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Classiques Garnier

Préface Cimino dans l’histoire

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Cinéma de Michael Cimino. L'Amérique, un rêve évanoui
  • Pages : 11 à 13
  • Collection : Recherches cinématographiques, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406086642
  • ISBN : 978-2-406-08664-2
  • ISSN : 2556-4102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08664-2.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/07/2019
  • Langue : Français
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Préface

Cimino dans lhistoire

Cédric Donnat a écrit la première thèse entièrement consacrée au cinéma de Michael Cimino. Il nest pas étonnant que ce travail vienne de France, qui a entretenu avec lauteur de La Porte du paradis un rapport passionnel. Personnellement, je me souviens de léblouissement des 3h39 de La Porte du paradis, vu au cinéma Le Balzac en 1989, lors de la sortie de la version originale et complète du film, éblouissement répété, ô combien, lors de la redécouverte du film au Max Linder en 2013, vu et revu trois soirs de suite. Depuis, cest un film que je revois régulièrement en dvd, de même que Voyage au bout de lenfer. À chaque fois, même sur un petit écran, je ressors de ces expériences ravi, épuisé, médusé, sans doute vidé dune part de moi-même par la violence de ces œuvres, leur caractère de fresque épique et les efflorescences quelles offrent.

Les pages de Cédric Donnat, denses et foisonnantes, regorgent dinterprétations nées de documents dénichés au cours dune recherche de large ampleur. Elles simposent comme une lecture stimulante des trois chefs dœuvre de Cimino, Voyage au bout de lenfer (1978), La Porte du paradis (1980), LAnnée du dragon (1985), et des rapports que cette trilogie entretient avec lhistoire américaine. Partir de la forme pour révéler lHistoire, voici la méthode de Cédric Donnat. Il démontre sur bien des points que la mise en scène conçue par Michael Cimino construit un discours sur lhistoire en restituant le passé dans toute sa complexité, parfois toutes ses contradictions, oscillant constamment entre part documentée, mythologie américaine et vision critique de la construction dune nation.

Cet essai brasse large, creuse profond, compare, rapproche, souligne un motif, le reprend, insiste, le reprend encore. Lécriture possède une ambition précisément « ciminesque » ; elle propose un voyage, à travers la minutie du détail comme le sens général de la fresque, par son exigence dauthenticité et la voie originale quelle suit. Le lecteur accompagne 12Cédric Donnat, et progresse le long de ce livre un peu comme durant lexploration dune jungle à la suite dun guide sûr et expérimenté qui connaît parfaitement le terrain ; on se perd parfois, on se retrouve toujours. In fine, le lecteur découvre le chemin de cette quête, la forêt séclaircit, le ciel est là, du sens surgit grâce aux multiples cercles dinterprétation qui ont permis de saisir les moments phares du cinéma de Cimino.

La forme circulaire qui habite cet essai en fait un ouvrage très travaillé, à tous les sens du terme. Cédric Donnat a dabord été au travail, proposant ainsi une somme considérable, apportant dincontestables nouveautés dans lanalyse de cette œuvre monumentale. Ainsi, les rapprochements visuels qui nourrissent cet essai sont essentiels : la relecture des séquences de roulette russe de la seconde partie de Voyage au bout de lenfer souligne par exemple le rôle de certaines images ayant inspiré Cimino dans l « invention » de cette épreuve, notamment la photographie dEddie Adams, Saigon Execution (1968). De même, la mise en contexte historique de La Porte du paradis, et la vérité documentée sur cette étrange « guerre des cinq jours » davril 1892 – a-t-elle même eu lieu ? – dans le Comté de Johnson, est indispensable à qui veut comprendre ce film en le replaçant dans lhistoire de lOuest américain.

Cest ensuite un ouvrage « travaillé » : habité et porté par la passion pour Cimino. Cédric Donnat, par ses connaissances, son érudition, parfois même la virulence de ses jugements sur ceux qui nont pas toujours compris lauteur de LAnnée du dragon, parvient aisément à nous convaincre de le considérer comme un artiste majeur. Dailleurs, cest une forme de révolte qui est à lorigine de cet essai : comment de tels films ont-ils pu être si mal vus, si peu compris, parfois même traînés dans la boue par la critique, notamment américaine ? Tout, chez Donnat, part de cette révolte qui le travaille : il assume cette place et se fait procureur, critique de la critique.

Cest de cette place, occupée par un historien du cinéma qui ne sen laisse pas conter, donc vérifie tout, reprend et va aux sources véritables, que naissent certaines des analyses les plus fines et les plus intéressantes de cet essai. Ainsi quelques jolies trouvailles découlent-elles de certaines erreurs de traduction qui émaillent les sous-titres de moments cruciaux de films phares. Il faut toujours passer au crible les idées reçues. Donnat a le talent, doublé dune belle présence desprit, de repérer dincroyables contresens qui parcourent par exemple la version sous-titrée française de 13Voyage au bout de lEnfer, témoignant plus largement de lincompréhension profonde qui entoura le film, aussi bien aux États-Unis quen France, malgré son succès public et sa large reconnaissance dans la profession. « I Want to play the American », tout dabord, qui devient : « Je veux rencontrer lAméricain », ce qui escamote, dans la bouche de Michael Vronsky (Robert De Niro), retournant dans lenfer de Saïgon, cette sorte de jeu de rôles où il tient à se placer lui-même, afin de le retrouver, face à Nick, la vraie victime incarnée par Christopher Walken, devenu joueur professionnel de roulette russe.

Puis vient, à la fin du film, après lenterrement du même Nick, le « Its been such a grey day » murmuré par Angela (Rutanya Alda), la femme de Steve (John Savage), qui se trouve traduit par son presque contraire : « Ce nest pas un jour si gris… ». Comme pour dire : « Il y a encore de lespoir… », avant que le chœur des personnages ne chante un hymne américain (God Bless America) lors des derniers instants. Ce qui, chez Cimino, est une version si désabusée et caustique du patriotisme se mue, dans cette ré-interprétation forcée par ce lapsus linguistique, en une dernière note optimiste et patriotique, presque nationaliste. Or, comme le dit très bien Cédric Donnat à propos de la vision de lhistoire chez Cimino, il est le cinéaste américain qui promet toujours le pire, le plus désespéré des artistes sans espoir.

Et cest précisément pour cette touche de mélancolie inguérissable que Michael Cimino, trois années après sa mort, demeure lun des plus grands cinéastes américains.

Antoine de Baecque