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Classiques Garnier

Remarques finales

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Concept d’organisation chez Saint-Simon
  • Pages : 131 à 134
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 48
  • Série : 1, n° 26
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406131823
  • ISBN : 978-2-406-13182-3
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13182-3.p.0131
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/09/2022
  • Langue : Français
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REMARQUES FINALES

À travers son projet de souscription, Saint-Simon esquisse donc une conception qui nous semble inédite de la société et de lhistoire. Cette conception ne semble avoir rien de commun avec celle des Encyclopédistes et des Idéologues. La seule marque que ceux-ci semblent avoir laissée sur lui, cest le rôle prééminent accordée à la connaissance. Celle-ci conserve son rôle moteur chez Saint-Simon. Mais en même temps, la manière dont est conçu ce rôle nest plus celle de la philosophie des « Lumières ». La connaissance porte en elle le principe de son développement. Elle nest pas leffet dactes individuels dont les effets cumulés, relayés par léducation, produiraient peu à peu une transformation de lesprit de la majorité des hommes. Elle nest pas le combat dune raison humaine contre les forces qui sopposent à son expression. Elle est conçue comme un phénomène collectif ayant sa loi propre de développement, ses équilibres momentanés et ses phases de réorganisation. On peut dire que Saint-Simon relativise la connaissance. Il la perçoit essentiellement comme une fonction dans le cadre de lorganisation sociale, une fonction liée aux autres fonctions. Derrière lhistoire de la connaissance se profile lhistoire de lhumanité dans ses différents aspects, cest-à-dire celle dune humanité réalisant les conditions de son existence sous des formes de mieux en mieux appropriées. Il ne sagit pas dune humanité mettant en œuvre la raison, limposant au cours dun parcours historique, afin de régler par elle les problèmes de lexistence individuelle et collective, il sagit dune humanité traversée par un courant souterrain qui parviendrait, à la fin du xviiie siècle et au début du xxe, à un moment crucial de sa réalisation.

Nous devons donc nous demander à présent si les textes qui vont suivre ne vont pas traduire les efforts de Saint-Simon pour légitimer et développer ce point de vue inédit dont il exprimerait le pressentiment dans ces Lettres. Cest la formulation balbutiée de ce point de vue qui formerait la trame des écrits de 1802-1804 ; cest elle qui serait reprise durant la période qui va de 1804 à 1814. Il nest pas certain que 132Saint-Simon trouve les moyens de réussir pleinement cette clarification, dans la mesure où il sexprime très souvent à laide de notions héritées du xviiie siècle.

Sa première tâche est de montrer que lunivers humain est soumis à une loi objective, à un déterminisme, et que ce déterminisme est spécifique. Cette démonstration est nécessaire afin de rendre compte de la possibilité de lexistence des sociétés comme ensembles organisés, animés par une loi qui règle les rapports entre leurs éléments afin dy maintenir une unité, afin de rendre compte également de la possibilité de lévolution historique de ces ensembles. La présence du thème de la gravitation universelle – si surprenante et si constante dans les textes qui vont suivre – est directement liée à cette préoccupation.

À la fin du texte de 1803, Saint-Simon estime nécessaire de communiquer « lidée la plus capitale de celles qui doivent entrer dans le travail que je vous annonce1. » Or, cette « idée capitale » est un essai pour introduire une légitimation des considérations qui précèdent. Il sagit de faire comprendre que lunivers obéit à une loi qui est la « loi de la pesanteur universelle ». Saint-Simon semble énoncer comme « capitale » une idée fort connue. Est-ce le signe dune naïveté ? En fait, lobjet quil veut placer sous la juridiction de la gravitation universelle nest pas tant le monde physique que celui constitué par les phénomènes « moraux ». Ne fait-il que reprendre une idée qui a tant hanté le xviiie siècle ? Saint-Simon croit avoir des atouts permettant de donner une forme tout à fait nouvelle à lidée dune loi générale ordonnant lensemble de lunivers. Ce sont les considérations présentées dans les Lettres qui montreraient cette possibilité (notamment lintervention de la physiologie, dune science des corps organisés) et justifieraient lemploi de lexpression d« idée capitale ». Le problème de lunité des phénomènes physiques et des phénomènes « moraux » serait résolu et la loi de la gravitation serait la loi unique de lun et lautre de ces univers. « Cette supposition placera votre intelligence dans une position dans laquelle tous les phénomènes se présenteront à elle sous les mêmes apparences ; car en examinant sur le plan de lunivers la partie de lespace occupée par votre individu, vous ne trouvez point aux phénomènes que vous appelez moraux et à ceux que vous appelez physiques un caractère différent2. »

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Saint-Simon veut-il rivaliser avec Laplace ? Sa position semble en tout cas fort surprenante. Non seulement, il semble avancer une hypothèse des plus hasardeuses en ce qui concerne le monde physique, mais de plus, il semble aller à contre-courant de sa propre conception dun ordre « physiologique » qui engloberait les êtres vivants mais surtout aussi les phénomènes sociaux, conception qui, selon lui, est seule capable de fonder une connaissance scientifique des phénomènes humains3.

Sa position présente à la fois une face dombre et une face lumineuse. Ce qui peut être relevé comme positif, cest le fait quelle postule la possibilité dune connaissance objective et rigoureusement déterminée des phénomènes humains. Elle reprend, sur ce point, avec une certitude renouvelée, lhypothèse que lon reconnaîtrait notamment chez Laplace et Condorcet, mais en référence à une conception seulement probabilitaire de la connaissance4.

Laffirmation de ce postulat est cependant contrariée par la manière dont Saint-Simon le présente. Peut-il croire quun même modèle épistémologique est valable au moment même où son texte semble annoncer la définition dun objet spécifique du savoir ? Lhistoire des sciences semblait hiérarchiser les domaines dinvestigation et appeler aussi une hiérarchie des méthodes, imposer une « régionalisation » de la méthodologie. En fait, Saint-Simon semble oublier de préciser la signification véritable de son postulat. Insistant sur la possibilité de faire de la réalité humaine 134lobjet dune science, au même titre que la réalité physique, il ne lui semble pouvoir traduire ce point de vue quen affirmant lunité de la totalité du champ de la connaissance sous le signe de principe le plus prestigieux, le plus fécond dans ses possibilités explicatives, de la science physique de son époque. Si, dès cette période, Saint-Simon pressent la naissance dune nouvelle forme de connaissance liée à la clarification dune structure ontologique spécifique, on peut dire quil ne semble pas encore prendre conscience des conséquences épistémologiques et philosophiques quelles impliquent.

Cest cette insuffisance qui va peser sur ses efforts pour élaborer ce quil appellera la « conception générale », capable de former la synthèse de lensemble des sciences, de présider à la constitution de la « physiologie sociale » et de servir de support à la constitution dun nouveau pouvoir spirituel clé dune nouvelle organisation sociale, nous aurons à voir si Saint-Simon réussit à surmonter cette difficulté que représentera exactement la référence à la gravitation universelle dans les textes rédigés entre 1804 et 1814 ? Tout se passe comme si Saint-Simon cherchait à rendre compte dun champ nouveau de lexpérience en se servant des outils conceptuels de la philosophie du xviiie siècle. Cest là un obstacle à surmonter, dans la mesure où, comme nous venons de le voir, il risque constamment de fausser la nature même des positions quil défend.

1 Lettres, I, p. 128.

2 Ibid.

3 Si Laplace avait énoncé en 1795 sa célèbre affirmation du déterminisme universel dans les premières pages de son Essai philosophique sur les probabilités, il navait pas prétendu, cela va de soi, généraliser la gravitation universelle, mais introduire à lidée dune connaissance rigoureuse de lensemble des phénomènes. Sa position consistait cependant à concevoir cette connaissance comme une échéance lointaine, pour le moins. Si la connaissance certaine était une réussite dans le domaine de la cosmologie, elle restait encore bien précaire dans les autres domaines, notamment celui concernant les choses humaines où ce nest quune connaissance probabilitaire qui pouvait intervenir.

4 Citons le texte de Condorcet dans la dixième époque de son Esquisse : « Si lhomme peut prédire avec une assurance presquentière les phénomènes dont il connaît les lois ; si lors même quelles sont inconnues, il peut daprès lexpérience, prévoir avec une grande probabilité les événements de lavenir ; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de lespèce humaine daprès les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles est cette idée que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de lunivers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de lhomme que pour les autres opérations de la nature ? (Éd. sociales, p. 253).