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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Langues d’Anima. Écriture et histoire contemporaine dans l’œuvre de Wajdi Mouawad
  • Auteurs : Badiou-Monferran (Claire), Denooz (Laurence)
  • Pages : 7 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 167
  • Série : Rhétorique, stylistique, sémiotique, n° 3
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406059479
  • ISBN : 978-2-406-05947-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05947-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2016
  • Langue : Français
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Avant-propos1

Lœuvre théâtrale de Wajdi Mouawad2 est jouée sur les plus grandes scènes internationales et dans tous les festivals3. Elle est volontiers transposée au cinéma4. Plusieurs fois primé5, le deuxième roman de lécrivain6, Anima, paru aux éditions Léméac / Actes Sud en 2012, et réédité depuis en poche7, est dores et déjà traduit en de nombreuses langues8. À tous ces titres, Wajdi Mouawad, écrivain dexpression française né au Liban, dont les deux patries dexil sont la France et le Québec, constitue lune des figures majeures de cette toute nouvelle « littérature-monde9 » quil contribue à faire vivre et dans laquelle il se reconnaît10.

Pour autant, les spécialistes de littérature contemporaine ne sétaient pas encore réunis autour de son œuvre. Le présent ouvrage vient combler cette lacune. Il rassemble les actes du premier colloque international qui sest tenu en novembre 2014 à lUniversité de Lorraine autour de

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lécriture de Wajdi Mouawad, tout particulièrement de celle de ce succès mondial quest désormais Anima.

Que linitiative en revienne, non à des francophonistes, mais à une chercheuse en langue et culture arabes contemporaines et à une spécialiste du français classique, est sans doute moins étonnant quil ny paraît. Dans lun de ses « spectacle[s] de théâtre », Seuls (2008), Wajdi Mouawad met en scène la fascination que lui procure « Le retour du fils prodigue » de Rembrandt (1665), exposé à Saint-Pétersbourg, au musée de lErmitage : « Tout de suite, ce sont les couleurs ! Le rouge déchirant, sur les épaules du père, et le jaune dor, qui donnent au tableau ce caractère précieux, rare et sacré » (Mouawad, 2008 : 43). Vient ensuite le temps des questions : « Surgissent des nouveaux éléments qui mattirent et dautres qui ne mattirent pas [] Quy a-t-il entre ce tableau et moi, et quest-ce qui minterpelle réellement ? » (Mouawad, 2008 : 65). Puis, celui des réponses :

À force de regarder ça me saute aux yeux ! Quelquun manque ! La mère. La mère nest pas là [] Or, si la mère est absente au moment où son fils revient, ce nest pas parce quelle est occupée ailleurs, mais certainement parce quelle est morte ! Voilà ! Le fils parti, la mère est morte entre-temps ! Un pont. La mort de la mère = la perte de la langue maternelle. Un jeune homme est parti si longtemps de chez lui quune fois revenu il réalise quil a perdu lusage de sa langue maternelle. Tentative de récit numéro un : un Libanais, vivant depuis trop longtemps au Québec, réalise, un jour où il tente de prononcer le mot « tigre » en arabe, que sa langue maternelle est brisée. (Mouawad, 2008 : 69-70)

Autrement dit, le tableau classique et son clair-obscur constituent le cadre rendant Wajdi Mouawad à son oubli/déni de la culture arabe et de la langue arabo-libanaise. Cette libre appropriation invite, en retour, la communauté des chercheurs à sortir les textes mouawadiens de laire, purement francophoniste et contemporanéiste, à laquelle lon serait tenté de les réduire11.

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En recentrant le débat autour de lécriture de lHistoire récente – dans Anima, et plus largement, dans lœuvre de Wajdi Mouawad – le présent collectif fait dialoguer, de manière inédite, linguistes, stylisticiens, comparatistes et spécialistes de culture arabe – tous synchroniciens et/ou diachroniciens – autour dune même question obsédante : « comment parler des événements traumatiques récents ? ». Il se penche sur le fait que lune des réponses apportées notamment par Anima tient à lusage de voix, mais aussi de langues multiples. Le deuxième roman de lartiste libano-canadien sécrit de fait en plusieurs langues : le français de France principalement, mais aussi, plus localement, langlais, le québécois, lamérindien, le latin et larabe libanais. Or, à lexception notable de ce dernier, glosé en français par le truchement dun personnage interprète, cette mosaïque linguistique ne fait lobjet daucune traduction. Signe dune « littérature mondiale » faisant sienne le polylinguisme de lépoque contemporaine, sa présence à la surface du texte renvoie aussi, en profondeur, à la quête « dune langue ancienne, oubliée, parlée jadis par les humains et par les bêtes aux rivages des paradis perdus » (Mouawad, 2014 [2012] : 389), et dont le narrateur, dans les toutes dernières lignes du roman, se demande « qui osera jamais [] les rejoindre et apprendre auprès deux à reparler et à déchiffrer ce langage » :

Quel animal ? Quel homme ? Quelle femme ? Quel être ? Celui-là [] aurait à lintérieur de sa bouche [] les fragments dune langue disparue dont nous cherchons inlassablement et depuis toujours lalphabet. Nous réapprendrions à parler. Nous inventerions des mots nouveaux [] Tout ne serait pas perdu. (ibid.)

Centrale, la question du métissage linguistique constitue la table dopération commune où communiquent dénonciation politique (notamment, mais sans exclusive, celles du massacre des Indiens dAmérique, de la guerre au Moyen-Orient, des impérialismes occidentaux), recherche identitaire (« Wahhch [le protagoniste amnésique] retrouverait son nom », Mouawad, 2014 [2012] : 388) et projet esthétique (celui dun artiste-« scarabée » qui, à linstar de linsecte, « se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et [qui,] de cette nourriture abjecte [] parvient, parfois, à faire jaillir la beauté12 »).

Après une introduction ressaisissant ces questions dans le cadre de lopposition entre les deux styles de partage de lHistoire – style

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« mythifiant » vs style « littérarisant » – que lœuvre de Wajdi Mouawad – tout particulièrement lœuvre romanesque – expérimente et met en tension, la première partie de louvrage, consacrée à Anima, réunit des contributions qui abordent lécriture mouawadienne de lHistoire contemporaine du point de vue de son ancrage énonciatif, un ancrage très particulier dans la mesure où, dans ce texte, la narration est majoritairement prise en charge par les animaux que le protagoniste croise sur son chemin. Sylvie Patron approche cette question par un biais narratologique, en mobilisant les travaux de la « narratologie non naturelle ». Guy Achard-Bayle et Léda Mansour lenvisagent à partir darrière-plans logiques (logique textuelle, logique sémantique, logique des genres de discours notamment). Sylvie Camet en propose une approche philosophique, inspirée des « animots » derridiens. Nicolas Laurent revient sur la question « qui parle ? » en stylisticien, à partir dune étude des noms propres et des noms despèces, attentive aux phénomènes hétérologiques (tout particulièrement aux jeux homonymiques et polyphoniques).

La seconde partie de louvrage articule la question – temporelle – de lécriture de lHistoire à celle de la poétique mouawadienne de lespace. Florian Alix et Aurélie Chatton sinterrogent, lun après lautre, sur la possibilité dexporter, pour Anima (Alix) et pour lœuvre théâtrale (Chatton), la notion de « Relation » modélisée par Édouard Glissant. Ilias Yocaris lit Anima à la lumière des préceptes deleuziens d« interconnexion » et de « déterritorialisation ». Stefania Cubeddu-Proux met pour sa part le roman à lépreuve du concept de « frontière ». Roselyne de Villeneuve, enfin, analyse les ressources de la « figuralité » mouawadienne (au sens de « figures du discours »), qui « décatégorise et reconfigure tour à tour lunivers spatio-temporel de la fiction, sans jamais stabiliser le monde de référence13 ».

La troisième partie du collectif sintéresse à la langue de Mouawad et, plus spécifiquement au(x) métissage(s) linguistique(s) qui caractérisent lensemble de son œuvre. Les contributions mettent en parallèle (re)construction identitaire et quête linguistique. Élise Montel-Hurlin révèle, dans Anima, les procédés mis en œuvre par lauteur pour la création dun idiolecte fondé sur le mélange entre le français, le libanais, langlais et le latin, qui traduit une identité propre. Marie Pascal produit lanalyse des adaptations cinématographiques des deux premiers volets de la tétralogie « Le Sang des promesses », Littoral et Incendies, et interroge les moyens

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linguistiques (multilinguisme) et extralinguistiques (chants, bruits, silences, rythmes…) par lesquels sinstaure entre les êtres une nouvelle possibilité dinter-compréhension. Cest aussi Incendies et sa traduction italienne qui constituent le point de départ de la réflexion de Pérette-Cécile Buffaria. Mettant au jour les difficultés à traduire la langue de Mouawad, en raison de la présence du plurilinguisme, dexpressions exotiques et de néologismes notamment, cette dernière insiste sur la nécessaire potentialité créatrice de la traduction – à limage de celle de sa source.

Intitulée Herméneutique(s) : entre partage mythique et partage littéraire des traumas, la quatrième et dernière partie tente de dégager des pistes dinterprétation pour les textes à létude, à travers diverses lectures de la transgression et du trauma : lœuvre mouawadienne est ainsi proposée comme une multiple tentative de catharsis personnelle. Examinant Anima sous laspect de la création symbolique et métaphorique, Laurence Aubry met en évidence la valence créatrice de la destructivité et les procédés de sublimation (projection et totémisme, clivage, recherche dun double, polyphonie du roman, fragmentation…) exploités par lauteur, tant pour exposer une expérience traumatique que pour tenter den réparer les effets. La violence contemporaine et ses effets retiennent plus particulièrement lattention Badia Mazboudi, qui dresse une typologie de la violence dans Anima et mettant au jour son double rôle de catalyseur et de témoignage de lHistoire des massacres de Sabra et Chatila. Nassima Claudon-Berkouchi se consacre à la figure de lenfant « destinerrant » (Robin, 2000 : 39) dans Visage retrouvé (2002) de Wajdi Mouawad et en étudie les errances en exil dans une perspective psychosociale. Enfin, dans une approche comparatiste, Laurence Denooz étudie Anima en tant quécriture libératrice et purificatrice dans une perspective de reconstruction de soi au travers de la réinterprétation déléments culturels disparates : loralité arabe et la parole inversée, les récits animaliers médiévaux, la quête de lUnité entre soufisme et chamanisme totémique et enfin la doctrine druze ou le dépassement des limites.

Claire Badiou-Monferran
et Laurence Denooz

Université de Lorraine

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Références bibliographiques

Bolle De Bal, Marcel, Voyages au cœur des Sciences Humaines, T. 1, Paris, LHarmattan, 1996.

Davreu, Robert, Mouawad, Wajdi, Traduire Sophocle, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre 31 », 2011.

Mouawad, Wajdi, « Je tembrasse pour finir », Pour une littérature-monde, éd. Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, 2007, p. 175-195.

Mouawad, Wajdi, Anima, Arles, Actes Sud, coll. de poche « Babel », 2014 [2012].

Mouawad, Wajdi, Anima, trad. allemande Finck Sonja, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2014.

Mouawad, Wajdi, Anima, trad. catalane Cassasas Figueras Anna, Barcelone, Edicions del Periscopi, 2014.

Mouawad, Wajdi, Anima, trad. espagnole Martin Sanchez Pablo, Barcelona, Ediciones Destino, S. A., 2014.

Mouawad, Wajdi, Anima, traduction anglaise Gaboriau Linda, Vancouver, TalonBooks, à paraître.

Mouawad, Wajdi, Anima. Romanzo, trad. italienne Conti Antonella, Roma, Fazi Editore, 2015.

Mouawad, Wajdi, Tideline/Littoral (film) TVA Films, Inc., 2004.

Mouawad, Wajdi, Visage retrouvé, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2010 [2002].

Mouawad, Wajdi, Archambault, Hortense, Baudriller, Vincent, Voyage pour le Festival dAvignon 2009, pol, Festival dAvignon, 2009.

Robin, Régine, « Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues ? Les écritures migrantes », dans De Vaucher Gravili, Anne, Dautres rêves. Les écritures migrantes au Québec, Venise, Supernova, 2000, p. 19-43.

Site officiel de Wadji Mouawad. URL : http://www.wajdimouawad.fr/. Consulté le 14 juillet 2015.

1 Les références des citations suivent les normes anglo-saxonnes (Nom, date : pages). La référence complète se trouve dans la bibliographie en fin de chaque article.

2 Notamment la tétralogie Le Sang des promesses, constitué de Littoral (1999), Incendies (2003), Forêts (2006) et Ciels (2009), mais aussi, entre autres, Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face (2008), Seuls (2008), ou encore, Sœurs (2015).

3 Voir Mouawad, Archambault et Baudriller, 2009, où Wajdi Mouawad, sentretient avec les deux directeurs du Festival dAvignon sur son expérience dartiste associé à la 63e édition du festival en question. Les mises en scène des tragédies de Sophocle par Wajdi Mouawad connaissent également un succès international. Sur cette question, voir entre autres Davreu et Mouawad, 2011.

4 Par Mouawad lui-même (2004) mais aussi par des réalisateurs canadiens – en loccurrence, Denis Villeneuve, qui a transposé Incendies en 2010.

5 Le roman Anima de Wajdi Mouawad a reçu le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres 2012, le Prix Méditerranée 2013, le Prix littéraire du deuxième roman 2013.

6 Après Visage retrouvé (Mouawad, 2010 [2002]).

7 Voir Anima (Mouawad, 2014 [2012]).

8 Il existe des traductions espagnole (Mouawad-Martin Sanchez, 2014), catalane (Mouawad-Cassasas Figueras, 2014), italienne (Mouawad-Conti, 2015), allemande (Mouawad-Finck, 2014), anglaise (Mouawad-Gaboriau, à paraître).

9 À ce sujet, voir ici-même lintroduction de Claire Badiou-Monferran.

10 Voir notamment Mouawad, 2007 : 175-195.

11 Tout comme le tableau de Rembrandt « interpelle » Mouawad, lœuvre de ce dernier a vocation à retenir lattention des dix-septiémistes dans son traitement de la violence, oscillant entre deux voies typiquement « classiques » : celle des excès « sublimes » (mot récurrent, au demeurant, dans le roman Anima), accordant la part belle à linventio (i.e., à largumentation et à ses contenus référentiels) ; celle dun repli « puriste » sur le langage, le style, lelocutio (Anima 2012, p. 389 : « Nous réapprendrions à parler, nous inventerions des mots nouveaux »).

12 Site officiel de Wadji Mouawad, URL : http://www.wajdimouawad.fr/. Consulté le 14 juillet 2015.

13 Voir ici-même, sa contribution.