Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Concept d’organisation chez Saint-Simon
  • Pages : 9 à 25
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 48
  • Série : 1, n° 26
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406131823
  • ISBN : 978-2-406-13182-3
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13182-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/09/2022
  • Langue : Français
9

PRÉFACE

Lœuvre de Saint-Simon a été peu commentée dun point de vue philosophique même si Durkheim, Gurvitch ou Ansart ont montré quelle était porteuse dune pensée originale et créatrice, fondatrice des sciences humaines et du socialisme. Parmi les commentateurs, Jean-Paul Frick fait exception car il lit Claude-Henri de Saint-Simon comme doit être lue toute œuvre philosophique : il sefforce didentifier « une problématique interne, spécifique et permanente » qui constitue le socle conceptuel de la doctrine. Les critiques (Célestin Bouglé, Elie Halévy) souvent séparent lœuvre en différents « moments » ou parties : on passerait des considérations de philosophie des sciences à des propos sur lorganisation ou la physiologie sociale par un saut méthodologique et doctrinal. Dans le travail de Jean-Paul Frick rien de tel. Lœuvre est considérée comme ayant une unité et louvrage ici édité sattache à mettre en évidence cette dernière. En prenant en charge lensemble des textes de Saint-Simon, lauteur tente didentifier les concepts fondamentaux qui les sous-tendent, en particulier celui dorganisation. Il se saisit de Saint-Simon comme Aubenque la fait dAristote ou Guéroult de Descartes.

Lédition récente des Œuvres complètes1 de Saint-Simon, expurgée des interventions des disciples et établie par un retour aux manuscrits originaux justifie a posteriori la lecture de Jean-Paul Frick (qui navait pu lire Saint-Simon que dans lédition Anthropos de 1966 ou son reprint par Slatkine en 1978) dans la mesure où lunité dintention de lœuvre apparait désormais plus clairement.

Jean-Paul Frick, né en 1939, est décédé prématurément (en 1991) sans avoir pu éditer son immense travail sur Saint-Simon (une thèse dÉtat soutenue à luniversité Paris IV en 1981). Il met dans Le concept dorganisation toutes les ressources méthodologiques et lattention aux notions que procurent lhistoire de la philosophie (il a collaboré avec 10Robert Derathé, comme lui professeur à luniversité de Nancy, à la traduction des Principes de philosophie du droit de Hegel2) pour commenter Saint-Simon, Comte, Condorcet et Say dans des articles3 et dans un ouvrage de grande qualité4.

Les travaux de Gouhier font de Saint-Simon au mieux un précurseur de la science sociale, jamais à proprement parler un philosophe. Ceci nengage pas seulement linterprétation de lœuvre de Saint-Simon, mais aussi celle dAuguste Comte. Si lon inscrit Comte dans la lignée de la philosophie socialiste de Saint-Simon, on reconnait alors (contrairement à la lecture néo-catholique de Gouhier et à celle néo-conservatrice de plusieurs commentateurs actuels) lexistence dune généalogie philosophique du républicanisme au xixe siècle en France. Dénier à Saint-Simon la qualité de philosophe, cest rendre illisible le chemin doctrinal qui va de la Révolution française à la IIIe République. Ce chemin certes ne sarticule pas seulement aux œuvres de Saint-Simon et Comte ; le néo-kantisme, le socialisme de Pierre Leroux et beaucoup dautres écoles de pensées sont parties prenantes de ce grand courant mais les œuvres de Saint-Simon, Bazard et Comte, surtout si on les articule, sont essentielles à sa compréhension.

Pour mettre en évidence la cohérence épistémologique et philosophique dune œuvre qui ne permet rien moins que louverture de lespace des sciences sociales, J.-P. Frick situe les concepts forgés par Saint-Simon dans leur rapport avec la philosophie naturelle du xviiie siècle, avec les travaux dhistoire naturelle, ceux de lÉcole de Montpellier (Stahl, Barthez, etc.). Diderot, Buffon, Maupertuis5 ont employé le terme dorganisation, mais 11comment lont-ils fait ? Saint-Simon nest pas un simple continuateur de lhistoire et de la philosophie naturelle du xviiie siècle, pas plus quil nest un simple précurseur du positivisme.

Également la mise en évidence de la relation peu étudiée entre les Idéologues et Saint-Simon ouvre à une lecture républicaine de cette filiation. Le travail critique des Lumières se poursuit avec pour vecteur une anthropologie philosophique (Cabanis entre autres a établi un parallélisme entre les crises cérébrales et les crises sociales). Cest à cette articulation entre histoire naturelle et physiologie sociale, à lexamen du rôle des Idéologues, ces « libéraux anti-théologiens et anti-métaphysiciens6 » que se consacre Jean-Paul Frick. Ce dernier ne fait pas dérudition, même si sa connaissance de la philosophie du xviiie siècle, celle de C.-H. de Saint-Simon est remarquable. Il nétudie pas les influences, mais établit lidentité dune doctrine (qui lie biologie et science de lhomme) au travers de lapproche philosophique dun concept.

Dans cette étude, on voit Saint-Simon dépasser le schématisme de Condorcet ainsi que la conception anhistorique de lIdéologie mais sans rompre avec eux. Pour Condorcet, lhumanité na pas dhistoire, au sens moderne du terme, elle ne met pas en œuvre « un auto-déploiement de soi à travers le temps7 ». Il manque justement à Condorcet, qui compte encore sur la combinaison et le calcul des probabilités pour approcher scientifiquement les phénomènes moraux et politiques, lidée de vie qui permettra de penser la continuité, lordre immanent des sociétés et de lhistoire. Doù limportance de la physiologie et de la biologie naissante pour compléter lexpression théorique de ce que lesquisse de Condorcet a proposé.

12

La notion dorganisation
et lidée de classification

Comme Cabanis et de Tracy, Saint-Simon part dun naturalisme moral et social. La vie humaine, individuelle ou collective, se conçoit sur un mode parent de celui de la vie biologique, en particulier parce quelle tire son ordre dune régulation interne. Le vitalisme de Bordeu (1722-1776) ou Barthez (1734-1806), lÉcole de Montpellier en général, fournit le modèle dune forme de spontanéité auto-normée de la vie sociale. Aucun Dieu, aucun principe métaphysique, aucune Nature éternelle ne sont des hypothèses nécessaires pour la comprendre. Lauto-transformation de lhumanité dans lhistoire est une mise en ordre, cet ordre émerge spontanément dun principe interne immanent. « Lorganisation fournit le concept décisif permettant dordonner le réel et éventuellement dy lire une progressivité8 » écrit J.-P. Frick.

La physiologie (et non lanatomie) telle quelle se conçoit dans la biologie naissante permet de conceptualiser le travail du temps, lhistoricité. Et cest la notion dorganisation qui est le vecteur de la relation entre passé, présent et avenir. Il ne sagit en rien dun réductionnisme. Les phénomènes sociaux ne sont pas abordables seulement avec les méthodes de la physique. Le Mémoire sur la science de lhomme innove dans la mesure où il tâtonne génialement pour fonder une science nouvelle, parente de ses prédécesseurs, mais également adaptée aux entités quelle veut connaître scientifiquement. Un nouvel espace philosophique, matérialiste, postule un principe unitaire pour la totalité des phénomènes, humains et non humains. L« enchainement des formes vivantes » (Maupertuis) est le modèle de lordre présent dans la nature, mais aussi dans lhistoire des sociétés. La réalité sociale est appréhendable sur un mode qui sinspire de la connaissance de la vie des organismes singuliers.

Mais ce nest pas nimporte quelle histoire naturelle qui sert ici de référence, Buffon plutôt que Linné, la classification plutôt que la nomenclature9. 13Au xviiie siècle les naturalistes français ont préparé le transformisme et le futur évolutionnisme. Quoi quil en soit dans le domaine de lhistoire naturelle comme dans celui de la philosophie Saint-Simon innove et soppose au fixisme créationniste. Ce faisant il ouvre lespace de la science de lhomme :

lœuvre de Saint-Simon écrite de 1802 à 1825 se situe exactement dans la période décisive de lhistoire intellectuelle européenne, dans cette mutation où fut abandonné le mode de pensée propre aux Lumières et où fut instaurée cette structure intellectuelle dans laquelle les sciences sociales deviennent possibles, lhomme faisant alors lobjet dune connaissance scientifique10.

Après avoir tâtonné autour du newtonianisme et de la philosophie de la nature du xviiie siècle Saint-Simon daprès Jean-Paul Frick ouvre un espace théorique en rupture avec ceux-ci. On va voir que les principes de connaissance du vivant tels que Linné par exemple les met en œuvre ne sont pas repris par Saint-Simon bien que souvent, dans un premier temps, il résume et semble reprendre telles quelles les thèses de ses prédécesseurs dans des textes qui ont statut de fiche de lecture autant que douvrages proprement dits.

Longtemps la nomenclature sest attachée à la description de lordre naturel fixe et stable depuis lorigine de la Création. Cet ordre était celui dune série de singularités comprises comme des espèces distinctes créées par Dieu ; « Despèces nous en comptons autant quil y a eu au commencement despèces diverses créées11 ». La nomenclature par conséquent se conçoit comme non arbitraire et unique. Chaque singularité végétale ou animale a une définition, et prend place dans un ensemble fixiste et essentialiste : « Au commencement des choses pour chaque espèce de vivant, il fut créé une paire unique du sexe. La raison nous en persuade12. » Le terme de nomenclature vient de nomen calo, « appeler par son nom », le nomenclator à Rome est celui qui nomme et désigne les citoyens à son maître (en période électorale, pour que celui-ci puisse sadresser à chacun deux). De plus, le nom dans le cadre de la nomenclature classique nest pas arbitraire, il exprime 14la nature de ce qui nommé : les noms sont donc bien adéquats à ce quils désignent.

La classification moderne au contraire suppose une dynamique, une réalité généalogique de la vie et une dimension temporelle : lhistoire naturelle, en devenant la biologie, incorpore le travail du temps, lhistoricité. La classification biologique alors ne restitue pas un ordre naturel fixe, mais la constitution progressive et graduée de lorganisation des êtres vivants en séries. À partir de lorganisme animal ou de la plante la plus simple, il sagit de repérer la gradation de la complexité dans la composition de lorganisation. Il paraît avéré que

À la veille de la Révolution française saffrontent deux conceptions de la classification du vivant, totalement inconciliables dun point de vue logique. Lune, basée sur le continu, génère un cadre permettant dimaginer des transformations dun organisme dans un autre ; lautre, donnant des unités taxinomiques discrètes, produit des ruptures, des coupures au sein dun ensemble dont lorganisation paraît alors structurellement figée13.

La classification des sciences et la théorie générale de la classification, la forme de lencyclopédie seront les instruments de réflexion de Saint-Simon et plus tard de Comte. Au-delà de Bacon, de DAlembert, une philosophie nouvelle de la classification, la conception dune connaissance scientifique qui construit les instruments du questionnement quelle adresse à la nature (à laquelle elle na pas accès directement, mais dabord par le vecteur des hypothèses ou des dispositifs expérimentaux), simposera. La connaissance est désormais construite, historique, approximative, perfectible. Comme la classification dans la définition quen donne la Philosophie zoologique de Lamarck, elle est utile à la communication entre les savants mais na pas de naturalité.

Ce que montre bien Jean-Paul Frick cest limportance du concept dorganisation, de lEssai sur lorganisation sociale (1804) à LOrganisateur (1819-1820), le mot et lidée sont partout présents. La biologie nouvelle (le terme en Français est employé pour la première fois par Lamarck en 1802) et la future sociologie sarticulent lune à lautre. Est mis en évidence le fait quil ny a pas de réductionnisme dans la proposition de Saint-Simon, en effet il y a des phénomènes physiques et des phénomènes moraux. Lordre social est une réalité différente de lordre naturel mais 15qui en fait néanmoins partie. Il y a une égale capacité de la réalité à produire des phénomènes purement physiques et des phénomènes que lon nomme moraux.

La différence entre lordre purement physique et lordre humain sexplique parce que lon peut appeler la capacité complexificatrice et créatrice de la nature. Cest autour de la notion dorganisation, comme nous le verrons que se jouera lapprofondissement de cette continuité complexificatrice14.

La physiologie sociale,
naissance de la science de lhomme

Il y a donc dabord une volonté dinnovation épistémologique et philosophique chez Saint-Simon. La société comme objet de connaissance est pour lui un phénomène dynamique : elle « vit » dans lhistoire, au sens où elle se produit et se crée elle-même, immanente comme la vie animale. La science des sociétés, la physiologie sociale, étudiera donc la société dans son action de transformation, dans ses modes dorganisation du travail et de transmission des connaissances. Comme dans la vie animale, classes et groupes sociaux naissent et parfois perdurent, lhistoire sociale donne à voir lémergence et dans certains cas la perpétuation de formes singulières de vie. La « physiologie sociale » sera donc dabord létude de ce qui caractérise la vie, cest-à-dire lémergence de formes neuves dorganisation. Elle est pensée et définie sur une base conceptuelle : « sa sociologie et sa philosophie sont si intimement unies que bien loin quelles soient externes lune à lautre, il est plutôt malaisé et presque impossible de les séparer et dexposer lune indépendamment de lautre15 » écrit Durkheim à propos de Saint-Simon.

Lorganisation interne des sociétés ordonnées en séries de groupes et de classes se construit par analogie avec la physiologie dans lépaisseur de la construction historique. Les sociétés sont en perpétuelle transformation, 16un principe interne les ordonne et non un principe formel ou un ordre empiriquement constatable. Les sociétés, groupes ou classes nont donc pas dordonnancement directement visible. Leurs principes dorganisation sont étudiés par la science de lhomme qui sattachera donc à approcher les « rapports internes entre les éléments dont lensemble est une fonction16. » La méthode employée sera parente de celle utilisée en biologie. La science de lhomme étudie les transformations de lordre humain collectif, dans son immanence.

Les êtres vivants sont, depuis le changement dépistémè au début du xixe siècle, considérés comme des ensembles à trois dimensions où les structures sétagent en épaisseur, selon un ordre dicté par le fonctionnement de lorganisme pris dans sa totalité. La surface dun être est commandée par la profondeur et le visible des organes par linvisible des fonctions. Ce qui régit la forme, les propriétés, le comportement dun être vivant, cest son organisation17. Les sociétés comme objets de connaissance seront donc approchées sur le mode « physiologique ». La physiologie comme théorie générale de lorganisation comptera les sociétés humaines parmi ses objets. Saint-Simon dailleurs déclare solennellement : « Mes amis, nous sommes des corps organisés, cest en considérant comme phénomènes physiologiques les relations sociales que jai conçu le projet que je vous présente18. »

Les sociétés humaines doivent être étudiées comme sont étudiées les espèces animales dans la biologie naissante. Ce sont les nouvelles modalités dexplication des variations et procédés de classifications qui inspirent Saint-Simon. Il semble donc que dans ses textes fondateurs de la science de lhomme, Saint-Simon accrédite le modèle foucaldien de rupture épistémologique. Cette nouvelle science (cette méthode nouvelle, ces objets nouveaux) est issue dune coupure ou dun changement radical : « les révolutions scientifiques suivent de près les révolutions politiques19 » écrit Saint-Simon dans lIntroduction aux travaux scientifiques du xixe siècle.

De manière vague (en ce qui concerne Saint-Simon) ou de manière cohérente (pour ce qui est de la philosophie des sciences dAuguste Comte), les fondateurs de la science de lhomme revendiquent loriginalité dune 17méthode quils empruntent à la biologie naissante : « nous présenterons la science de lhomme basée sur des observations physiologiques20 ». Cette méthode leur impose de considérer le caractère global, « organisé », des phénomènes qui sont étudiés, ce que Saint-Simon appelle le « mécanisme » des phénomènes. Cette dynamique de la nature et de la société était absente des philosophies ou des sciences du xviiie siècle.

Bien que la notion dorganisation soit cardinale pour comprendre la philosophie de Saint-Simon, il faut souligner que nous sommes ici dans un tout autre cadre que celui de lorganicisme vitaliste qui caractérise la pensée réactionnaire21. Loin de supposer une unité naturelle et spontanée de la société, chez Saint-Simon et Comte « on passe de limage anthropomorphique du corps politique à celle dorganisme et dorganisation22. » Lorganisation tient à une série de relations horizontales, à la différence dun corps politique souvent pourvu dune tête (le gouvernement, le monarque) ou une Machine efficace (Léviathan, lhomme artificiel de Hobbes).

On trouve chez Saint-Simon une conception de la biologie comme physiologie des fluides. La vie est flux continu et caractérise les corps organisés à linverse de la rigidité discontinue des corps bruts. Notre philosophe est sur tous les plans ladversaire dune anatomie sociale fixiste. Les sociétés vivent et sauto-modifient. La société européenne se définit désormais dans lhorizontalité déchanges, non dans la verticalité hiérarchique. De même pour Auguste Comte la vie sera une double série de relations dynamiques23.

A contrario de la physiologie de Saint-Simon et de lanalyse quen fait Jean-Paul Frick, un ouvrage paru il y a quelques années, Les figures de lorganisation, sciences de la vie et sciences sociales au xixe siècle24,fait du fixiste réactionnaire Cuvier et de lanatomie le vecteur dun « espace commun entre les sciences sociales naissantes et la biologie » et minore voire ignore les apports de Cabanis, Vicq dAzyr, Pinel, ou Geoffroy 18Saint-Hilaire. Cette lecture est opposée à celle, progressiste, de Jean-Paul Frick. Est également peu analysé dans cet ouvrage lapport des fondateurs de la biologie en particulier Lamarck. Et de même est négligé le rôle dAuguste Comte, dont la philosophie est à lorigine de la société de biologie et qui a inventé le néologisme de sociologie, tout en définissant, à la suite de Saint-Simon, lespace épistémologique des sciences de lhomme. Si lon ajoute à cela une référence constante à Spencer et Boudon, linterprétation de lauteur semble renvoyer à ce que lui-même dit de Cuvier :

Il importe bien peu ici, en définitive, de savoir si Cuvier adhère à une nouvelle forme de théologie providentialiste en raison de ses convictions religieuses ou pour légitimer consciemment ou inconsciemment limmutabilité de la société dAncien Régime ou plus généralement dun ordre social hiérarchique fondée sur le christianisme25.

Il faut se souvenir que, dans le contexte de lépoque, ces questions sont lobjet de tensions très fortes entre le clan libéral, matérialiste et progressiste, auquel appartient Saint-Simon, et le camp conservateur et catholique26 (le fixisme de Cuvier est la doctrine officielle de la Restauration).

La théorie générale de lorganisation que Jean-Paul Frick décrit et quil appelle « fondamentale » est donc une théorie de la physiologie27 assez éloignée de lanatomie sociale fixiste de Cuvier. Limportance accordée au concept dorganisation se situe au niveau de la description des phénomènes sociaux particuliers mais aussi au niveau de « la science générale » cest-à-dire la philosophie. Très éloignée du fixisme, elle permet de penser et dans lavenir détudier le devenir des sociétés dans le cadre dune conception progressive et progressiste (socialiste) de lavenir humain. Comme le dit très bien Jean-Paul Frick, « il ny a pas de nature humaine fixée mais une dynamique coordonnée au 19cours du temps et dont la loi est immanente28. » On voit ici clairement la nature du lien entre biologie et science humaine et sa dimension politique et philosophique.

Organisation et administration

Comme lindique Jean-Paul Frick, lorganisation sociale est très différente de lÉtat et nest dirigée ni par un gouvernement autoritaire ni par le libre choix des citoyens. Anonyme et efficace, ce que Saint-Simon appelle ladministration est la régulation de « laction générale de la société sur elle-même », elle tient compte des lois objectives régissant lorganisation de cette société. La société industrielle est fondée doublement sur les sciences : sur les applications des sciences exactes pour lefficacité industrielle, sur la science sociale pour la connaissance de ses propres principes organisationnels. En effet les sociétés à partir de la Révolution française et de la révolution industrielle en Europe ne sont plus unifiées par les dogmes ou la théologie politique, la vie sociale et les mœurs nont plus la religion pour grammaire principale. Comme sociétés industrielles, cest de manière horizontale et non verticale, de manière relative (historiquement datée) et non plus absolue quelles se réorganisent lorsque le régime féodal ou monarchique, autoritaire et militaire commence à lentement dépérir.

La société issue de la révolution industrielle et de la Révolution française nest pas pour Saint-Simon lisible dans le cadre de la théologie chrétienne de lincarnation contrairement à linterprétation de Pierre Musso29. Même si certains saint-simoniens ultérieurement, par exemple Enfantin, retrouveront incarnation et symboles dans lÉglise saint-simonienne qui sinspire largement de lÉglise catholique. Limportance de la philosophie de Saint-Simon et sa spécificité par rapport à un certain nombre de ses disciples tiennent justement à la mise à lécart de la métaphore du corps et de lincarnation du pouvoir pour décrire 20lorganisation sociale. Il y a bien sortie de la religion pour que puisse exister une autre forme de lien social. Le trait fondamental de lœuvre politique de Saint-Simon, comme le montre fort bien, Jean-Paul Frick est bien lutopie dune société socialiste et non la religion industrielle. Tout au contraire elle fait de lindustrie un instrument : celle-ci met sa puissance au service de la « classe la plus pauvre et la plus nombreuse » et ne justifie son expansion quainsi.

Cependant, Saint-Simon reste un libéral :

la rectitude qui fonde la possibilité dune action organisatrice de ladministration ne présuppose pas cependant la nécessité dune instance spécifique, capable de dépasser les particularités individuelles et de proclamer lintérêt général []. Cest sur la base même des positions individuelles que se réalise la synthèse entre lintérêt particulier et lintérêt général30.

Doù limportance cardinale de la définition de la propriété, de sa distribution ou redistribution selon des modalités favorables à la production industrielle. Cest bien à partir de la définition économique de la propriété et de lorganisation du travail que se trouve redéfinie la moralité des relations sociales31. On comprend donc que cest à partir de Smith et de Say32, grâce à des principes épistémologiques puisés dans la biologie naissante que Saint-Simon peut proposer à la fois une définition de la vie sociale, une théorie de la connaissance et un projet de réorganisation sociale.

Ladministration, dans le vocabulaire de Saint-Simon, a donc la capacité darticuler la partie et le tout, la spontanéité des activités individuelles et le plan densemble qui les complémentarise et permet déchapper à légoïsme et lanarchie. Lorganisation sociale comme celle du vivant surgit en quelque sorte des profondeurs de la vie de la société. Le socialisme saint-simonien émerge donc dun « laisser-faire, laisser-passer ». De même la morale sociale, la morale positive, se fonde selon lheureuse formule de Jean-Paul Frick sur la base dun « utilitarisme tempéré33. » La morale comme calcul utilitariste des intérêts 21individuels est dépassée mais non niée par les valeurs de solidarité sociale. La prospérité individuelle a ici pour vecteur lorganisation sociale. Le libéralisme reste impuissant sil nest pas prolongé par le socialisme républicain.

La morale « [] signifiait linstauration de relations humaines excluant tout recours à la force et reposant sur le respect spontané des règles de la vie sociale34. » Cest la reconnaissance par lindividu de lutilité de lassociation et du lien social qui importe mais également il sagit à partir de lutilité de concevoir la valeur intrinsèque de la fraternité (Le nouveau christianisme). Jean-Paul Frick nous amène au plus près de la définition de la cohésion sociale : celle-ci daprès Saint-Simon tient à lunité dorganisation et à la cohérence des valeurs. Ce système rend anachronique toute forme de conquête et de domination. Le principe même de son fonctionnement exclut tout rapport de violence, toute domination de lhomme par lhomme35. Mais cette association nexclut pas « [] la possibilité dune instance dirigeante, qui prend en main lorganisation de lensemble, non pour la contraindre, mais pour lui apporter la clarté sur ses intérêts et ses sentiments36. » Cette instance, cest ladministration au sens de Saint-Simon, administration qui ne simpose pas à la société de lextérieur mais qui correspond à une forme dorganisation ou de réorganisation. LÉtat et le politique doivent dépérir, il ne sagit pas de remplacer un groupe au pouvoir par un autre. Reposant sur la capacité, le pouvoir est immanent à la société tout comme le principe dorganisation dun être vivant émerge de ses actes et de son existence même.

22

Lhorizon politique de la fondation
de la science de lhomme

La philosophie française des sciences a pour spécificité de lier épistémologie et politique depuis lEncyclopédie de Diderot et dAlembert dont on connaît le rôle préparatoire à la Révolution française. À propos de Saint-Simon, qui tient une place éminente dans cette tradition intellectuelle, Jean-Paul Frick note avec pertinence : « Son projet “épistémologique” est lié à un projet politique mais cest bien ce projet “épistémologique” qui fournit des ressources nécessaires au projet politique37. [] » De quelle nature est ce projet politique ? Et quelle est son importance ? Tout na-t-il pas été dit lorsque Engels oppose le socialisme utopique et le véritable socialisme, celui de Marx. Rien nest moins sûr pour Jean-Paul Frick qui affirme avec vigueur à propos de la politique de Saint-Simon :

matrice des doctrines à venir, son œuvre ne serait plus une utopie par défaut à laquelle des modifications ultérieures permettraient de faire franchir le seuil qui mène à la réalité effective. Elle apparaît davantage comme lutopie matricielle des temps modernes38.

La science de lhomme nous indique ce quest une société ou ce quelle doit être. Se tisse alors le lien originel entre la sociologie dans sa définition française du xixe siècle et le républicanisme. Lordre humain « scelle une alliance avec lordre objectif ». Lévolution historique réalise cet ordre. Les choix politiques par conséquent seront guidés par la connaissance de la vie sociale, de ses équilibres, de son organisation, de son évolution. Ils ne peuvent être laissés à la fantaisie desprit ignorants ou doctrinaires. Lorganisation est ce que Saint-Simon nomme une administration, qui met sciences et industries au service de lensemble de la société.

Lutopie nest plus alors le règlement dune société parfaite comme chez Bacon ou More, mais la mise en œuvre progressive et progressiste dun plan densemble nécessaire. Jean-Paul Frick décrit clairement ce lien entre sciences politiques et républicanisme dans son commentaire 23de la philosophie politique dAuguste Comte, Comte qui poursuivra leffort de Saint-Simon dans cette mise en relation.

Dans son caractère inconditionnel même, le pouvoir est un « service public ». Il représente la silhouette paradoxale à travers laquelle les hommes sapproprient leur existence au moyen dune structure qui semble les dessaisir. Cest en ce sens, que lon est tenté de dire que Hobbes, comme peut être Comte, ont une conception « démocratique » de la vie politique, fondée sur le refus de la démocratie comme forme de gouvernement39.

La société industrielle pour Saint-Simon doit donc se fonder sur la nouvelle science de lhomme qui lui permettra de mettre en œuvre les transformations nécessaires à la mise en place du socialisme républicain tel quil lenvisage. Elle constituera également une référence doctrinale qui permettra de remplacer la théologie et les références religieuses par une nouvelle forme de connaissance. Cette forme de société a ses prémisses dans lhistoire. Daprès Saint-Simon lémancipation des Communes, véritable naissance de la société civile au Moyen Âge bien quen opposition au monde féodal constitue les premiers linéaments de la future société industrielle. Cette transformation de la société sassortit de la transformation de la connaissance et inversement celle-ci permet une transformation volontaire et consciente de la société.

Lorganisation sociale et socialiste est une forme dorganisation différente des religions qui furent longtemps le mode de liaison du corps politique. Il ny a plus désormais dinstance autre que le pouvoir de la société sur elle-même : léducation scientifique remplace les religions.

Les connaissances scientifiques ne doivent pas être envisagées seulement en elles-mêmes et pour lapport à la connaissance positive, mais bien dans leur rôle social et pour ainsi dire politique. Considérant lhistoire des sciences en Europe depuis le Moyen Âge, Saint-Simon prête à ce développement une véritable force sociale, une puissance de désorganisation du système ancien []. Retracer cette évolution de la pensée scientifique, cest reconstituer un conflit qui opposa la science à la religion et les savants au clergé. Et de même faut-il voir dans ce développement de la science lun des éléments constitutifs du nouveau système social qui se formait au sein de lancienne organisation. Marx verra dans linterprétation de la fonction sociale des 24sciences, la marque de « la conception socialiste fondamentale » propre à Saint-Simon, conception qui ne cesse de référer une activité commune à léquilibre et au conflit de la société40.

Le socialisme républicain

Pour Jean-Paul Frick, Saint-Simon pose les bases du socialisme républicain quAuguste Comte exposera de manière plus explicite ou systématique dans son grand Système de politique positive et auquel Durkheim donnera une forme définitive. Le lien de cette forme de socialisme avec la science de lhomme et le concept dorganisation est fort.

Lavènement de la République contre la monarchie, signifie la découverte de lappartenance de chacun au corps social comme membre actif destiné à être reconnu dans cette qualité. Lordre social et politique est « chose publique », la chose de tous. Il ne trouve pas son origine et sa consistance dans la personne dun homme ou dun groupe dhommes occupant une place privilégiée par rapport aux autres hommes. Il nest pas suspendu à la volonté d« agents » excentrés par rapport aux autres hommes et qui seraient eux-mêmes le relais dune volonté transcendante à lordre social. Avec lidée républicaine le corps social accède à une sorte dautonomie. Il se referme sur lui-même. Il trouve en lui-même le principe qui lui donne vie. Il vit de sa propre vie et de la vie de tous ceux qui le composent41.

Le républicanisme français du xixe siècle sappuie sur la connaissance de lorganisation sociale. La question principale nest pas la nature du gouvernement car le pouvoir ne sexerce pas sur le corps social de lextérieur de celui-ci par violence et contrainte. Le pouvoir est donc une administration ou un « service public ». Une fois encore, il faut souligner quil ne sagit pas de changer les possesseurs ou les titulaires du pouvoir mais plutôt de transformer sa nature. Ou plutôt daller dans le sens de lhistoire, celui de la transformation technique et économique qui est en cours. Pour une société pacifique qui a pour but la production, le 25pouvoir est une expertise utile et non une autorité dictatoriale, ce pouvoir est dans la vie même de lorganisation et ne doit pas être compris comme extérieur à celle-ci. Doù limportance des connaissances scientifiques qui justifie cette forme dexpertise et qui joue donc par leur nature même une sorte de rôle social.

Ainsi la science des sociétés est aussi « la science de la liberté » et non seulement la science des régimes soumis aux déterminismes []. Ainsi daprès Saint-Simon, la sociologie parce quelle est létude de la société en actes, doit prendre en considération non seulement les habitudes, les pratiques, les régimes, les régularités, mais aussi les aspirations, les sentiments, les évolutions, les effervescences collectives, et étudier les interpénétrations entre les déterminismes sociaux et la liberté humaine42.

Lutopie socialiste sarticule à la physiologie sociale43.

Nous remercions Mme Chantal Frick d avoir autorisé la publication de la thèse de son mari.

Juliette Grange

1 PUF, 2012, édition spéciale sous coffret puis 2013 en collection Quadrige.

2 Paris, Vrin, 1982.

3 « Les détours de la problématique sociologique de Saint-Simon », Revue française de sociologie, 1983, 24-2, p. 183-202 ; « Lhomme, lanimal et le Grand Être. Le statut de la sociologie dans le Système de politique positive dAuguste Comte », Revue de métaphysique et de morale, 1986 (91), no 4, p. 462-485 ; « Condorcet et le problème de lHistoire », Dix-Huitième Siècle, 1986, no 18, p. 337-358 ; « Philosophie et économie politique chez J.-B. Say. Remarques sur les rapports entre un texte oublié de J.-B. Say et son œuvre », Histoire, économie et société, 1987, no 1, p. 51-66 ; « Le problème du pouvoir chez Auguste Comte et la signification de sa philosophie politique », Revue philosophique de la France et de létranger, 1988, 178(3), p. 273-301 ; « Lutopie de Saint-Simon. Éléments dune réflexion sur lutopie saint-simonienne et sur la logique des utopies modernes », Revue française de science politique, 1988, 35-3, p. 387-401.

4 Auguste Comte et la république positive, Presses universitaires de Nancy, 1991.

5 Maupertuis dès 1743 élabore un « mutationnisme » qui prépare au transformisme du début du xixe siècle. Diderot dans quelques articles de lEncyclopédie sépare histoire naturelle et récit biblique.

6 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, Vrin, 1988, p. 35-36.

7 J.-P. Frick, in « Condorcet et le problème de lhistoire », revue Dix-huitième siècle, no 18, 1986, p. 338.

8 J.-P. Frick, voir ci-dessous, 2e partie, p. 237.

9 Cf. J. Grange, « De la nomenclature à la classification. Sur la nature dune rupture entre xviiie et xixe siècles », in Nomenclatures au xviiie siècle : la science, « langue bien faite », Ph. Selosse (dir.), Ed. de lAristoloche, 2015.

10 P. Ansart, Sociologie de Saint-Simon, PUF, 1970, p. 61.

11 Linné, Fondamenta botanica, Amsterdam 1736, § 157.

12 Linné, ibid., § 132. Il semble cependant que Linné admette des variations (cf. T. Hoquet, Les Fondements de la botanique, Vuibert, 2006).

13 H. Le Guyader, Classification et évolution, Le Pommier / Cité des sciences, 2003, p. 104.

14 J.-P. Frick « Lutopie de Saint-Simon. Éléments dune réflexion sur lutopie saint-simonienne et sur la logique des utopies modernes », Revue française de science politique, 1988, 35-3, p. 391.

15 Le Socialisme, PUF, 1971, p. 118.

16 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 230.

17 F. Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, 1969, p. 87.

18 Saint-Simon, Lettres dun habitant de Genève, in Œuvres complètes, PUF, 2012, I, p. 118.

19 Introduction…, I, 591.

20 Mémoire sur la science de l homme, II, p. 1225.

21 « Le trait fondamental de la pensée Ultra est dêtre une pensée biologique, il existe un terme pour désigner ce genre : “organicisme” », R. Rémond, Les Droites en France, Aubier, 1982, p. 54.

22 J. Grange, « Du corps politique à lorganisme social », Revue internationale de philosophie, vol. 52, no 203, 1994, p. 96.

23 J. Grange, La Philosophie dAuguste Comte. Science, politique, religion, PUF, p. 192 et suivantes.

24 D. Guillo, Les Figures de lorganisation, PUF, 2003.

25 D. Guillo, op. cit., p. 49. On peut sinterroger non sur linterprétation idéologique de Guillo concernant la naissance de la sociologie, mais sur le silence de la critique à son sujet. La question a été largement étudiée par J. Roger et par C. Grimoult (in Évolutionnisme et fixisme en France, histoire dun combat (1800-1882), éd. du CNRS, 1998).

26 Saint-Simon est inquiété, ses manuscrits saisis par la police et censurés. Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire, favorable au transformisme, doit, comme sétait déjà le cas de Buffon au xviiie siècle, intégrer des passages apologétiques dans ses travaux pour quils soient publiés.

27 J.-P. Frick, ci-dessous, 1re partie, p. 162 et suivantes.

28 Ibid., 2e partie, p. 327.

29 La religion industrielle, Fayard, 2017.

30 Ci-dessous, 3e partie, p. 838.

31 Ibid., 2e partie, p. 374-375

32 Mais sans en rester à la lettre de leur doctrine « on serait tenté de dire que Saint-Simon “digère” la théorie économique de ces auteurs dans sa propre philosophie » écrit J.-P. Frick. « Lutopie de Saint-Simon … », art. cité, p. 397.

33 Ci-dessous, 3e partie, p. 860 et suivantes.

34 Ibid., 3e partie, p. 601, note 157.

35 Ibid., 3e partie, p. 600, 810 notamment.

36 J.-P. Frick. « Lutopie de Saint-Simon … », art. cité, p. 395.

37 Ibid., 1re partie, p. 60.

38 « Lutopie de Saint-Simon », art. cité, p. 388.

39 J.-P. Frick, « Le problème du pouvoir chez Auguste Comte et la signification de sa philosophie politique », Revue philosophique de la France et de létranger, tome 178, juillet-septembre 1988, p. 388.

40 P. Ansart, Saint-Simon, PUF, collection philosophie, 1969, p. 57.

41 J.-P. Frick, Auguste Comte et la République positive, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 41-42.

42 G. Gurvitch, Introduction, C.-H. de Saint-Simon.La physiologie sociale, œuvres choisies, PUF, 1965, p. 12.

43 J. Grange, LIdée de république, chap. xii – Sociologie et socialisme, Agora Pocket, 2018.