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Classiques Garnier

Préface Par un des Amis de l’Autheur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Gascon extravagant . Histoire comique
  • Pages : 143 à 145
  • Collection : Bibliothèque du xviie siècle, n° 39
  • Série : Romans, contes et nouvelles, n° 3
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406088769
  • ISBN : 978-2-406-08876-9
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08876-9.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Langue : Français
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PREFACE

Par un des Amis de lAutheur

Il se trouve des Narcisses comme au temps passé : on ne se peut détacher de lamour de soy mesme, et la vanité quon appelle aujourdhui le vice des honnestes gens est si commune, quelle sest renduë quasi necessaire. Le régne de lhumilité nest plus de ce monde, depuis que lignorance et la malice des uns sest portée jusques à ruyner la reputation des autres, il semble quon doive sélever à mesure quils nous abaissent, et leur donner sujet de désespoir où ils cherchent matiere de gloire. Ce sentiment a passé en loy, et la regle en est si generale, que la pluspart des Autheurs Religieux ont esté convaincus davoir suivy ce chemin quon suit maintenant par necessité. Sans discourir icy / de la Politique ou de la Morale, et sans faire le Theologien ou le Philosophe sur cette coustume, jose dire que lAutheur de ce livre na pas eu des sentimens si dereglez, quoy quil ait droit de raisonner toujours à son advantage ; et ceux qui connoistront sa condition et son nom, ne pourront pas dire avec justice, quil a eu la mesme continence pour luy que les chastrez ont pour les femmes : car à nen point mentir, il a tesmoigné dés longtemps la puissance quil avait de concevoir, et de produire de belles et de nobles choses, lors quil en a eu la volonté : cette facilité luy est naturelle, et ses ouvrages ne sont pas si mal receus en France, quil nen ait encore lapplaudissement. Il a creu quil ne falloit point faire voir son nom1 pour authoriser cette piece Comique, il ne sest pas monstré seulement jaloux de sattribuer une entreprise dont il craint mesme destre soupçonné. Toutefois comme la maniere des Peintres est differente, que celle de Fre-/minet2 se reconnoistra toujours davec celle de Michel Ange, de Rubens, du Guide3 et des autres, et quon les discerne assez par leur coloris et par ce quils ont de plus affecté : je mimagine quon naura pas la peine de senquerir de lAutheur de ce livre, pourveu quon se donne le soin de jetter les 144yeux dessus : et si les Guzmans, les Lazarilles4, les Visions de Quévedo5, les Bergers Extravagants, les Francions6 et tant dautres aventures de ce mesme genre, ont servy dentretien à des personnes assez sérieuses, ce Gascon rejoüira sans doute les plus mélancoliques, puis quil a trouvé lart de joindre lutile au délectable7, et que sous pretexte de raconter un vice, il trouve occasion de le reprendre8. Il la voulu nommer Gascon, pour se mocquer de tous ceux qui se meslent de contrefaire les Gascons, et qui pensent assez authoriser leurs sottises, quand ils font croire quelles viennent des gens de cette Province, qui dordinaire ne font que ce / que le courage inspire, et ce que la vertu mesme des Stoïques9 permet. Il y a adjousté extravagant, pour soutenir ce que je viens de dire, et pour prouver quil ne lest point : car à considerer ses discours et ses recits, et à penetrer dans ses intentions, on trouve quil est Philosophe moral, que les Gascons Extravagans de cette sorte, sont raisonnables et sçavans, et que si tous les foux leur ressembloient, il ny auroit point de difference entre la folie et la sagesse. Et de mesme que Hercule fit assez connoistre autrefois quil nestoit point femme, quoy quil en eut pris lhabit10, on verra que le Gascon ne sera 145point extravagant, quoy quil en ait pris le nom, et les plus grands censeurs confesseront que de toute lextravagance il ne sen retient que le titre. Ce que lAutheur a fait afin de luy donner advantage de parler librement de tout, pour ce quon dit que tout est permis aux foux, et de ne rien espargner en quelque lieu quil se rencontre. En ce cas on donnera à son extravagance, ce quon / ne doit quà son adresse, et on jugera aisement quil sest déguisé, parce quil ne vouloit pas estre connu, et sil est vray que

Stultitiam simulare loco prudentia summa est11.

On doit croire que les foux de cette nature ne sont pas logez aux Petites-Maisons12 : quil y a beaucoup de raison dans cette folie, qui continuera dans dautres volumes : si celuy-cy reçoit lapprobation que je luy donne, et qui ne peut estre refusée des honnestes gens.

1 Sur la question de lanonymat, voir la préface.

2 Martin Freminet, peintre maniériste de lécole de Fontainebleau (Paris, 1567-Paris, 1619).

3 Guido Reni, dit le Guide (Bologne, 1575-1642).

4 Guzmán de Alfarache, de Mateo Alemán ; la Vie de Lazarillo de Tormes (1553 ou 1554), œuvre probable de Diego Hurtado de Mendoza, considéré comme le premier roman picaresque.

5 Francisco de Quevedo y Villegas (Madrid, 1580-Villanueva, 1645) est lauteur des Sueños (1627) dont la traduction de La Geneste parut chez léditeur parisien Pierre Billaine, en 1632.

6 Œuvres de Charles Sorel (Paris, 1599 ou 1602 ?-1674). La première édition de Francion, publiée à Paris, chez P. Billaine, date de 1623, comprend sept livres ; deux autres suivront, en 1626 et 1632. Le Berger Extravagant est publié à Paris, chez Toussaint du Bray, en 1627, puis réédité en 1633 sous le titre : lAnti-Roman, ou lHistoire du berger Lysis.

7 Cf. Horace, Ars Poetica, v. 333-334 et v. 343-344 : « Aut prodesse volunt aut delectare poetae aut simul et jucunda et idonea dicere vitae » : « Les poètes veulent instruire ou plaire ; parfois, plaire et instruire en même temps ». Traduction de Fr. Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 268.

8 Cest ce même projet moral que poursuit Sorel en écrivant lHistoire comique de Francion, ainsi quil laffirme au livre VIII de ce roman : « Il ma fallu confesser [avec eux] que javais mêlé lutile avec lagréable, et quen me moquant des vicieux je les avais si bien repris quil y avait quelque espérance que cela leur donnerait du désir de se corriger, étant honteux de leurs actions passées. » In Histoire comique de Francion, (éd. F. Garavini), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1996, p. 383.

9 Cette réputation de courage et de stoïcisme prêtée aux Gascons est confirmée par plusieurs textes du début du xviie siècle : voir par exemple Guilhem Ader (vers 1567-1638), auteur dun livre de maximes stoïciennes, Lo Catonet Gascon [Le Petit Caton Gascon], (Toulouse, 1607), et surtout du grand poème épique, Lo Gentilòme gascon, e los hèits de Guèrra deu gran e poderós Enric, Rei de França e de Navarra [Le gentilhomme gascon, et les faits de guerre du grand et puissant Henri, Roi de France et de Navarre], (Toulouse, Colomiès, 1610), qui glorifie le courage et lhéroïsme des Gascons à travers la figure du Béarnais.

10 Allusion à un épisode célèbre de la vie du héros mythologique condamné par loracle de Delphes, après le meurtre dIphitos, à filer la laine, habillé en femme, aux pieds dOmphale.

11 « Simuler la sottise en temps et lieu est de la plus grande prudence ». Ce conseil de sagesse provient des Catonis Disticha (II, 18), recueil de distiques attribués depuis lAntiquité à Caton (soit lAncien, soit Caton dUtique), que la littérature morale et philosophique médiévale utilise à de nombreuses reprises. Voir D. Carron (Faivre) : « Le héros de la liberté. Les aventures philosophiques de Caton au Moyen Âge latin, de Paul Diacre à Dante » (thèse soutenue à lUniversité de Paris iv – Sorbonne, le 10 décembre 2010).

12 « On dit aussi, quil faut mettre un homme aux Petites Maisons, quand il est fou, ou quand il fait une extravagance signalée ; à cause quil y a à Paris un hospital de ce nom où on enferme ces foux ». (F.)