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Classiques Garnier

En guise de préambule De la ruse au jeu émotionnel, du jeu émotionnel à la ruse ?

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En guise de préambule

De la ruse au jeu émotionnel,
du jeu émotionnel à la ruse ?

Approcher le jeu émotionnel par la ruse

Au moment dentamer linvestigation que nous proposons de mener autour du jeu des émotions, nous voudrions avant tout repenser la question surannée de la sincérité des émotions qui surgit aussitôt dans les réflexions engendrées par cette problématique de recherche. Cest pourquoi ce préambule danalyse au jeu des émotions a pour objectif dappréhender des œuvres associées à la ruse : le Roman de Renart, les fabliaux et les romans de Tristan. Ces œuvres importantes de la littérature médiévale française ont la particularité de cultiver les épisodes de tromperie, au nom de motivations diverses, quelles relèvent de la malignité presque gratuite de Renart, des intentions mesquines et cocasses des personnages de fabliaux ou du souci de préserver ou, au contraire, de percer le secret dun amour adultère dans le cas de Tristan et Yseut. Il nous paraissait intéressant den interroger les composantes plus spécifiques liées aux émotions mobilisées au gré de ces ruses et subterfuges. Ce choix sest vite imposé dans le cadre de nos réflexions préliminaires qui visaient à nuancer la dichotomie entre vrai et faux qui pèse sur la sphère affective. A fortiori quand elle se met en scène dans la trame narrative, celle-ci nous paraissait par trop stricte. Il nous semblait important de tenter de la repenser demblée, par le biais dun corpus des plus pertinents pour le faire. Ces œuvres mettent en lumière les frontières parfois ténues de la ruse, mais surtout les contextes dans lesquels elle peut sinscrire avec plus ou moins de légitimité. Surtout, ce corpus nous permettait une entrée en matière idéale pour approcher les logiques propres aux jeux émotionnels, bien loin finalement de cet 62esprit de ruse intégré dans ces quelques œuvres. Nous avons rapidement pu constater que la ruse personnifiée avec éclat par Renart par exemple se déclinait peu sur le volet émotionnel. Les quelques épisodes qui se prêtent à de véritables jeux des émotions auront ainsi surtout permis didentifier toute une série de critères dintérêt pour la suite de nos analyses et de mieux en cerner les lignes directrices.

Ce premier chapitre a également été loccasion de tenter détablir un axe méthodologique à létablissement et à létude de notre corpus danalyse. Nous avons décidé dy éprouver notre souhait dune approche purement lexicale des jeux émotionnels, qui nous semblait la plus adéquate pour éviter les écueils propres à létude dune entité psychologique forcément inatteignable, si ce nest dans le cadre de constructions discursives dans lequel elle prend forme. Nous nous conformons ainsi aux appels à la prudence des historiens Damien Boquet et Piroska Nagy : « Partir dune définition discrète, fermée de lémotion, faire aveuglément confiance aux catégories scientifiques de notre temps, elles-mêmes multiples dailleurs, serait non seulement une pure illusion pratique mais la marque dun scientisme ruineux projeté sur une réalité humaine malléable1 ». Cette mise en garde nous paraît légitimer la proximité avec les termes médiévaux sur lesquels nous souhaitons resserrer langle. Bien plus quune certaine distance à légard des théories contemporaines – dont nous avons déjà exprimé notre désir de nous distinguer en introduction –, nous voudrions revendiquer sur cette base une approche lexicale de lobjet émotionnel médiéval. Nombreux sont les exemples en la matière : les spécialistes de la littérature Alexandra Vélissariou et Susan Stakel insistent sur la construction lexicale pour bâtir leurs analyses, que toutes deux débutent par une ample description du vocabulaire du jeu2 et de la ruse3 dans leurs cas. Dans cette même lignée, dautres historiens ont pu souligner lintérêt de sappuyer sur les listes lexicales de lémotion médiévale4, mais aussi sur les moteurs de 63recherches, tel que le logiciel TROPES5, ou encore le corpus Garnier auquel nous avons choisi de nous référer pour ce préambule danalyse. Limportance du vocabulaire et la difficulté de son appréhension semblent justifier ce recours à des plateformes électroniques comme premier procédé dapproche. Ces outils dune richesse indéniable ne sauraient cependant se départir dune lecture plus approfondie des œuvres mises à létude, et cest sous cette double forme que nous avons décidé détablir notre méthode de recherche. Lanalyse du corpus de la ruse en passera donc par un relevé du vocabulaire qui lui est propre, pour en croiser lincidence avec celle des jeux émotionnels en particulier. Sans prétendre pour autant à lexhaustivité bien sûr, nous avons établi une liste de termes révélateurs de la dynamique rusée de ce corpus. Nous avons pu profiter des lumières offertes par Alexandra Vélissariou pour étoffer cette liste6, mais avons surtout veillé à recouper les termes identifiés avec dautres découverts au gré de la première phase dexploration de la base de données de Garnier et des œuvres elles-mêmes. Sur la base des 236 termes interrogés, nous avons mis en lumière quelques 1433 occurrences dans le corpus qui nous occupe. Seules 39 dentre elles savéraient pertinentes à notre analyse des jeux émotionnels inscrits dans cette dynamique de ruse. Ce seul constat justifie lintérêt de cette méthode danalyse, qui visait à évaluer la collusion entre lunivers de la ruse et celui des jeux émotionnels. Il apparaît ainsi demblée que lun et lautre ne vont pas autant de pair que nous aurions pu limaginer. Cette approche lexicale aura également eu lintérêt de mettre en lumière une polarité importante dans les jeux émotionnels entre ceux qui relèvent de la dissimulation et ceux qui visent la simulation démotions. Le contraste entre ces deux dynamiques de jeux sillustre déjà dans le vocabulaire lui-même. On peut le percevoir dans les expressions de « celer », « couvrir », « privement », qui tendent à exprimer un processus de voilement des émotions, au contraire de celles de « faire » lémotion ou de « jouer le personnage », que lon peut davantage rattacher à une 64dynamique de simulation. Mais il pourrait se résumer dans la seule distinction entre les formules de « ne pas montrer semblant » et de « faire semblant », fréquentes dans les textes. Elle témoigne des nuances qui se présentent entre ces deux logiques de jeux émotionnels. La simulation veut exposer, au contraire de la dissimulation qui cache, voire recouvre, pour mieux y arriver, une émotion par une autre, simulée alors. Si ces deux mouvements peuvent donc parfois sentremêler, ils ne relèvent pas moins de deux dynamiques bien distinctes et fonctionnent de manière fort différente selon les contextes dans lesquels ils sinscrivent. Telle pourrait être la conclusion la plus porteuse de ce préambule danalyse. Mais nous aurons également eu loccasion, au fil dune lecture plus minutieuse, didentifier plusieurs critères dintérêt pour notre analyse des jeux émotionnels. Bien loin du détail narratif, lémotion fait sens, même dans le cadre de ruses plus développées telles quy recourent Renart, les femmes trompeuses des fabliaux ou Tristan et Yseut. Pour plus de clarté dans la lecture que nous souhaitons en proposer, nous traiterons ces trois œuvres de manière distincte. Cela nous permettra en outre de mieux les faire résonner ensuite et de dégager les conclusions qui peuvent simposer quant à linvestissement émotionnel requis dans les ruses qui y sont mises en scène.

De la guile de Renart aux fausses larmes dYseut :
un spectre de ruses
ou un spectre de jeux émotionnels ?

Le Roman de Renart offre une entrée en matière éloquente dans lunivers de la ruse. Renart fonctionne dailleurs souvent comme un véritable modèle de la ruse quil élève en art selon la propre formule du texte7. Nous aurons loccasion de revenir sur ce passage révélateur de limportance accordée au vice dhypocrisie parmi tous les autres incarnés aussi par Renart, comme la gourmandise, lenvie, la luxure. Il témoigne en effet de cette part émotionnelle de la ruse de Renart 65que nous aimerions envisager. Elle sintègre en ceci dans une mise en lumière de la fausse dévotion, surtout portée par la veine anticléricale. Limportance prise par cette réflexion au sein du Roman de Renart nous mènera à lexplorer de manière plus spécifique aussi dans lanalyse que nous dédierons à la sphère religieuse des émotionologies médiévales. Mais il nous semblait déjà intéressant de révéler la teneur émotionnelle de la ruse bien connue de Renart. Si Renart est un symbole de la guile, il ne décline pas pour autant sa propension trompeuse sur ses émotions. Le traitement réservé aux émotions dans le Roman de Renart révèle un contraste saisissant avec la dynamique rusée posée pourtant au cœur de chacune des branches du récit. Prédominante, la ruse ne semble pas ou peu sappuyer sur la sphère affective qui reste marquée par sa grande sincérité. On retrouve à de nombreuses reprises la formule « ni a mestier celee » qui vient souligner linutilité de dissimuler les émotions éprouvées face à tel ou tel rebondissement des aventures de Renart8. Au contraire, les émotions se veulent expressives, dans une optique qui laisse peu de place au leurre. Renart surtout ne fait preuve daucune contenue de ses émotions quil manifeste dans toute leur intensité. Il est question de rire dès que pointe lidée de joie, de larmes ou de tremblements à la moindre mention de tristesse ou de peur. La logique émotionnelle du Roman de Renart se construit ainsi sous la forme dun hiatus posé entre cette expressivité émotionnelle, directement associée à lhonnêteté de Renart en la matière, et sa nature fondamentalement trompeuse par ailleurs. Mais un tel tableau des émotions témoigne également dune tendance bien marquée par ailleurs dans la littérature médiévale française. La mise en scène des émotions par leurs manifestations physiques répond à une norme commune qui favorise cette représentation physiologique plutôt que celle de leur réalité psychologique. Mais elle participe aussi dune mise en exergue de lintensité émotionnelle, qui rend dautant plus intéressante la capacité de Renart à ruser en dépit de sa peine, de son dénuement ou de sa colère exprimés avec emphase. On pourrait presque en conclure que la ruse ninclut pas à proprement parler les émotions, mais sy appuie 66pour les dépasser. La sincérité émotionnelle de Renart nen servirait que mieux ses astuces trompeuses.

Cette forme de paradoxe qui émerge du Roman de Renart comporte bien sûr quelques exceptions. Elles jouent de cette fonction dont Renart peut aussi investir ses émotions dans ses démarches rusées. Lexemple le plus éclatant se lit dans lépisode de son passage au couvent de frère Bernard. Renart parvient à sy faire passer pour un moine, simule tous les signes de dévotion et confond par-là lensemble des frères :

Bien retient ce con li ensaingne,

Ne fait sanblant que il sen faingne,

le singne fait dou moniage.

Mout le tindrent li frere a sage ;

chiers est tenuz et bien amez 

et frere Renart est clamez.

Et il fait mout le papelart

tant que sen puisse issir par art9.

Cette description de lordination de Renart met en présence tous les éléments primordiaux du champ lexical de la tromperie. Outre lexpression de papelart, nous retrouvons les allusions au sanblant, au singne et à la feintise dans une construction révélatrice de lambiguïté de la mise en scène de Renart. Laccent est ainsi porté sur la parfaite maîtrise de soi de Renart, qui dissimule quil simule, dans un jeu complet des apparences. La rime papelart-art participe de cette valorisation de la manipulation que Renart érige effectivement en véritable art au gré de ses aventures. Elle atteste aussi son orientation religieuse et joue ainsi de lambiguïté dans ce rapprochement avec le vice de papelardie. Son succès surtout est souligné, dans un rapport de cause à effet bien mis en lumière. Le signe offert aux Frères suffit à les convaincre de la sagesse de Renart et plus encore à lintégrer parmi eux. Renart nest pas seulement apprécié pour sa manifestation de dévotion, il est clamé Frère. La portée publique de son geste est donc bien prise en charge dans la narration, dans une belle démonstration de létendue du pouvoir et donc des dangers des rituels émotionnels. Lefficacité du signe dévotionnel ne pourrait être plus éclatante. Mais tout aussi explicite 67est donc la duperie quil constitue. La prétendue dévotion du goupil ne sinscrit que dans une optique très intéressée de sa part : se faire moine pour échapper à la potence. Surtout, la présentation de ce signe se trouve, de manière notable, comme encadrée par les références à son hypocrisie, révélée sans doute possible par le verbe feindre et par la formule faire le papelart. Cette dernière témoigne bien de la dimension critique que peut inclure la ruse émotionnelle de Renart. La papelardie constitue à nen pas douter le degré le plus intolérable de la simulation émotionnelle que nous souhaitons définir au travers de cette étude, nous le verrons10. La précision donnée de la feintise de Renart fonctionne ainsi comme un argument critique immanquable dans ce tableau de la ruse émotionnelle du goupil. Davantage que de tromper son monde, Renart trompe en outre des moines. Surtout, il rompt pour ce faire le rapport de concordance entre intériorité et extériorité, tant discuté et exigé à lépoque médiévale, nous le verrons tout au long de nos analyses, et, ce, au sujet le plus intime, mais aussi le plus exigeant peut-être, celui de sa dévotion. La ruse de Renart révèle ce faisant toute la portée potentielle des jeux émotionnels qui peuvent sintégrer dans diverses machinations au fil de ses aventures.

Les jeux émotionnels ne viennent cependant pas seulement supporter les stratégies honteuses de Renart. Bien au contraire, ils peuvent aussi être prêtés à ses victimes, telles que Brunmatin qui, dans la dixième branche du roman, sefforce de simuler lamour à son égard :

Brunmatin, qui tot an tranblant

li faisoit damor .I. sanblant,

ne li osoit riens refuser,

que mout redoute lancuser11

On est bien loin de la ruse gratuite de Renart, du moins seulement animée de son souhait de tromper et de bénéficier ainsi des avantages propres aux Frères quil imite si vilement. Si Brunmatin choisit lui aussi de feindre ses émotions, cest par peur de Renart. Le champ sémantique 68de la peur irrigue ce court passage et se marque en particulier dans les tremblements qui viennent la manifester en dépit des efforts de Brunmatin pour la maîtriser. Ils traduisent bien toute sa difficulté à camoufler sa peur qui, de manière intéressante, est à la fois lobjet et le moteur de la dissimulation que Brunmatin cherche à mettre sur pied. Cest elle qui inspire cette apparence damour quil tente dafficher. Lune et lautre de ces émotions sont ainsi rapprochées dans la rime qui vient souligner leur contraste. Aux tremblements de Brunmatin succède en effet son apparence damour. On observe ainsi lun de ces doubles jeux typiques des efforts de dissimulation, renforcés par une simulation de lémotion inverse. Mais davantage que lefficacité du jeu mobilisé, il permet de révéler sa difficulté. Le sanblant damour que Brunmatin veille à afficher va, de manière sans doute incompatible, de pair avec les tremblements quil ne peut réfréner, dans une attitude émotionnelle des plus ambigües. La différence est criante avec la propre manipulation émotionnelle de Renart. Laccent y était mis sur la maîtrise totale de son apparence, au contraire de Brunmatin qui ne parvient à contenir cet indice extrême de sa crainte. Si ces deux passages se rapprochent par la même démarche de simulation, on note surtout toutes les différences qui les séparent. Les jeux émotionnels de Renart et de Brunmatin sopposent ainsi en terme defficacité, mais surtout en terme démotions mobilisées. Tous deux veillent à manifester des émotions que lon pourrait qualifier de positives, la dévotion ou lamour. La logique du jeu mis sur pied diffère néanmoins grandement. Là où Brunmatin tente de mimer lamour par peur et justement pour mieux camoufler sa peur, Renart feint la dévotion sans aucun investissement émotionnel avéré. Tout le jeu de décalage entre la peur ressentie et camouflée de manière si maladroite chez Brunmatin ne laisse place quà labsence démotions ressenties par Renart. Si sa simulation en paraît plus efficace, elle souligne aussi combien cette dévotion quil affiche nest fondée sur aucune réalité. Cela laisse surtout transparaître la nuance dintentions qui animent ces deux jeux. Ils touchent ainsi à la question de lintention – si chère aux théologiens médiévaux – qui incite au jeu émotionnel. Lobjectif poursuivi par Brunmatin en se composant cette mine bienveillante nest en effet pas tant de tromper Renart que déviter de se faire dénoncé par Renart en lui déplaisant. Cette volonté ne peut que contraster face à la volonté générale de ruse de Renart tout au long 69du roman. Cette nuance semble en induire une autre, dans la mise en scène même de la simulation, bien plus assurée dans le cas de Renart, expert des ruses éhontées. Cette opposition remarquable quant aux méthodes et aux objectifs poursuivis dans la mise en place de la ruse relève de la portée publique et morale des attitudes émotionnelles. La simulation de Brunmatin sintègre dans ce souci obsessionnel des apparences et de lhonneur dans la société médiévale, au contraire de celle de Renart inspirée par son seul sens de survie. Renart fait dailleurs plus globalement preuve dun grand désintérêt face aux lois courtoises. Ce désintérêt, bien au-delà de son indifférence marquée à plusieurs reprises face à la cour du roi Lion ou aux conventions de bienséance, impliquerait un désinvestissement total du poids quexercent les codes sociaux sur lattitude émotionnelle, dont nous pourrons citer tant dexemples. Cela ne légitimerait pas seulement cette forme de gratuité des simulations démotion présentées par Renart, mais pourrait même expliquer la sincérité émotionnelle qui le caractérise si souvent. Cette spontanéité presque bonhomme nous paraît en effet tenir à son indifférence à légard des normes comportementales, Renart ne démontrant à aucun moment le besoin de se conformer aux valeurs attendues. Labsence de contrôle et de dissimulation qui sous-tend cette sincérité pourrait ainsi relever du désintérêt social dont Renart fait preuve tout au long du roman. Ces précisions induisent un constat plus général quant à lemploi et à la manipulation des émotions dans une perspective sociale. Il semblerait logique que ce désintérêt face aux normes traduise une position sociale hors du champ dinfluence de ces codes, mais surtout favorise, dans le cadre des émotions elles-mêmes, une plus grande propension à la simulation quà la dissimulation, qui paraît davantage rattachée au phénomène de contrôle que requièrent ces normes sociales. Brunmatin ne simule lamour que pour mieux dissimuler sa peur, son intention relevant plutôt de la nécessité de garder sa peur cachée par peur de représailles ou datteinte à son honneur, que de la ruse. Il sagit là dun paramètre de grand intérêt, que nous ne manquerons pas dintégrer dans nos analyses dœuvres à composante bien plus courtoise, à commencer par les romans de Tristan. Le Roman de Renart livre un tableau particulier des émotions, très sincères de manière paradoxale dans ce roman de la ruse par excellence, et propose ainsi quelques premières pistes de réflexion quant aux dimensions utilitaires, sociales et intentionnelles qui 70entourent le phénomène émotionnel. Surtout, ces deux seuls exemples, parmi tous ceux que nous pourrons citer dans la suite de nos analyses, témoignent déjà de toute la diversité des situations dans lesquelles les jeux des émotions peuvent sinscrire.

Ces premiers constats trouvent écho dans les fabliaux, eux aussi baignés de cet esprit de ruse incarné par Renart. Inutile de rappeler combien la ruse savère essentielle dans la trame des fabliaux12. Mais surtout, eux aussi mettent en scène des personnages peu concernés par les normes de bienséance que lon peut observer dans les romans courtois. Ils présentent dans ce sens peut-être la même inclinaison à la simulation plutôt quà la dissimulation discrète. On pourrait y lire cette fois une tendance sociologique. Lappartenance sociale des protagonistes des fabliaux pourrait en effet conditionner leur rapport à la ruse. Bien loin des rois et chevaliers héros des romans arthuriens, les héros des fabliaux se rattachent à des classes sociales moins élevées, celle des marchands, des artisans et des paysans13. Cet écart social, mis en exergue dans une portée humoristique, se déclinerait ainsi également sur le pan émotionnel. Au-delà de la propension aux bas instincts et aux instincts rusés, il pourrait conditionner lattitude émotionnelle de ces personnages. Souvent, il sagit de personnages jeunes, dautant moins disposés à contrôler leurs émotions14. Comme le résume Brînduşa Grigoriu au sujet de La pucele qui vouloit voler : « aucune instance sociale ne vient la censurer15 ». Son constat pourrait en réalité sappliquer à une grande majorité des héros de fabliaux, libérés des normes sociales par leur position, leur âge ou leur sexe. Nous retrouvons ainsi la même sincérité 71étonnante autour des émotions que chez Renart. Cela transparaît dans les épisodes de manifestation si souvent extrême des émotions mises en scène, mais aussi dans la faible proportion dépisodes de dissimulation émotionnelle. Surtout, on perçoit linfluence du bas-ventre dans la plupart des jeux émotionnels identifiés, qui relèvent, comme chez Renart, dinstincts primaires tels que la faim ou surtout le désir sexuel bien sûr.

Dans ce contexte de ruse généralisée, il est intéressant de relever une dénonciation de la fausseté, justement fondée sur les apparences émotionnelles. Rutebeuf critique en effet les attitudes hypocrites des envieux dans le prologue du Testament de lAsne :

Des mesdizans i aura sis

Et denvieux i aura nuef ;

Par derrier nel prisent .i. oef

Et par devant li font teil feste 

Chacuns lencline de la teste16.

Comme dans le cas de Brunmatin, le jeu émotionnel se voit redoublé : les mesdizans dissimulent leur mépris et simulent la bienveillance pour mieux tromper. La condamnation de telles pratiques émotionnelles transparaît sans doute des qualificatifs de médisants et denvieux, deux péchés tant connotés dans lidéologie médiévale. Les mauvaises intentions que recèlent ces manipulations de leurs émotions sont ainsi explicites en touchant au vice de lenvie et surtout au véritable fléau social de la médisance dans la culture de lhonneur qui empreint la société médiévale17. Le jeu se construit sur lopposition entre derrier et devant qui permet souvent de rythmer les occurrences de manipulations émotionnelles. Le caractère formulaire vient renforcer la portée dépréciative dune telle feste qui ne cache en réalité que le peu destime porté, comparé à un oef. Rutebeuf donne plus de poids encore à cette condamnation en lui conférant une portée générale. Il lélève au-dessus de toute considération de classe sociale que lon pourrait 72rattacher aux fabliaux, la médisance et lenvie étant dailleurs plus souvent décriés chez les flatteurs de cour que chez les paysans. Mais, même dans cette perspective critique, lexemple prend une portée sociale. On perçoit demblée toute limportance conférée à lémotion et à sa manipulation sur la scène publique, quelle soit nécessaire ou, au contraire, condamnée. Ce passage permet aussi de confirmer la place du critère essentiel dans lévaluation des jeux émotionnels quest lintention. Mais il nuance aussi la perception des dynamiques de jeux, surtout quand la dissimulation se mêle à la simulation. De tels doubles jeux restent assez rares dans le reste des fabliaux, qui cantonnent les manipulations émotionnelles à un mode plus réduit et peut-être plus simple. Ils savèrent en ceci aussi conformes à la simplicité affichée chez les personnages de fabliaux, dans leur expression émotionnelle comme dans leur manipulation.

La part critique de la ruse mise en scène dans les fabliaux touche de manière bien plus spécifique les femmes que les médisants décriés par Rutebeuf. Selon lesprit ludique, mais aussi misogyne qui caractérise ce corpus, les femmes sont par définition fausses et disposées à tromper leur mari avant tout18. Le fabliau La dame qui demandoit aveine pour Morel sa provende avoir offre un exemple éclatant de cette idéologie anti-féminine. Comme pour mieux la dénoncer, il cherche même à identifier les causes qui poussent la dame à la ruse :

Mais savez por quele le fist ?

Pour mieus enlachier son mari

Et faire son voloir de li

Car fame, selonc sa nature,

La riens que mieus ara en cure

Et tout ce que mieus li plaira,

Dou contraire samblant fera19.

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Ces vers mettent bien en lumière lensemble des stéréotypes qui entourent la figure de la femme au sein des fabliaux. Le narrateur souligne aussi bien les intentions trompeuses, denlachier, le comportement faux selonc nature, que le désir qui anime la femme, de toujours chercher à faire ce que mieus li plaira. Lattitude fausse présentée comme typiquement féminine au fil de divers fabliaux semble en effet sinscrire directement dans une optique toute subjective de désir. La femme, dépeinte comme bien davantage mue par ses émotions – liées aux plus primaires penchants de la faim et du désir dans les fabliaux –, est logiquement disposée à la tromperie par la conduite inconsidérée que celles-ci induisent. Tour à tour fausse par faim ou par désir sexuel, la femme se joue, souvent aux dépens de son mari, de lapparence quelle renvoie dans une volonté de tromperie bien appuyée dans les fabliaux. La volonté explicative de ce passage souligne toute la malignité prêtée ainsi aux femmes et leur inscription dans cette dynamique du bas-ventre propre à ce corpus. Mais ce qui est donc présenté relever de la nature des femmes, davantage que leur nature trompeuse, cest leur propension à jouer de leurs apparences. En se définissant comme forcément contraire à leur désir véritable, le samblant se veut lié à la sphère émotionnelle ainsi manipulée par les femmes pour asseoir leur domination sur leur époux. Mais il est surtout intéressant de noter que nulle émotion ne se voie en réalité convoquée dans ce passage, comme pour mieux souligner leur absence en contraste avec celles que les femmes affichent sur leur samblant pour parvenir à leurs fins. La seule apparence démotions constitue en effet une catégorie importante des jeux que nous aurons à cœur danalyser, dans une logique dailleurs rendue dautant plus intéressante par leur absence avérée.

Mais le jeu se veut parfois bien plus investi dans la sphère émotionnelle quil ne lest ici dans cette séquence de dénonciation de la ruse féminine. Selon cette tendance misogyne bien attestée, lémotion la plus souvent mobilisée par ces femmes astucieuses est la tristesse. En accord avec un autre stéréotype de la nature féminine, les femmes sont fort sujettes à cette émotion significative de leur condition sensible. Jouant de ce préjugé, les héroïnes des fabliaux intègrent à leur ruse des fausses larmes. Le fabliau Les Tresces joue de leur portée trompeuse. Tour à tour conseillées et simulées, les larmes sont au cœur des stratagèmes de lépouse rusée. La manipulation y est explicite, selon une habitude assez commune dinsistance sur la ruse dans tous ces récits. La narration 74précise : « Fait cele qui par guile pleure20 ». Conformément à lesprit des fabliaux, la ruse est assumée. Mais plus encore, elle vient ici déterminer les larmes qui, plutôt que dêtre conditionnées par la tristesse qui les suscite, répondent à cette origine trompeuse. Le détournement des larmes, indice le plus formel peut-être et dès lors le plus manipulé de la tristesse, se marque ainsi dans la construction même de ce passage. La référence à la guile témoigne de la visée rusée sans aucun détour. Elle est significative du processus et de lintention de ruse qui motive ces larmes21. Le fabliau De Jouglet joue dailleurs de la même formule révélatrice de la nature feinte des larmes :

Cele qui mout savoit de guile

Li dist, aussi comme en plorant22

Davantage que de pleurer par guile, le dame est dite cette fois toute à fait experte en la matière. Forte de ce savoir, elle mime les larmes, pas moins trompeuses que celles de la dame des Tresces. Lexpression comme en vient marquer de manière intéressante la nuance, avec une ironie propre aux tonalités humoristiques des fabliaux. On constate la fréquence du recours aux manifestations physiques des émotions ainsi manipulées, tout comme dans le Roman de Renart. Les larmes remplissent parfaitement leur rôle doutils dillusion de lémotion, en jouant de cette association si souvent détournée entre lémotion et ses symptômes physiologiques. Le fabliau Des .III. dames qui trouverent lanel élève ce stratagème à un niveau encore supérieur. Lune de ses trois protagonistes ne se contente plus dapparaître en larmes, mais même de feindre défaillir sous lintensité de sa peine :

A la terre chéi pasmée ;

Par faint sanblant sest demorée

Une grande piece a la terre ;

Samblant fet que li cuer li serre23.

75

La simulation sexpose encore une fois dans toute son ampleur, soulignée par le lexique éloquent employé pour insister sur la part feinte de cet évanouissement. Par trois fois, le malaise ainsi mis en scène est répété, avec une répétition en outre de la terre jusquà laquelle cette tristesse intense fait chuter la dame. Linsistance est bien sûr révélatrice dune forme de surjeu et donc de condamnation. Autre répétition notable, le sanblant apparaît à deux reprises. Ce terme cristallise un point central de notre approche des émotions en même temps quil la problématise dans toute son ampleur de par lambiguïté quil véhicule24. Il apparaît bien souvent pour marquer le jeu qui sopère entre lémotion elle-même et lapparence qui en est finalement livrée, cachée ou simulée. Sil peut rester ambigu quant à la nature trompeuse de lapparence en question, le sanblant relève sans aucun doute possible de la ruse ici. Sa répétition viendrait dailleurs plutôt indiquer la manipulation, tout en soulignant tout lintérêt porté à la visibilité de ce jeu orienté vers un public que la dame cherche à tromper. Il sagit là dun autre paramètre essentiel de ces jeux émotionnels construits en regard de lauditoire auquel ils se destinent. La qualification du sanblant comme faint ou son inscription dans la formule, aujourdhui tout à fait univoque, faire semblant confirment sa portée trompeuse. Pareille emphase sur la ruse sert bien sûr à tourner en ridicule la naïveté du mari trompé qui ne perçoit pas que sa femme se joue de lui et surtout de cette tristesse prétendue de le voir la quitter pour entrer dans les ordres, quand elle a en réalité tout orchestré pour y parvenir et gagner contre ses amies lanneau fait trophée de leur aptitude à la ruse. De manière significative quant au jeu de décalage opéré, le semblant vise à mimer un état du cuer. La nuance entre extérieur et intérieur se veut ainsi très subtile. Le renversement est notable, condensé sur un seul vers. Il se marque aussi dans la construction de lémotion, entre celle faite par la dame et celle dont elle mime être lobjet quand le cœur lui serre. Il ne subsiste en réalité que celle quelle affiche, quelle prend en charge au contraire de celle qui devrait létreindre. La part proactive de la ruse émotionnelle ne saurait être plus explicite, tout comme labsence démotions qui la sous-tend. On retrouve ainsi la dynamique frauduleuse des émotions de Renart, uniquement simulées, au contraire de Brunmatin 76qui nen feint que pour mieux camoufler celles quil éprouve si amèrement. Tout comme dans le Roman de Renart, les jeux émotionnels relèvent avant tout de la simulation pour sintégrer dans les stratégies rusées mises sur pied avant tout par les protagonistes féminins des fabliaux.

La polarité entre simulation et dissimulation qui se dessine ainsi gagne en importance au travers des quelques exemples de dissimulation que le corpus des fabliaux présente néanmoins également. Deux occurrences de dissimulation se lisent dans le fabliau des Braies au cordelier. Dans lesprit ludique inscrit, au cœur des fabliaux, autour de la littérature courtoise, cest lamour qui fait lobjet de ce processus de camouflage. Il sagit là dune injonction des plus communes dans la poésie amoureuse courtoise, obsédée par la loi du secret posée au centre de son émotionologie25. Le fabliau se fait le relai de cette emphase mise sur la discrétion de lamour, ainsi instillée jusquà cette part nettement moins courtoise pourtant de la littérature médiévale : « Qui aime, il doit samor celer26 ». Cette recommandation à caractère proverbial joue de la tradition en la matière. Elle vient mettre en valeur le bienfondé de la dissimulation amoureuse sous la forme dune sorte de vérité générale. La volonté même daimer, et nous savons toute limportance de la volonté, réside dans les efforts à démontrer pour garder lamour celé. Avant même cette sentence éloquente, le fabliau sarrêtait dans son introduction sur cet impératif de la dynamique amoureuse :

A feme, qui tel mestier fait

Et qui veut amer par amors,

Couvient savoir guenches et tors,

Et enging por soi garantir ;

Bien covient que saiche mentir,

Tele eure est, por couvrir sa honte27.

La dynamique amoureuse en question se voit néanmoins détournée ici au profit de cet esprit de ruse propre aux fabliaux. Linsistance sur le sujet est immanquable, au gré des références aux guenches, aux tors, à lenging et 77même aux mensonges dont lamour se teinte ainsi. Le détournement est assuré par la précision donnée du public visé par ces recommandations, qui touchent à ceux qui souhaitent amer par amors. La redondance révèle autant la concentration sur ce public que le jeu opéré à ce niveau. Elle joue elle aussi de la volonté marquée ainsi, tout comme dans le passage précédent qui insistait sur le désir daimer. Plus encore, on retrouve lidée de la convenance ainsi que celle de la garantie et de la couverture, propres aux feeling rules des amants qui touchent en effet à lhonneur essentiel de la dame. Lentremêlement des normes amoureuses et de la ruse se veut complet dans ce passage. Il nest cependant question que de dissimulation, de couvrir la honte, sans référence explicite aux simulations que peuvent impliquer les guenches et tors en question. Le fabliau se veut ainsi conforme à la tradition de la finamor qui pose comme enjeu central de son émotionologie la discrétion amoureuse. Elle relève bien de la honte à éviter à tout prix, mais on perçoit bien sûr ainsi comment pareille mise sous silence peut aussi se prêter aux enging des femmes. Quils touchent à la dissimulation ou à la simulation, les jeux émotionnels sintègrent ainsi dans les démarches trompeuses prêtées aux héros, et surtout aux héroïnes, des fabliaux. Il sagit là dune différence majeure avec le Roman de Renart où lémotion restait presque exclue du champ de la ruse. On reste néanmoins dans une dynamique proche de celle de lart de Renart. Les manipulations des émotions se prêtent aux vils desseins de personnages animés dun désir de tromper des plus mal intentionnés. Même la discrétion amoureuse vise bien davantage quun souci de garantie au gré des guenches qui lassurent. Une telle mise en lumière des intentions trompeuses doit bien sûr se lire en regard du contexte de rédaction des fabliaux, contes à rire centrés sur des personnages définis par leur non-courtoisie. Leur détachement des règles sociales se veut explicite chez ces hommes, et surtout ces femmes, du bas-peuple. Leur ignorance des normes courtoises est ainsi revendiquée aussi bien par leur classe sociale que par leur genre et leur jeune âge. La propension à la ruse paraît se justifier du même mouvement, bien loin de lesprit instillé dans les romans de Tristan.

Insaf Machta, qui sest consacrée à lanalyse de la « poétique de la ruse » dans les récits tristaniens, souligne le peu de mise en valeur de la ruse en dépit de la récurrence des stratagèmes de feintise28. Les romans 78de Tristan naccordent pas la même place à ces objectifs de tromperie et se vident de la dimension purement ludique qui les entoure dans les fabliaux ou le Roman de Renart29. Ils se caractérisent plutôt par un certain sérieux de ton, qui vient également connoter le traitement émotionnel. Mais tout comme dans les fabliaux et le Roman de Renart, la saga tristanienne est marquée par un contraste entre la tendance rusée de ses aventures et la place réservée aux instances affectives. De manière paradoxale, elle se voit animée dune grande sincérité émotionnelle. En-dehors de la thématique générale de lamour caché, la souffrance des amants, au moment de leurs séparations par exemple, se livre dans toute son intensité, et ainsi avec une véracité indéniable. Lunivers amoureux semble lui-même habité par cette tension entre la force et donc lirrépressibilité des émotions quelle implique et linjonction à la discrétion qui pèse sur elles. Il sagit là dune intuition que nous aurons à cœur de vérifier à lissue de cette analyse préliminaire, en particulier au gré du chapitre que nous dédierons à la sphère amoureuse des normes émotionnelles. Dans la multitude de ruses mises sur pied par les amants et leurs opposants pour préserver ou dévoiler leur amour, il arrive bien sûr que les émotions soient mobilisées. Mais sil y est souvent question de simulations – et lon perçoit ainsi toute limportance accordée aux apparences, pas seulement émotionnelles –, cest plutôt hors de la sphère affective quelles se situent. Pensons à la simulation de sommeil de Tristan30 ou à celle, célèbre, de Tristan qui feint dêtre atteint par la lèpre dans le roman de Béroul31. Limportance de linvestissement affectif dans ce triangle amoureux conduit tout de même à lune ou lautre situation lors de laquelle les personnages, et pas seulement les amants comme nous pourrions nous y attendre, font preuve de simulation ou de dissimulation de leurs émotions réelles. De manière logique, cest du côté de lamour, de la peur et surtout de la tristesse que se concentrent la plupart des occurrences de jeux des émotions dans ces romans tristaniens centrés sur les péripéties dun couple damants adultères dépeints comme des victimes de leur amour. Les manipulations émotionnelles paraissent en effet demblée justifiées dans ces romans qui cultivent autant lart du secret que celui de lamour, essentiel dans ces œuvres 79qui offrent de véritables modèles de lidéologie de la finamor32. Lamour sy érige comme le paradigme des émotions accablantes, caractérisé par sa force de possession et par son inévitabilité33 et confronté, avec toutes les difficultés que cela engendre, au rapport de sociabilité étroit dans lequel le couple de Tristan et Yseut sinscrit34. Brînduşa Grigoriu souligne dans ce cadre limportance des démarches de figuration, de face-work selon la notion dErving Goffman, comme moyen légitime de défense35. Lintrigue entière paraît fondée sur lexploration du motif du secret révélé, posé au cœur dune opposition entre loi et amour par le prisme de lenjeu du flagrant délit36. Se pose donc la question du caractère réalisable du secret amoureux, que les amants singénient à préserver en dépit de la complexité de composer avec la violence de leur affection. Tristan et Yseut permettent ainsi de repenser le paradoxe de lémotion partagée entre authenticité et dissimulation. Nous avons pu noter lintensité de lamour quil se portent, son caractère le plus souvent irrépressible. Rares sont donc en proportion les occurrences de manipulation émotionnelle dans les romans tristaniens, surtout au vu de la dimension de ruse incontournable qui les empreint à tout autre niveau. Le secret de leur amour dicte néanmoins un besoin crucial den taire les apparences, et surtout celle de cet amour coupable. Cependant, les exemples de manipulation de la tristesse chez les amants ne relèvent pas de la dissimulation, mais plutôt de la feintise. Poussés par le désir de préserver leur amour, Tristan et Yseut semblent eux-mêmes faire ainsi gagner du terrain aux procédés de ruse émotionnelle. En effet, davantage quà une simple dissimulation de leur affection, cest le plus souvent à de véritables mises en scène démotions quils se prêtent pour protéger leur relation, selon un stratagème essentiel dans léthique amoureuse37, de tromper pour éviter de lêtre par leurs ennemis. Le roman de Béroul, 80animé par cet esprit de ruse que peut impliquer le récit dun amour adultère, témoigne de la feintise émotionnelle requise dans ce contexte. Dès les tout premiers vers conservés du roman, Yseut est mise en scène simulant la tristesse : « Or fait senblant con sele plore38 ». Nous pouvons noter limplication physique qui caractérise demblée ce jeu émotionnel. Cest par ses symptômes corporels que sexprime la tristesse jouée par Yseut. Cette manifestation de la tristesse par les larmes renforce évidemment lampleur de lémotion et plus encore de la feintise dont fait preuve Yseut. Nul besoin dexpliciter la forte valeur que confèrent les larmes à ce processus : elles apparaissent comme le témoin sincère de la douleur et contribuent donc efficacement aux enjeux de la simulation. Il sagit là dun paradigme commun au sein des jeux des émotions qui recourent volontiers au corps, souvent considéré intrinsèquement authentique et honnête dans la pensée médiévale, pour mieux convaincre des émotions mises en scène. Tous les cas de feintise ne poussent pas aussi loin la démarche, mais il est intéressant de constater que de nombreuses occurrences incluent ainsi le corps, le visage du moins. Cest à nouveau le cas lorsque Tristan, dans un épisode fameux, se déguise en lépreux et affecte la douleur en portant la reine sur son dos :

Lun pié sorlieve et lautre clot :

Sovent fait senblant de choier,

Grant chiere fait de soi doloir39.

Tout le corps est ici engagé dans la ruse de Tristan, puisquil mime aussi bien la chute quil ne tord son visage dune douleur tout apparente. Lexagération marque lensemble des symptômes que Tristan choisit de manifester, comme pour mieux consolider son jeu émotionnel. La feintise est rendue explicite par le lexique qui sert à le décrire : on retrouve le verbe faire, qui témoigne de la dimension proactive de cette manifestation démotions dans la formule faire semblant, mais aussi dans celle faire chiere, lune et lautre renforcées par ladverbe de fréquence sovent et par ladjectif de grandeur. La rime entre choier et doloir atteste limportance accordée, au cœur de tous ces stratagèmes, à la sphère corporelle comme témoin incontestable de limplication émotionnelle. Ce passage nous renseigne en outre sur la fonction importante que peuvent revêtir les simulations 81démotions dans la trame du roman. Cette scène quasi théâtrale sinsère en effet dans le cadre de la ruse plus générale, et bien plus essentielle à lhistoire des amants, dYseut, qui recourt à ce stratagème de se faire porter par Tristan, rendu méconnaissable par son apparence de lépreux, pour pouvoir honnêtement jurer navoir eu entre ses cuisses dautres hommes que le roi et cet homme qui la portée juste auparavant. La visée utilitaire de cette feintise émotionnelle apparaît très clairement ici, puisquelle permet à la reine, à lheure de ce quasi-procès qui lui est intenté, de se voir lavée de tout soupçon quant à son présumé adultère, mais aussi ainsi de le poursuivre. Nous rejoignons en ceci les analyses proposées par Insaf Machta de lunivers tristanien : « La ruse, qui est souvent au service de cette quête [de la proximité physique], se présente comme le moyen, souvent incontournable, de lactualisation du désir40 ». Uniquement animés par ce désir, Tristan et Yseut ne semblent recourir à ces manipulations émotionnelles quà la seule fin den assurer la réalisation dans cette proximité physique tant recherchée, évidente dans un contexte amoureux et plus encore quand elle se voit problématisée dans ce cadre damour adultère. Lintention trompeuse y est néanmoins soulignée, loin de la complaisance affichée à légard des amants dans le Lancelot Graal par exemple, nous le verrons. À cet égard, il est significatif que les émotions mobilisées ne relèvent jamais de ce sens de la bienséance recommandé par la société courtoise. Au contraire, Tristan et Yseut préfèrent simuler la tristesse, la douleur, et même la colère, comme pour mieux démontrer leur souhait de duper pour camoufler leur amour. Le dernier passage que nous aimerions citer du roman de Béroul atteste ce renversement. Tristan y est invité par Brangien à simuler la colère à son égard pour faire face aux soupçons du roi et de son entourage :

Fai grant senblant de toi proier,

Ni venir mie de legier.

Se li rois fait de moi proiere,

Fai par senblant mauvese chiere41.

Le bel semblant, au cœur de la plupart des recommandations qui touchent à la sphère émotionnelle, se trouve ici inversé dans la mauvese chiere que Tristan doit laisser apparaître, dans une perspective fausse assumée par 82la formule faire par semblant qui lintroduit. La rime qui est présentée entre la prière du roi et la mauvaise chiere de Tristan rend explicite le lien qui se forge dans la nécessité de paraître plus hostile à Brangien quil ne lest en réalité. Lintroduction du jeu émotionnel au sein des conseils prodigués par ladjuvante des amants quest Brangien est intéressante. Elle fait état de la place qui peut être accordée aux manipulations démotions dans les stratagèmes déployés par les amants, de leur importance pour parvenir à leurs fins. Elle joue en tout cas dune tradition portée par les arts daimer, faits de conseils et incitations de ce type, tout en la renversant. On pourrait y lire une inversion remarquable des rôles sociaux de sexe, la femme se faisant la conseillère de lamant, au contraire des logiques attestées dans la plupart des exemples que nous pourrons en citer, mais surtout reconsidérer à cette aune42.

La Folie Tristan dOxford présente également un cas de figure intéressant, qui atteste linscription des manipulations émotionnelles dans une perspective plus vaste visant la survie et laccomplissement de lamour. Ainsi, Tristan choisit de dissimuler son angoisse pour assurer le succès de son projet de rejoindre lAngleterre et Yseut :

Vers tute gent se cele e doute.

Ne volt vers nul descovrir le dute.

Il sen celet, sen est la fin,

vers sun cumpaingnum Kaherdin,

kar ço cremeit, si li cuntast,

de sun purpens kil len ostast,

kar ço pensout e ço voleit

aler en Engleterre droit43

On nous présente donc Tristan se celer, à deux reprises sur quelques vers seulement, de sa douleur de vivre sans Yseut, mais aussi de son purpens, de sa résolution – bien mise en exergue par le doublet pensout et voleit – de mettre fin à ses souffrances en retrouvant Yseut. La dissimulation 83centrée sur Kaherdin, son ami et confident, témoigne de la distinction qui sopère avec les occurrences qui visent la simple discrétion. Ici, un objectif plus global est prêté à Tristan, le texte lui-même le souligne : sen est la fin. Et cest celui-ci davantage que le secret de son amour qui se veut assuré par sa dissimulation. Ainsi, on peut nuancer une approche de la simulation comme relevant de manière explicite de la ruse par contraste avec la dissimulation, inscrite dans un souci de bienséance ou de secret seulement. Et tout autant que la dissimulation peut dépasser les enjeux de convenance pure ou de secret en soi, la simulation peut sinscrire dans une volonté plus basique disons de discrétion amoureuse, comme on pouvait lobserver dans le roman de Béroul.

La ruse sinsère donc avec subtilité parmi les enjeux cruciaux de léthique de la finamor que sont le secret et la bienséance, nous voudrions le démontrer dans la suite de nos analyses. Elle semble profiter de la justification, offerte par les traités damour que nous aurons à cœur danalyser, du recours à la dissimulation. Elle se légitime même comme un moyen de défense tout aussi acceptable pour préserver lamour. Des nuances sesquissent cependant, entre les démarches de dissimulation ou de simulation, selon les émotions impliquées surtout – latmosphère trompeuse imprégnant davantage les fausses colères que les fausses joies –, les personnages qui se prêtent à ces manipulations – dame, amant, ou opposant des amants. Le roman de Béroul savère ainsi un excellent point de départ pour explorer et affiner la dichotomie entre simulation et dissimulation et la tension entre la sincérité et le jeu des émotions quil met bien plus en scène que les autres œuvres du corpus tristanien. On le voit ainsi, quand elle se trouve intégrée au récit, la ruse émotionnelle porte celle, plus générale, qui en anime la trame même. Elle nest donc jamais gratuite et, au contraire des enjeux parfois triviaux des personnages de fabliaux ou de Renart, conditionne la survie de leur amour, si ce nest la leur même. Tout comme dans tous les exemples de simulation que nous avons pu citer jusquici, le jeu se fonde sur les indices corporels affichés, avec un excès révélateur de la ruse le plus souvent. Il pourrait également sagir dun signe de la dépréciation portée sur de telles démarches trompeuses, quel que soit lesprit de légitimation général des ruses animées par la loi du secret amoureux. Les connotations dont sentourent tous ces exemples quant aux objectifs exacts poursuivis par les amants constitueront un objet 84détude fort intéressant pour mieux saisir les logiques à lœuvre dans lémotionologie amoureuse. Elles paraissent dailleurs directement toucher à la tension que nous pouvons percevoir entre cet esprit de ruse omniprésent dans le roman de Béroul en particulier et la faible proportion de ruses émotionnelles à proprement parler.

Si les stratégies trompeuses sy avèrent tout aussi essentielles aux aventures des amants que dans le roman de Béroul, le roman de Thomas joue autrement des émotions qui y sont intégrées. Lamour adultère qui lie Tristan et Yseut les pousse ici davantage à cacher leurs émotions quà en feindre dautres pour parvenir à leurs fins. Cest particulièrement le cas de Tristan une fois marié à Yseut aux Blanches Mains dans le roman de Thomas. Alors exilé loin de la cour de son oncle, le roi Marc, et de la belle Yseut la Blonde qui continue de faire battre son cœur en dépit de son union factice, Tristan éprouve la plus grande des difficultés à dissimuler la souffrance de cette séparation et plus généralement ses sentiments à sa nouvelle épouse :

En paine est e en turment,

en grant pensé, en grant anguisse ;

ne set cume astenir se poisse

ne coment vers sa femme deive,

par quel engin covrir se deive44.

On perçoit bien langoisse de Tristan, étreint par le souvenir dYseut, et le dilemme qui se pose alors à lui, entre la promesse faite à lamante, de ne jamais se voir préférée, et celle, bien évidente, à lépouse, celle de lamour et celle du mariage. Linsistance mise sur la grande souffrance ressentie, répétée à quatre reprises sur deux vers seulement, exacerbe lembarras perceptible de Tristan pour dissimuler ses tourments. Cette dissimulation est néanmoins présentée comme impérative à mettre en œuvre par la répétition du verbe devoir, ainsi que par la mention de labstention, qui soulignent limportance de cette obligation fondamentale du secret. Mais le terme engin met aussi en lumière la dimension manipulatrice indubitable de cette dissimulation. Il joue de lambiguïté de cette discrétion trompeuse dans cet entremêlement de relations, amoureuse et conjugale, et du respect que Tristan doit à la fois à son amante et à son 85épouse. Le texte revient un peu plus loin sur cette nécessité de dissimulation, aussi malaisée soit-elle, et alors hors de toute considération de ruse, pour dépeindre les efforts, toujours confus, de Tristan pour y parvenir :

Por iço fist il ceste image

Que dire li volt son corage,

Son bon penser e sa fole errur,

Sa paigne, sa joie damor,

Car ne sot vers cui descovrir

Ne son voler ne son desir.

Tristran damor si se contient45

Le narrateur nous relate le recours de Tristan à une statue auprès de laquelle il peut laisser libre cours à sa peine et à ses doutes, à défaut de confident à qui il pourrait honnêtement ouvrir son cœur. La rime entre image et corage rend compte de limportance accordée à cet artifice rendu indispensable par lintensité des émotions que Tristan doit camoufler. On note lentremêlement des émotions éprouvées et dès lors dissimulées à tout son entourage par Tristan : amour, regret, peine, joie, désir. Lacte créateur qui est à lorigine de la statue et donc de la confidence est bien explicité en début de citation. Il met en exergue le désir de dissimulation et sa difficulté persistante, en démontrant les efforts fournis par Tristan et les réalisations qui lui ont été nécessaires pour parvenir à garder cachées ses émotions, à les contenir. Mais il offre ainsi une forme de consolation dans lart à la désolation de Tristan face à la séparation et aux enjeux complexes de la discrétion à laquelle il doit veiller46. Par le terme qui clôt le passage, on en revient à linfluence courtoise qui pèse sur le souci de Tristan de contrôler ses émotions, du moins le semblant quil en offre, bien loin des seules considérations de ruse. On perçoit ainsi toute limportance que peuvent revêtir les manipulations émotionnelles, le dénouement du roman se basant essentiellement sur le silence de ses émotions de la part de Tristan.

À ces jeux de dissimulation de Tristan, le narrateur fait répondre ceux mis sur pied par Yseut aux Blanches Mains. Ils se caractérisent 86par toute lintensité de son amour vain pour Tristan et de sa colère de se voir ainsi trompée. Ces émotions fortes ne lempêchent de les manipuler pour tromper à son tour Tristan, et le mener dailleurs à sa fin tragique. La portée narratologique du jeu des émotions se veut éclatante, puisquil détermine lissue même du récit. Ainsi, si Tristan dissimule sa peine dêtre privé dYseut la Blonde, Yseut aux Blanches Mains cache la sienne de se sentir délaissée par son époux :

Bien puis dire, si len pesast,

ja en son tens ne le celast,

come ele la, a ses amis47.

Le lien tissé entre lémotion et son secret est ici mis en exergue directement à la rime. Davantage que lintensité de lémotion, cest cette fois celle de sa dissimulation qui est soulignée, qui savère navoir son pareil en son tens. Comme souvent, le public visé par les efforts dYseut est précisé, avec tout lintérêt ici quil sagit de son ami lui-même, là où le secret amoureux concerne plutôt la sphère extérieure au couple. La rupture avec loptique de discrétion amoureuse habituelle paraît ainsi consommée par cet indice de désunion entre Yseut et Tristan. Au-delà du témoignage quil offre de la piètre qualité de ce mariage, il révèle la dynamique émotionnelle tout autre qui lempreint, dans lequel le secret simmisce entre les époux plutôt quautour deux. Cest ainsi que leur histoire se dégrade, non pas par le dévoilement du secret, mais par celui qui ronge dabord leur propre relation. Bien sûr, ce secret finit par se rompre, mais cest par un autre, dautant plus fatal, que le récit se solde. Yseut aux Blanches Mains finit en effet par découvrir la cause de la distance de son époux à son égard, lamour quil porte à Yseut la Blonde. Ce dévoilement induit alors une autre dissimulation, celle de la colère sourde qui anime dès lors lépouse abusée :

Ysolt est en la chambre entree,

vers Tristan ad sire celee,

sert le e mult li fait bel semblant

cum amie deit vers amant.

Mult ducement a li parole

e sovent le baise e acole,

87

e mustre lui mult grant amur

e pense mal en cele irrur

par quel manere vengee ert,

e sovent demande e enquert

kant Kaherdin deit revenir

od le mire quil deit guarir.

De bon curage pas nel plaint,

la felunie el cuer li maint

quele pense faire, sele puet, 

car ire a iço la comuet48.

Ainsi, davantage que celle des amants, cest la propre ruse dYseut aux Blanches Mains qui se révèle la plus représentative des enjeux parfois essentiels de la simulation et la dissimulation démotions. Elle donne lieu à une double forme de jeu, à une manipulation totale des émotions, passant aussi bien par une dissimulation de son ire que par une simulation, longuement démontrée, de bienveillance, de mult grant amur même. Cette intensité de lamour ainsi manifesté exacerbe bien sûr la teneur de la feintise, mais aussi le fossé qui sinstalle entre lapparence et les sentiments réels dYseut. Le narrateur prend dailleurs bien soin de préciser ensuite le désir de vengeance qui étreint Yseut et combien son cœur, bien autrement que damour, est empli de felunie. La répétition de la colère qui la comuet témoigne de lintensité de son dépit. Il lémeut, la soulève même49. Tout ceci contribue à mettre en exergue les émotions véritablement ressenties par Yseut, cette ire qui conduira alors tous ses actes. Cette colère et son camouflage se révèleront en effet capitaux pour la suite du récit : Tristan ignorant tout des nouvelles dont fut informée son épouse et de lhostilité que celles-ci suscitèrent en elle, il ne se méfiera en rien de son comportement et de ses mensonges, particulièrement celui, crucial, proféré quant à la couleur de la voile du bateau amenant Yseut la Blonde. Plus encore, cest sa simulation de bienveillance qui induira Tristan en erreur en endormant sa vigilance. Le narrateur insiste ainsi sur sa dimension véritablement rusée, notamment par lopposition créée entre limage damour quYseut renvoie et la félonie qui lui emplit en réalité le cœur. Tout se construit donc comme si lintrigue même du roman reposait sur ces manipulations 88du semblant amoureux, difficilement dissimulé par Tristan, faussement affiché par Yseut. Surtout, aux efforts vains de Tristan pour garder secret son amour pour Yseut la Blonde se superposent ceux, bien plus efficaces, de son épouse qui parvient ainsi à le duper et, in fine, à le conduire à la mort. Les enjeux de la dissimulation émotionnelle ne pourraient être plus grands. Elle nest pas seulement garante de la préservation de lamour, mais même de la survie des amants. De manière intéressante, la maîtrise des émotions, qui savère cruciale dans cet épisode, réside donc du côté de lépouse plutôt que du couple, les amants se révélant inaptes à camoufler leur amour. Le renversement de lun à lautre de ces jeux émotionnels est notable, significatif des dynamiques diverses qui peuvent les entourer et surtout du rôle quils jouent dans la trame narrative. Lexemple dYseut aux Blanches Mains sécarte à la fois des enjeux de discrétion amoureuse, mais aussi de bienséance courtoise, elle relève dune vraie dynamique de ruse, voire de vengeance inscrite dans ce processus de manipulation émotionnelle. Cet épisode met en exergue la question centrale de lintention poursuivie, plus encore si lon compare ce double jeu auquel recourt Yseut pour lutter contre sa colère avec celui observé chez Brunmatin, qui ne se soucie que de se prémunir de Renart. Le parallèle entre ces deux épisodes révèle toute la symbolique dun tel processus. Dans lun comme dans lautre cas, on peut y voir une preuve de la puissance des émotions à camoufler, qui nécessitent de les recouvrir par une autre pour mieux y parvenir. La simulation paraît comme justifiée par ce biais, quelles que soient les intentions quelle sert. Bien sûr, la fausse apparence damour de Brunmatin et dYseut aux Blanches Mains ne peuvent se lire à la même aune. La nuance semble tenir aux émotions qui se voient ainsi dissimulées, la peur dans le cas de Brunmatin, la colère et même la haine dans le cas dYseut. Elles paraissent toutes suffisamment malséantes pour expliquer leur souci de discrétion, mais elles ne connotent pas de la même manière le jeu opéré, selon lintention quelles impliquent. Le contraste se veut plus explicite encore avec le cas du roi Marc dans le roman en prose.

Pareilles double mise en scène et logique évaluative se retrouvent en effet dans les romans en prose. De manière dautant plus intéressante, il ny est plus question des jeux émotionnels des amants, ou en tout cas de ceux qui aiment – comme cest encore le cas dYseut aux Blanches Mains –, mais du roi Marc surtout. Au contraire de cette autre épouse 89trompée, Marc agit en regard de tout autres instances de régulation. En tant que souverain de sa cour, Marc se doit dy faire figure dexemple et de maîtriser ses émotions sur la scène publique au centre de laquelle il trône. Pas moins touché quYseut aux Blanches Mains, il recourt lui aussi à la simulation démotions pour mieux cacher les siennes. À de nombreuses reprises, il est dépeint éprouver une émotion de haine ou de colère, quil réprime et camoufle derrière une apparence bienveillante, de joie, voire damour. Linsistance mise sur cette mine convenante par la proximité des formules convoquées vient souligner limportance conférée à cet enjeu de contrôle de soi et de sociabilité avenante. Décrit tour à tour « corresiés50 », « dolenz51 » ou éprouvant « mortel haine52 », Marc « mes grant semblant li fist damor53 » ou « neporquant si il fait semblant de joie54 ». Le renversement est mis en exergue par la conjonction adversative qui marque la transition vers ce semblant damour ou de joie quil sefforce de faire. On perçoit tout lintérêt de la formule faire semblant de, qui met si bien en lumière le jeu émotionnel, dans sa portée apparente tout à fait centrale. Ce semblant ne relève cependant ici en rien de la ruse. La précision donnée dans le dernier passage cité vient témoigner de la dynamique tout autre dans laquelle il sinscrit. Le narrateur justifie en effet la démarche de Marc : « por ce que nus de leanz ne sen aperceüst55 ». Il éclaire ainsi la particularité de ce jeu émotionnel qui ne vise pas la tromperie, mais la discrétion et la bienséance. Nous devrons également dédier une part substantielle de nos réflexions à ce paramètre fondamental des émotionologies médiévales, en particulier de celle mise en scène dans les romans courtois. Animée dun souci de convenance directement lié à celui de lhonneur, la société médiévale se conçoit dans un rapport obsédant de performativité de la sociabilité courtoise. Les émotions bercent elles aussi dans cette conscience élevée du jeu public et du poids exercé par la sphère sociale. Ceci expliquerait le caractère policé toujours démontré, de manière exemplaire, par le 90roi Marc, dans lexpression de ses émotions, dirigées par un sens accru de la politesse et de laffabilité. Marc ne consent pas à manifester ses émotions, les dissimule, voire même en simule dautres pour mieux les recouvrir, dans le seul objectif de ne pas quitter sa posture royale et ce quelle implique. Céder à la colère, faire montre de tristesse en pleine cour ne saurait correspondre aux normes courtoises auxquelles le roi, plus que quiconque, doit se conformer, telle est en tout cas une intuition que nous chercherons à confirmer56. Cette démarche pourrait en quelque sorte se voir opposée à celle de la communauté émotionnelle des amants, que lamour détourne, selon un schéma assez courant dans la littérature médiévale, de la raison sociale, dictée par les lois courtoises suivies par le roi Marc – symbole tout désigné de ces préceptes. Le détachement de ces normes rapprocherait ainsi les amants de Renart, totalement désintéressé de ces questions sociales, ou des personnages de fabliaux, situés en dehors de la sphère courtoise. La propension à la dissimulation dans les romans tristaniens peut se comprendre dans ce contexte, davantage que dans la seule dynamique dictée par la loi du secret amoureux. On observe ainsi plusieurs logiques des feeling rules mises en scène, liées à la ruse, au secret amoureux ou au contrôle bienséant, que nous aimerions analyser plus en détails pour mieux en cerner toutes les nuances. Elles éclairent en tout cas déjà notre appréhension du traitement réservé aux émotions dans la saga tristanienne. Son rattachement au corpus de la ruse ne paraît, pas plus que celui du Roman de Renart ou des fabliaux, si ce nest moins encore, instillé dans la sphère affective de ses personnages. Leurs émotions se caractérisent par une tendance à lhonnêteté ou du moins à la conformité bien davantage quà la manipulation éhontée. La dimension de ruse motivée par le caractère adultère de lamour que se portent Tristan et Yseut apparaît néanmoins dans leur propre comportement émotionnel, eux qui simulent presque plus quils ne dissimulent, dans une volonté de tromperie bien plus assumée que celle des autres personnages de ces récits. Aucune mention en effet de simulation démotions de la part des losengiers ou de tous les nombreux opposants des amants, pourtant eux aussi prodigues en ruses et fourberies pour 91les piéger. Et sil arrive à Marc de simuler ses émotions, nous avons vu que ses artifices se révélaient habités de plus nobles intentions : sen tenir à son statut de roi. Quant à Yseut aux Blanches Mains, nous avons vu quelle aussi obéit aux règles difficiles de lamour, dautant plus quand il se voit ainsi contrarié. La faible proportion de simulations et leur cantonnement aux amants – distraits, comme on la vu, des règles sociales et courtoises – tendraient à traduire le caractère assez réduit de la dimension de ruse à proprement parler, la feintise étant davantage dictée par la pression sociale que par une réelle volonté de tromperie.

Avant de conclure cette analyse, nous voudrions tenter deffectuer un rapprochement des résultats obtenus à la lecture de chacune de ces œuvres, pour offrir une perspective plus globalisante des phénomènes émotionnels. Le premier constat que nous pouvons en tirer tient à la sincérité paradoxale des émotions en dépit du thème général de la ruse. Il semblerait ainsi que cette étiquette de ruse accolée aux romans de Tristan, mais peut-être plus encore aux fabliaux et surtout au Roman de Renart, ne saurait sappliquer à la dimension émotionnelle. Si la ruse y est prédominante, motivant chaque péripétie du récit, elle nimplique pas les émotions, ou très rarement seulement. La ruse transparaît malgré tout de la logique induite dans les quelques manipulations émotionnelles que nous avons pu détecter. Cest ainsi que nous aurions tendance à interpréter la propension à la simulation plutôt quà la dissimulation, surtout chez les personnages les plus trompeurs comme Renart, les dames rusées des fabliaux ou Tristan et Yseut. Face à eux, et le plus souvent dans la volonté explicite de répondre à leur propre tromperie, les manipulations de leurs victimes sintègrent dans une logique presque défensive. Elles sinscrivent en tout cas dans une autre optique en ne relevant pas de la simulation pure, mais dun mélange de simulation mise au service de lefficacité de la dissimulation. Lexemple du roi Marc met en lumière la volonté tout sauf rusée qui anime de telles manipulations émotionnelles. La nature du jeu émotionnel relève ainsi surtout du critère intentionnel, qui paraît tout aussi essentiel pour juger lémotion que sa manipulation. Ses modalités exactes, de la dissimulation à la simulation, comportent aussi un grand intérêt dans la réflexion quelles induisent autour des apparences, érigées comme les instances fondamentales du jeu autour des émotions dans la société médiévale dite du spectacle57. Les jeux 92émotionnels touchent donc à la polarité entre cacher et montrer ainsi complexifiée, plus encore dans son rapport à la polarité entre vrai et faux et dans ses implications sur la sphère affective elle-même. Ces deux démarches présentent un contraste fort intéressant en ce qui concerne lémotion préexistante au jeu. Simuler nen implique pas forcément une, au contraire de la dissimulation. Cela éclaire bien sûr de manière tout à fait différente le jeu opéré, au-delà du critère intentionnel. La nature des émotions manipulées paraît elle aussi jouer un rôle important dans ce processus. On pourrait ainsi tenter détablir une typologie des émotions mobilisées. En-dehors des émotions tout simplement absentes dans les jeux de simulation, on peut noter que les occurrences de dissimulation touchent avant tout aux émotions considérées comme malséantes, tandis que celles de simulation visent à afficher des émotions positives comme la joie ou lamour. Quand la simulation se concentre au contraire sur des émotions que lon peut considérer comme négatives telles que la tristesse ou la colère, la dynamique trompeuse paraît bien plus évidente, comme cest le cas de la dame des Tresces dont les fausses larmes révèlent les intentions rusées. La dissimulation démotions jugées peu séantes témoigne dun souci important de préservation des apparences ainsi posées au cœur des jeux émotionnels. Les exemples de Brunmatin ou de Marc lillustrent bien. Des émotions aussi pures que celle de la dévotion, mimée par Renart, ou lamour, affiché par Yseut aux Blanches Mains, ne semblent cependant sinscrire dans le jeu émotionnel que dans une optique trompeuse. Lamour feint des femmes des fabliaux ou celui de Brunmatin et de Marc semblent diverger quant aux intentions qui animent le jeu mis sur pied, dans une nouvelle démonstration de limportance conférée à ce paramètre. Bien quil soit demblée relativisé par les occurrences de double jeu, un constat pourrait simposer pour différencier la dissimulation à essence bienséante et la simulation purement rusée. Le simple fait que ce corpus de la ruse ne présente que peu dexemples de dissimulation semble dailleurs le confirmer. Les efforts démontrés pour cacher les émotions, toujours jugées négatives dans les cas de dissimulation-simulation analysés ici, témoignent de la prégnance des règles de sociabilité courtoise incarnées par le roi Marc. La situation même des personnages face à la scène publique et limportance quils y accordent paraissent influer de manière considérable les jeux émotionnels auxquels ils recourent. Bien plus soucieux des convenances que 93Renart, Brunmatin choisit de camoufler sa peur. On trouve le même contraste entre Marc et les amants, obsédés par le seul secret de leur amour plutôt que par la bienséance requise dans lespace social. Les personnages des fabliaux, volontairement exclus de la sphère courtoise, sinscrivent dans la même dynamique dindifférence à légard de ses normes. Cest donc au cœur des situations et motivations spécifiques à chaque personnage qui choisit de se jouer de ses émotions que semble résider toute la nuance entre les divers types de manipulations qui peuvent les entourer. Mais on voit également déjà ici se dessiner tout un réseau dinfluences essentielles pesant sur linstance affective, des règles courtoises à celles qui touchent à la relation amoureuse ou même aux codes qui entourent la pratique dévotionnelle manipulée par Renart. Ces normes particulières apparaissent essentielles pour comprendre la logique propre au traitement émotionnel, quelles conditionnent bien plus que lesprit de ruse de ces œuvres.

Ambiguïtés des jeux émotionnels

Cette première analyse, aussi brève savère-t-elle, offre déjà toute une série de pistes de réflexion prometteuses. Notre volonté dinterroger ce corpus dœuvres liées à la ruse répondait à diverses exigences posées par la problématique du jeu des émotions que nous avons choisi de placer au cœur de notre étude de linstance affective. Elle suscite en effet demblée de nombreuses questions liées à la nature du jeu ou à sa perception et aux conditions de sa mise en scène dans les textes littéraires par lesquels nous souhaitons nous y confronter. Ces quelques œuvres nous permettaient de traiter la première dentre elles, liée aux contextes dapparition de tels jeux émotionnels et aux logiques qui les imprègnent. Elles donnaient également lopportunité de déconstruire demblée lassociation entre jeu des émotions et fausseté quil convenait de repenser pour aborder au mieux nos analyses.

La portée méthodologique de ce chapitre préliminaire pousse tout dabord à considérer les résultats des objectifs posés en la matière. La concentration proposée sur le vocabulaire de la ruse visait à éprouver 94lutilité dune telle approche purement lexicale. Elle sest avérée très efficace pour conduire cette remise en question du lien opéré entre ruse et manipulations émotionnelles. La proportion des occurrences identifiées qui touchent à la sphère émotionnelle attestait de manière évidente lefficacité dune telle méthode. Mais elle présentait aussi très vite ses limites. Il faut en effet constater la grande subtilité du vocabulaire, de la ruse et plus encore, à nen pas douter, de lémotion. Caractérisé par sa grande richesse, il est difficile à appréhender par un simple relevé électronique. Une lecture plus minutieuse en contexte se révélait aussitôt nécessaire pour mieux percevoir la logique de la ruse en question et surtout de son implication émotionnelle. Le lexique émotionnel paraît plus complexe encore. Dans notre souci de ne pas restreindre lanalyse à lune ou lautre émotion, nous sommes confrontée à toute la difficulté de cerner un champ du réel marqué par son ampleur comme par sa nature vague et abstraite. Les termes employés pour qualifier une même émotion peuvent être légion, rendant lexercice de repérage contre-productif. Surtout, ils peuvent revêtir des nuances quil serait compliqué de cerner par cette seule voie. Plus encore, nous avons déjà pu constater que, quelle que soit notre ambition de nous concentrer sur lémotion avérée, lémotion, et plus encore dans ses jeux, est parfois tout simplement absente, du moins dans le vocabulaire qui la dépeint. Lexemple que nous avons cité du Testament de lAsne de Rutebeuf en témoigne : on ne lit aucun terme émotionnel explicite, mais ce nest pas pour autant quelle ne transparaît pas de lattitude physique des médisants qui enclinent ainsi de la tête pour marquer une bienveillance toute feinte. On touche ainsi à limportance quil faut aussi accorder au vocabulaire, tout aussi large et flou, du jeu lui-même et des symptômes corporels par lesquels les émotions sexpriment le plus souvent.

La place réservée aux indices physiologiques des émotions se confirme, voire croît encore quand il sagit de percevoir les manipulations dont elles peuvent être lobjet. Si on lit le plus souvent lémotion par le biais de son processus dextériorisation que par celui de la nomination de sa réalité psychologique, cest plus encore le cas des jeux à son endroit, indiqués dans le fossé quils creusent entre le cœur et le corps, plutôt quentre le cœur et la bouche dailleurs. Le lien tissé avec la problématique du mensonge méritera dailleurs que nous nous y arrêtions. Cest néanmoins à la sphère corporelle et aux apparences quelle livre 95de linstance affective que nous nous consacrerons avant tout dans cette étude des jeux émotionnels qui semblent se fonder sur la rupture du rapport entre intérieur et extérieur quils impliquent. Émerge ainsi la question centrale du semblant, révélée dailleurs par létude lexicale que nous avons pu mener. Elle se trouve au cœur de bon nombre des formules employées pour mettre en scène les jeux des émotions et permet, par son sémantisme même, de véhiculer toute lambivalence de ce lien attendu, mais détourné, entre intérieur et extérieur. Elle coordonne en outre cette double dynamique de jeux que nous avons identifiée, entre la dissimulation qui vise à ne pas montrer semblant et la simulation qui cherche à faire semblant. On perçoit ainsi malgré tout lintérêt de cette introduction aux jeux des émotions par le prisme du lexique qui a permis de mettre à jour plusieurs formules récurrentes dans leur mise en scène. Les lectures auxquelles nous voudrions dès à présent nous prêter de manière plus contextuelle, sans pour autant perdre de vue ce prisme lexical fondamental, bénéficieront à nen pas douter de cette première expérience ainsi acquise du vocabulaire des manipulations émotionnelles.

La dynamique comparative sur laquelle nous avons terminé notre analyse comportait également de nombreux enseignements à tirer de cette exploration des œuvres associées à un esprit de ruse. Le premier dentre eux touche à ces deux mouvements de manipulation de la sphère affective que sont la dissimulation et la simulation. Dans chacun des trois corpus envisagés, on constate une association de la ruse avec la simulation, au contraire de la dissimulation qui se veut plutôt animée par un souci de conformité à linverse des logiques trompeuses. Le constat vaut également, tout en se complexifiant bien sûr, pour les occurrences de dissimulation assurée par la simulation que nous avons pu observer. Dans notre souci de déceler des paramètres stables à lanalyse des jeux émotionnels au travers de ce corpus, nous devons cependant souligner limportance de nuancer cette distinction en regard, davantage que de la dynamique de jeu, de lintention qui la sous-tend. Il sagit là dun critère essentiel à lévaluation de lémotion elle-même dans lidéologie médiévale, mais il paraît tout aussi incontournable pour celle des manipulations à son encontre. Celle-ci se révèle dans de nombreux détails qui peuvent venir préciser le jeu opéré, sous la forme de propositions finales fort explicites – comme celle qui venait compléter la présentation du roi Marc feignant la joie – ou des qualificatifs employés 96pour déterminer les acteurs ou les conditions du jeu – tel que le faisait Rutebeuf en qualifiant ses personnages de médisants. On en revient ainsi à limportance conférée au vocabulaire, pas tant de lémotion elle-même que de la formulation du jeu, mais surtout à son appréhension en contexte, indispensable à sa perception correcte dans toutes les nuances quil véhicule. Les facteurs des jeux mis sur pied, au-delà de la logique dans laquelle ils sinscrivent, méritent également lattention. Ils révèlent un rapport de causalité souvent mis en exergue, en relation avec des émotions elles-mêmes devenues moteurs, et plus seulement objets, de la manipulation. Les émotions qui sous-tendent les jeux en question savèrent elles aussi fort intéressantes à considérer. Elles témoignent de dynamiques diverses quant aux enjeux de discrétion ou dexpression forcée liées à leur nature et à leur perception bienséante ou malséante. Elles portent ainsi la nuance entre deux mêmes phénomènes de dissimulation redoublée de simulation émotionnelle, qui tiennent à assurer les apparences convenantes de la joie ou, au contraire, à mimer la bienveillance seulement pour camoufler lenvie par exemple. La prise en compte des codes comportementaux qui dictent de telles manipulations variées simpose pour étudier les logiques propres à la sphère affective. Ils permettront sûrement déclairer toute une série de nuances, liées au registre émotionnel impliqué, mais aussi à la position, au genre ou à lâge des personnages qui sont dépeints jouer de leurs émotions. Les différences perceptibles entre les jeux opérés par Marc ou par Tristan et Yseut attestent la diversité de lignes directrices qui inspirent leur prise en charge émotionnelle. On a pu deviner linfluence de la sphère courtoise ou plutôt des conditions de la finamor sur les uns et les autres de ces personnages. Il conviendrait bien sûr détayer ces impressions par une analyse plus minutieuse des règles en la matière. Des critères sociaux, mais aussi de genre sont également apparus, en particulier dans le corpus des fabliaux. Suivant lappel quil semble ainsi adresser, nous aimerions nous dédier aux spécificités des manipulations émotionnelles de la gent féminine ou masculine. La prégnance du stéréotype de la femme emportée par ses passions, sur laquelle joue le fabliau, contribue à lintérêt denvisager la distinction potentielle entre hommes et femmes face à leurs émotions. Ce stéréotype dépasse dailleurs la seule identité féminine dans la perception longtemps caricaturale dun Moyen Âge marqué par son manque de contrôle dans la 97gestion émotionnelle58. Cela ne fait bien sûr que renforcer lintérêt de repenser ce cliché abusif de la gent féminine comme de lhomme médiéval, bien plus habité-e de ce souci de maîtrise de soi que ce quune part de la critique, ou les auteurs de fabliaux, ont eu tendance à le représenter. Le tableau dressé dans les fabliaux offre dailleurs plusieurs arguments dans cette direction. Si lon souligne leur grande sensibilité, les héroïnes de fabliaux sont aussi mises en scène capables de manipuler leurs émotions, dans une bien plus grande proportion que la gent masculine. La collusion entre leur nature passionnée, dans tout le sens subi du terme, et leur tendance rusée suscite une tension intéressante, révélatrice de la nature clichée de ce tableau. Mais elle pousse également à interroger les dynamiques particulières qui entourent le portrait livré des émotions selon quelles relèvent de personnages féminins ou masculins. Elles peuvent en outre toucher à celles dictées par linstance de régulation en question, de ruse ou de discrétion amoureuse notamment. Les règles semblent en effet varier selon le genre du public visé, dans chacune de ces feeling rules particulières. La loi amoureuse paraît fort porteuse à ce niveau, ne serait-ce que pour limportance de son influence dans la littérature médiévale française, animée de cet esprit de finamor dont les trouvères viennent lirriguer. Lécho quy présente même le fabliau Des Braies du cordelier témoigne de la prégnance de ce code émotionnel particulier. Il savère dautant plus intéressant quil semble traversé dune ambivalence de recommandations autour de lémotion, impérativement sincère et discrète tout à la fois. En réalité, il semble répondre en ceci à un paradoxe inhérent à la sphère émotionnelle, à la maîtrise aussi absolue que sa nature inaccessible. Obsédé par le rapport de transparence supposée entre intérieur et extérieur, lhomme médiéval est autant convaincu de la nécessité de contrôler les apparences offertes de son intériorité que de limpossibilité de sy fier. Il craint aussi bien que le lien soit rompu quil soit trop évident. Pareille dynamique pousse bien sûr à dépasser la seule association des jeux émotionnels à la ruse. Il paraît indubitable quils relèvent de bien dautres logiques, la seule proportion de jeux intégrés dans ce corpus associé à la ruse le démontrait déjà. Mais surtout, on perçoit dans toutes ces nuances ainsi mises en 98lumières la complexité des instances qui régissent les manipulations émotionnelles. Elles se comprennent bien sûr avant tout en raison du contexte discursif dans lequel elles sinsèrent, cette analyse centrée sur un corpus aussi particulier que celui de la ruse en constitue un parfait exemple. La proximité qui se dessine entre les différentes émotionologies à lœuvre dans la littérature médiévale et les genres littéraires qui les mettent en scène nous paraît justifier lanalyse que nous voudrions consacrer aux règles de la sociabilité courtoise, à celles de la communauté émotionnelle des amant-e-s et de celle des religieux-ses. Les exemples de Marc mimant la joie à sa cour, de lhéroïne du fabliau des Tresces feignant les larmes pour mieux préserver le secret de sa relation adultère ou de Renart manipulant les signes de la dévotion traduisent la diversité et la richesse de ces feeling rules que ces quelques œuvres révèlent déjà et invitent à interroger plus avant. En regard de limportance conférée dans chacune de ces situations à la sphère corporelle qui porte le jeu mené sur les émotions, cest aux théories liées à la garde de soi et de ses apparences que nous voudrions nous consacrer pour débuter cette exploration des logiques propres aux jeux émotionnels. Cela nous permettra du même mouvement de mieux concevoir limportance des critères intentionnels, mais aussi émotionnels eux-mêmes, en revenant aux théories de considération de laffect au Moyen Âge qui codifient lapparence qui peut ou doit en être offerte.

1 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans lOccident médiéval, Paris, Seuil, 2015, p. 16.

2 A. Vélissariou, Aspects dramatiques et écriture de loralité dans Les Cent Nouvelles Nouvelles, Paris, Champion, 2012.

3 S. Stakel, False Roses. Structures of Duality and Deceit in Jean de Meuns Roman de la rose, Stanford, Anma Libri, 1991, en particulier p. 3-15.

4 Cest surtout le cas de Barbara H. Rosenwein, parmi dautres chercheurs déjà mentionnés en introduction : B. H. Rosenwein, « Les mots de lémotion », dans Les émotions au Moyen Âge et aujourdhui : questions de sources et de méthodes. Pour une anthropologie historique des émotions au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Université dAix-en-Provence, 2006, p. 10-12.

5 R. Bannour et A. Piolat, « Émotion et affects. Contribution de la psychologie cognitive », dans Le Sujet des émotions au Moyen Âge, dir. D. Boquet et P. Nagy, Paris, Beauchesne, 2008, p. 53-84, ici p. 82.

6 A. Vélissariou, op. cit.

7 Voir par exemple Le Roman de Renart, éd. J. Dufournet et al., Paris, Champion, 2013, t. 1, branche VIII, v. 1 415-1 422, p. 642.

8 Cette expression se retrouve de manière très intéressante dans lédition de Méon : Le roman du Renartpublié daprès les manuscrits de la Bibliothèque du Roi des xiiie, xive et xve siècles, éd. D. M. Méon, Paris, Treuttel et Wurtz, 1951, 4 t. ; ici branche III, v. 4 218-4219 : « “Pintain, ni a mestier celee : / mout sui dolenz et esmarriz ;” ».

9 Il sagit bien sûr du passage évoqué en introduction, pour rappel : Le Roman de Renart, op. cit., t. 1, branche VIII, v. 1 415-1 422, p. 642, mentionné p. 64.

10 Nous nous y attarderons surtout dans notre analyse plus spécifique des jeux émotionnels religieux, à la lueur du spectre de Faux Semblant dans cette tradition, mais aussi des recommandations explicites en la matière de Thomas dAquin notamment.

11 Le Roman de Renart., éd. J. Dufournet et A. Méline, Paris, Flammarion, 1985, t. 1, branche X, v. 2 191-2 194, p. 812.

12 Comme le font par exemple Rosanna Brusegan ou Corinne Denoyelle : R. Brusegan, « Regards sur le fabliau, masque de vérité et de fiction », dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale, dir. M.-L. Ollier, Paris/Montréal, Vrin / Presses Universitaires de Montréal, 1988, p. 97-109, ici p. 97 et C. Denoyelle, « Le discours de la ruse dans les fabliaux. Approche pragmatique et argumentative », Poétique, no 115, 1998, p. 327-350, ici p. 327-328.

13 M.-T. Lorcin, « Jeux de main, jeux de vilains. Le geste et la parole dans les fabliaux », dans Le Geste et les gestes au Moyen âge, Aix-en-Provence, CUERMA, 1998, p. 369-382, ici p. 371.

14 Selon un facteur dinfluence important, que nous pourrons mettre en lumière dans la suite de nos analyses dédiées à ces normes courtoises que nous voyons déjà sesquisser dans ce corpus de la ruse.

15 B. Grigoriu, Actes démotion, pactes dinitiation : le spectre des fabliaux, Craiova, Editura universitaria, 2015, p. 48-49.

16 Rutebeuf, Le Testament de lAsne, v. 10-14, dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, éd. A. de Montaiglon et G. Raynaud, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1872, t. 3, p. 215. Bien quancienne, nous avons préféré cette édition à dautres plus récentes, par souci dharmonie des références à lensemble des fabliaux cités dans notre analyse.

17 Damien Boquet et Piroska Nagy ont beaucoup insisté sur cette composante essentielle de lémotionologie médiévale : D. Boquet et P. Nagy, op. cit., p. 11 ou p. 48 par exemple.

18 Cette dynamique importante des fabliaux a notamment été mise en exergue par Roberta L. Krueger ou Lisa Renée Perfetti : R. L. Krueger, « Towards Feminism : Christine de Pizan, Female Advocacy, and Womens Textual Communities in the Late Middle Ages and Beyond », dans The Oxford Handbook of Women and Gender in medieval Europe, dir. J. M. Bennett et R. Mazo Karras, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 590-606, ici p. 591 et L. R. Perfetti, The Representations of Women in Laughter in Medieval Comic Literature, Michigan, Ann Arbor, 2003, p. 2.

19 La dame qui demandoit aveine pour Morel sa provende avoir, v. 81-87, dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, op. cit., t. 1, p. 322.

20 Les Tresces, v. 321, dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, op. cit., t. 4, p. 77.

21 Dictionnaire de Godefroy, version en ligne consultée le 28 juin 2016.

22 Colin Malet, De Jouglet, v. 178-179, dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, op. cit., t. 4, p. 118.

23 Des .III. dames qui trouverent l anel, v. 52-55, dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, op. cit., t. 1, p. 171.

24 Nous aurons loccasion de nous y arrêter plus en détails en introduction du chapitre, que nous aimerions poser au cœur de nos analyses au vu de son intérêt dans la dynamique de jeu autour des émotions, consacré à Faux Semblant. Voir p. 225-233.

25 Au vu de lintérêt, déjà manifeste dans ce corpus, des normes émotionnelles des amants, nous veillerons à y revenir, au fil de notre exploration des émotionologies médiévales, en particulier de celles spécifiques à la communauté émotionnelle des amant-e-s.

26 Des Braies au Cordelier, v. 206 dans Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles, op. cit., t. 3, p. 282.

27 Ibid., v. 10-15, p. 275.

28 I. Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du xiie siècle, Paris, Champion, 2010, p. 11.

29 Ibid., p. 12.

30 Béroul, Le Roman de Tristan, éd. E. Muret, Paris, Firmin Didot, 1903, v. 760.

31 Ibid., v. 3 900-3 950.

32 S. Ríkharðsdóttir, Emotion in Old Norse Literature, op. cit., p. 44-45.

33 J. Eming, Emotionen im « Tristan », op. cit., p. 62-63.

34 B. Grigoriu, Amor sans desonor, op. cit., p. 26.

35 Ibid., p. 77.

36 N. Koble, « “Car amors ne se puet celer” : Les tentatives de flagrant délit dans les romans français de Tristan », dans Des Tristan en vers au Tristan en prose. Hommage à Emmanuèle Baumgartner, dir. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille, B. Milland-Bove et M. Szkilnik, Paris, Champion, 2013, p. 325-344.

37 Nous aurons loccasion de revenir à limportance de cette recommandation qui se fait presque refrain dans le Roman de la Rose. Voir nos analyses de la page 310 qui se consacrent à sa première occurrence.

38 Béroul, op. cit., v. 8.

39 Ibid., v. 3 490-3 492.

40 I. Machta, op. cit., p. 149.

41 Béroul, op. cit., v. 517-520.

42 Voir, par exemple, les épisodes qui dépeignent Hélène de Benoïc dissimuler sa tristesse selon la recommandation dun moine ou Guenièvre réfréner ses émotions à linvitation de Galehaut : Lancelot du Lac, éd. E. Kennedy et trad. F. Mosès, Paris, Le Livre de Poche, 1991 (2e édition), chap. 10, f. 17d, p. 166, analysé dans notre chapitre sur la garde, p. 132, et Lancelot du Lac II, éd. E. Kennedy et trad. M.-L. Chênerie, Paris, Le Livre de Poche, 1993, chap. 70, f. 181a, p. 642-644, cité p. 155.

43 La Folie Tristan d Oxford, éd. F. Lecoy, trad. E. Baumgartner et I. Short, Paris, Champion, 2003, v. 25-32.

44 Thomas, Le Roman de Tristan, éd. F. Lecoy, trad. E. Baumgartner et I. Short, Paris, Champion, 2003, v. 820-824.

45 Ibid., v. 1 139-1 145.

46 Le détail paraît insignifiant, mais il sagit dune nuance de taille avec le Lancelot en Prose qui se contente de renvoyer ses personnages au tragique de leur solitude émotionnelle, comme nous pourrons lobserver au gré de notre analyse du cycle du Lancelot en Prose dans le chapitre prochain.

47 Thomas, op. cit., v. 1 286-1 288.

48 Ibid., v. 2 773-2 788.

49 Dictionnaire de Godefroy, version en ligne consultée le 6 juin 2020.

50 La grant ystoire de Monsignor Tristan Li Bret, the First Part of the Prose Romance of Tristan, from Ashb. ms. 19, 1, 3 in the National Library of Scotland, éd. F. C. Johnson, Édimbourg, Oliver & Boyd, 1942, 35, p. 47.

51 Le Roman de Tristan en Prose, éd. R. Curtis, t. 2, Leiden, Brill, 1976, 483, 10, p. 91.

52 Ibid., 533, 20, p. 135.

53 Ibid., 533, 21, p. 135.

54 Ibid., 483, 11, p. 91.

55 Ibid., 483, 11-12, p. 91.

56 Cela fera surtout lobjet de nos réflexions du prochain chapitre consacré à la garde. Les analyses de Laurent Smagghe consacrées justement aux émotions du prince pourraient bien sûr déjà être citées ici pour asseoir ce constat : L. Smagghe, Les Émotions du prince. Émotion et discours politique dans lespace bourguignon, Paris, Classiques Garnier, 2012.

57 D. Boquet et P. Nagy, op. cit., p. 153.

58 Cétait le point de vue de Norbert Elias en particulier, que nous avons eu loccasion de citer en introduction. Voir p. 11.