de plus :plus grands-pères que pères d'élection, comme dans Les Cerfs-volants. Qu'elles soient à bon ou à mauvais escient, ces rencontres, qui sont aussi des choix, forment ceux qui les font. Luc se construit contre son mentor, le bien nommé Vanderpute. Presque tous les
autres bénéficient de la bienveillance qui veille sur eux ils
n'agissent pas à la place d'eux, mais ils les accompagnent.

Cela conditionne le type de révolte que l'on trouve chez Gary. Moins orientée contre la famille que contre la société, ou l'homme en général, voire la nature. Gary n'est pas Michaux, ancré dans sa révolte contre sa mère, son père, le moindre de ses ancêtres. L'espace est d'emblée plus dégagé, ce qui ouvre des possibilités d'adoption plus aisée.
de la fraternité au grand amour
En révolte, on se cherche des frères de combat. L'horizon fraternel de la guerre se retrouve ainsi sous diverses formes dans les romans de Gary, surtout au début de son oeuvre de la bande des «Ratons », dans Le Grand vestiaire, au petit groupe

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20 de Résistants dans Les Racines du ciel, du groupe anarchiste ter- roriste de Lady L. à la bande de «ski bums» (« fous de glisse» ) dans Adieu Gary Cooper. Ayant refusé la transmission, on se trouve côte à côte, fraternellement, dans les mêmes refus et la défense des mêmes valeurs. Ainsi s'inventent les générations.
Gary évolue et finira par ramener toutes les valeurs à une seule, essentielle et source de toutes les autres : l'amour. À la consti- tution de bandes fraternelles succèdent à partir des années Soixante les couples d'amoureux. Présente dès Éducation euro- péenne, Gary va porter progressivement jusqu'à la légende l'image du couple né dans l'enfance et s'aimant pour la vie (Les Cerfs-volants). Mais existent aussi dans l'oeuvre des amours entre amants de deux générations différentes :depuis Ann et Rainier dans Les Clowns lyriques, Almayo et la jeune Américaine (Les Mangeurs d'étoiles), jusqu'à Jeannot et Mademoiselle Cora dans L'Angoisse du roi Salomon. Le type de lien qui se crée alors n'est pas toujours de même nature, et dans ces couples se jouent des rapports de génération complexes, entre transmission et recon- naissance qui ne sont pas tout à fait les mêmes que pour le grand amour.
les voix des générations
Le jeu des générations est bien plus qu'un thème de l'oeuvre. On peut y rattacher certains choix narratifs et stylistiques. Gary adopte parfois le point de vue de l'adolescent, pour mieux le mettre en valeur, comme dans La Vie devant soi, ou Le Grand vestiaire. Mais il peut aussi revendiquer le point de vue de sa génération comme dans Chien Blanc ou Tulipe. Changer de point de vue est un moyen pour lui de lutter contre la tentation du cynisme, de retrouver une sorte de naïveté essentielle face à la vie. D'un roman à l'autre, il se présente alternativement en vieux ou en jeune chien. La complémentarité des oeuvres que Gary signe alternativement de son nom et du pseudo Ajar pendant dans les années 1974-79 tient en partie à ce jeu de points de vue. La même année, en 1975, il écrit à la fois Au-delà de cette limite

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21 votre ticket n'est plus valable du point de vue d'un homme vieillissant, et La Vie devant soi, dont le narrateur est un enfant de quinze ans. La création du style Ajar répond à la recherche d'une langue qui lui permette de toucher une nouvelle génération, intégrant à son écriture un souci de la réception de ses oeuvres.
Dans ce volume, une première série d'études est consacrée à situer Romain Gary dans sa génération, celle de la guerre. Julien Roumette situe son premier roman, Éducation européenne, par rapport aux autres "écrivains de l'ombre", de la Résistance ou de la France Libre, en reprenant la question posée par Sartre en 1945 Éducation européenne est-il le roman de la Résistance ?
Jean-Marie Catonné «Gary et l'héritage républicain » —
montre que, si la fidélité à la France Libre reste totale, l'évolu-
tion de l'image de la France et des valeurs qu'elle incarne est
importante, en particulier entre son autobiographie, La Promesse
de l'aube, et son ultime roman, Les Cerfs-volants. D'un texte à
l'autre, Gary propose une vision plus républicaine de la Résis-
tance. Enfin, la notion de fraternité, qui est au coeur de la devise
républicaine, est d'une importance toute particulière pour Gary.

Jean-François Hangouët « La Fraternité à l' oeuvre » — en
explore les définitions et les échos dans son oeuvre.

Un deuxième ensemble d'articles s' attache à la représentation de l'enfance. Katia Cikalovski —«L'Expérience liminaire de la perte paternelle chez Gary :réécritures et variations » —montre sous quelles formes la figure du père est présente dans les romans, contrairement aux oeuvres autobiographiques où la mère occupe tout l'espace. La mort du père est une figure qui se répète, souvent inscrite au début de ces histoires, en particulier dans les romans d'apprentissage. Ces morts posent à leurs jeunes fils la question de la transmission d'un héritage hypothétique, et ouvrent, dans une certaine mesure, à l'adoption par des figures substitutives. Ruth Diver — «Les Mythes de l'enfance
modèles autobiographiques russes de Romain Gary » souligne
l'influence des modèles russes, en particulier les deux "Enfance"
de Tolstoï et de Gorki, sur la construction de l'image de sa propre


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22 enfance par Gary dans ses oeuvres autobiographiques, éclairant, en particulier, la figure de la mère dans La Promesse de l'aube, et le mélange d'éléments de fiction à l'autobiographie.
Enfin, un troisième ensemble d'études s'attache aux questions des rapports entre les générations. Une des figures possibles de la transmission chez Gary est celle du maître d'école. Anne Morange — «Inspiration et renouveau du "maître d'école" chez
Gary le jeune instituteur et la vieille armée » — montre
comment celui-ci la construit, passant de la figure du maître
d'école résistant à celle du coopérant, pour finir, dans son dernier
roman, Les Cerfs-volants, par faire de son héros un futur institu-
teur. Les difficultés de la filiation et la question des générations
historiques se croisent dans Adieu Gary Cooper. Firyel Abdel-

jaouad «"Tombé du nid" :Adieu Gary Cooper ou l'homme
sans héritages » —, montre comment Gary décrit une génération
dans l'impasse, coincée entre la fin d'un idéalisme politique qui
disqualifie d'avance toute action (les causes justes incarnées par
Gary Cooper) et une problématique et fragile aspiration à la pléni-
tude.

Afin d'élargir le point de vue, Paul Rozenberg, auteur de l'essentiel des entrées thématiques du Dictionnaire des litté- ratures (sous la direction de Jacques Demougin, Larousse, I985- 1986), situe, pour finir, l'image de l'orphelin chez Gary. Dans un essai proche du témoignage — «Gary, Sartre et Faulkner tresses et détresses de l'Orphelin» —, il tente de distinguer le créateur du témoin, à partir de sa propre expérience, sous les aus- pices d'un des mythes qui sous-tendent le tragique de notre temps, celui de l'Orphelin-Combattant.
Juheri ROUMETTE


1. Voir Firyel ABDF.IJAOUAD, «Une Transmission impossible » (H, 212-8).




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