Avant-propos Deux fois dans le même fleuve
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Cinéma de Michael Cimino. L'Amérique, un rêve évanoui
- Pages : 15 à 17
- Collection : Recherches cinématographiques, n° 2
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406086642
- ISBN : 978-2-406-08664-2
- ISSN : 2556-4102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08664-2.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/07/2019
- Langue : Français
Avant-propos
Deux fois dans le même fleuve
Cet ouvrage fera date, et pas seulement parce qu’il s’agit de la première monographie d’une telle envergure consacrée à Michael Cimino. Il impressionne d’abord par son souffle, l’ampleur de sa recherche, l’intime connaissance de son sujet, l’érudition dont il témoigne dans des domaines qui vont de la théorie du cinéma à l’histoire américaine en passant par la philosophie classique et contemporaine, et qui s’appuie sur une culture classique manifestement aimée. Mais ce qui saisit d’abord, c’est la vibration d’une écriture au constant bonheur d’expression (telle cette partition de la trilogie historique du cinéaste en trois âges : la terre, le fer, le verre). Surtout, Cédric Donnat est en véritable sympathie avec son objet, et tout ce livre, qui a la même puissance torrentielle que l’œuvre de Cimino, est animé d’un élan lyrique dans la pensée comme dans l’écriture, sans jamais pourtant se départir de la rigueur de l’historien et de l’analyste.
On salue donc l’architecture rigoureuse qui sous-tend la démonstration, et le geste historiographique fort, qui ancre toujours sa dimension critique dans une argumentation irréfutable fondée sur la réalité objective des films. Il s’agit pour Cédric Donnat, comme pour le cinéaste lui-même, de décaper l’œuvre et l’Histoire de leur version « officielle » et des méta-discours qui les recouvrent et les falsifient, pour en réhabiliter la lettre – entreprise dont la rigueur n’a d’égale que la générosité.
Ce livre manifeste en effet une scrupuleuse et constante attention au détail de ce que racontent, montrent et disent vraiment les films, et a le courage de se confronter à leur ambivalence voire leur opacité (La Porte du paradis). C’est d’ailleurs l’un des immenses mérites de ce travail que de maîtriser la circulation entre le général et le particulier, d’offrir à la fois une vue d’ensemble des films, jusque dans leur contexte et leur réception, et d’étayer leur étude par des analyses de séquences ou de plans d’une extrême précision, qui permettent de complexifier 16ou de nuancer la vision courante, trop souvent monolithique (même sur le mode laudatif), de l’œuvre de Cimino – avec en outre une attention bienvenue à la lettre même du dialogue original. M. Donnat se révèle ainsi non seulement un historien, mais surtout un authentique analyste de cinéma.
Si la « trilogie américaine » de Cimino (La Porte du paradis, Voyage au bout de l’enfer, L’Année du dragon, selon l’ordre chronologique des événements décrits) se taille évidemment la part du lion dans cette étude, on apprécie également la réhabilitation du Sicilien, film tronqué et mal-aimé, et bien sûr l’évocation conclusive du projet d’adaptation de La Condition humaine – qui a l’audace convaincante de substituer à une simple récapitulation de l’argumentation une ouverture en forme d’étude de cas, hommage à un film avorté qui révèle in fine des clés secrètes de l’œuvre du réalisateur. De cette carrière contrariée au point d’inspirer des martyrologes, M. Donnat excelle à dégager l’absolue cohérence morale et esthétique. Et, en s’appuyant sur les concepts de Kracauer, et notamment la rédemption de la réalité matérielle, il démontre de façon pleinement convaincante que l’Histoire chez Cimino, cinéaste du temps en tant même qu’il s’inscrit dans l’espace, est moins méta-discours (y compris dans le didactisme assumé de certaines « leçons d’histoire » – le terme renvoie à Straub, le geste à Griffith, Ford ou Fuller – comme l’évocation de la photographie de l’inauguration du chemin de fer transcontinental dans L’Année du dragon) que préservation des traces, réhabilitation et immortalisation des lieux et des corps. Elle est, tout simplement, incarnée. Et dans un geste réflexif, la démarche analytique de Cédric Donnat s’incarne dans une écriture sensible (au sens fort et philosophique) du terme, qui allie ferveur poétique et précision scientifique pour mettre au jour de pareilles traces dans les films de Cimino. Là encore, le livre épouse la trajectoire de son objet pour lui conférer sa juste dimension à la fois éthique et épique.
Cimino n’a eu de cesse de célébrer, et d’arracher fugacement à l’oubli, « les choses qui s’effacent ». Comme tout grand cinéma, son œuvre constitue par excellence un art du temps. Avec la conscience aiguë que les films eux-mêmes sont sujets à labilité. Plus encore : par-delà les projets inaboutis, les mutilations ou remontages, Cimino a toujours au fond bâti des ruines, dont la plus belle est sans doute La Porte du paradis, aussi majestueuse que forcément lacunaire, vouée au fil même de sa 17construction à un perpétuel délitement. La beauté du geste de Cédric Donnat tient à ce qu’il en prend acte, et en même temps nous donne à voir l’œuvre virtuelle. Et sa manière de prendre en compte la part du rapport du spectateur au corps des films mérite admiration et gratitude.
Serge Chauvin