Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Vertu de tempérance entre Moyen Âge et âge classique
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Rencontres, n° 433
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 106
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406096665
  • ISBN : 978-2-406-09666-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09666-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Langue : Français
7

Avant-propos

En 2012 est paru aux éditions Classiques Garnier le premier des quatre volumes consacrés aux vertus cardinales, la Prudence. Voici maintenant le deuxième volume, qui traite de la vertu de Tempérance. Il sagit, cette fois-ci encore, déclairer une notion complexe à travers plusieurs études allant de la pensée médiévale à celle du xviie siècle, avec un prolongement jusquau siècle des Lumières.

Si lon veut avoir une vision traditionnelle, cest-à-dire scolastique, de la vertu de tempérance, le plus simple est sans doute de lire ce quécrit le prêtre sulpicien Adolphe Tanquerey (1854-1932) dans son Précis de théologie ascétique et mystique dont la première édition est de 1924 :

La tempérance est une vertu morale surnaturelle qui modère lattrait au plaisir sensible, surtout aux plaisirs du goût et du toucher, et le contient dans les limites de lhonnêteté.

Son objet est de modérer tout plaisir sensible, mais surtout celui qui est lié aux deux grandes fonctions de la vie organique : le manger et le boire, qui conservent la vie de lindividu, et les actes qui ont pour but la conservation de lespèce. La tempérance nous fait user du plaisir pour une fin honnête et surnaturelle, et par là même en modère lusage selon les prescriptions de la raison et de la foi. Et, précisément parce que le plaisir est alléchant et nous entraîne facilement au delà des justes limites, la tempérance nous porte à la mortification, même dans certaines choses permises, afin dassurer lempire de la raison sur la passion1.

Ces lignes, toutefois, omettent un point essentiel : celui de linscription de la tempérance dans un système plus complexe. Si cette vertu est laptitude à réprimer la concupiscence de la chair, et principalement celle du toucher (« Temperantia reprimit concupiscentias delectationum tactus2 »), cest quelle est liée à lappétit concupiscible : « in concupiscibilem, quae est subjectum temperantiae3 », dit saint Thomas dAquin, qui inclut ainsi 8la tempérance dans lensemble des vertus cardinales4. Elle partage en effet le « rationnel par participation » avec la Justice, qui a pour siège la volonté, et avec la Force, qui a pour siège lirascible, la Prudence ayant pour fonction de parfaire le « rationnel par essence5 ».

Saint Thomas voit la définition aristotélicienne de la vertu « comme une disposition (ἕξις), alors quelle est aussi, et même surtout, un acte (ἐνέργεια) – de la même façon quun breuvage est appelé bénéfique à cause de ses propriétés, mais aussi lorsquil agit et quil produit ses effets6 ». On le voit, non seulement la question de la définition de cette vertu est complexe et de grande conséquence, mais aussi les rapports quentretiennent, en loccurrence, les quatre vertus cardinales.

Les dix-huit articles présents dans ce volume ont pour but de montrer comment évolue la notion de tempérance, de linscrire dans le jeu des autres vertus cardinales et de montrer sa place en dépit de son classement comme « petite » vertu parmi ses grandes consœurs. Ces quatre vertus ne forment quun seul corps de cette construction intellectuelle majeure. Construction complexe car les vertus, dont la tempérance, connaissent des définitions variées, suivant que lon se tourne vers laristotélisme, le stoïcisme ou la pensée de Plotin.

9

Le volume souvre sur létude dun auteur du xiie siècle, Pierre Abélard, qui fait de la tempérance le cœur du combat des vertus héroïques ; il se clôt sur un vaste panorama où la tempérance se trouve placée, à la veille de la Révolution française, au carrefour de la réflexion morale, politique, économique. Les excès tant reprochés à lAncien Régime alimentent un retour puissant de la vertu de tempérance, synonyme de justice sociale et de redistribution de la richesse, voire de nivellement républicain. Mais cest alors dune tempérance « acquise par la révolte » quil sagit et dont les liens avec la pensée théologique se sont considérablement distendus.

Entre ces deux moments, les études montrent des conceptions variées qui ne suivent pas – comme on pouvait sy attendre – une évolution linéaire. Si cest plutôt lintempérance, la violence des passions qui prédomine chez les chevaliers des romans du cycle arthurien, ce nest pas que la tempérance soit oubliée : elle demeure une valeur première, difficile à atteindre et par rapport à laquelle il est pertinent de situer les héros dont on peut observer avec profit de quelle façon ils la négligent, la refusent ou y renoncent. Dans cette optique le discours sur le nécessaire combat contre la luxure que Charlemagne tient à son fils dans le Couronnement de Louis, est un discours condamné par la chanson, qui tend à lexclure du portrait du bon prince : la tempérance du prince, sur laquelle sétendent au contraire longuement certains textes ecclésiastiques, na rien à faire dans la conception laïque du pouvoir royal que développe la chanson.

À la fin du Moyen Âge, la tempérance retrouve la valeur antique de dépassement de soi, en étant représentée en particulier par des allégories à loccasion desquelles les auteurs multiplient les prouesses poétiques et rhétoriques ; et lon constate quau-delà de lexercice de style, la tempérance sexprime parfois sous la forme dun excès.

Il est intéressant de voir comment en Italie, au xve siècle, la tempérance se laïcise, et abandonne le domaine religieux pour devenir, dune certaine manière, un modèle économique. Ce dernier, qui prend, chez Leon Battista Alberti, le nom de masserizia, repose, non pas sur léchange mais sur la conservation (la fruges latine) et sur lépargne. Cest un système denrichissement équilibré, prévisible, opposé aux aléas de la fortune et de léconomie monétaire. De simple mode dexploitation agricole, inspiré de lAntiquité et de ses théoriciens, la masserizia est élevée par Alberti, dans le livre III du De Familia, au rang de paradigme général 10dune économie de la conservation, posant ainsi la question même des fondements anthropologiques de léconomie.

La tempérance occupe une place assez grande dans la culture humaniste pour faire lobjet, de façon fréquente, de diverses représentations picturales, en Italie et même dans toute lEurope, à loccasion de peintures dhistoire représentant Scipion lAfricain, Périclès et Cincinnatus. Ces héros révèlent quil existe des liens profonds entre la force extérieure (manifestée par les armes) et la force intérieure (la continence que lon simpose à soi-même). Dans le Songe de Poliphile, la tempérance se lie au furor pour conduire Poliphile vers lénigme de la Mater Amoris copula mundi. Les freins que lon peut mettre à ses désirs sont bien souvent illustrés par les images de la tenaille et du mors, ce dernier étant associé aux brides pour rendre compte de la tempérance du bon cavalier.

On sait que le passage de la scolastique à lhumanisme est lent et que lÉthique à Nicomaque nest pas interprétée, au xvie siècle, dune façon bien différente de celle qui a prévalu dans les générations précédentes. Ainsi, lidée de tempérance et les représentations auxquelles elle donne lieu évoluent de façon variable alors que les lexicographes des xve et xvie siècles proposent à un public parfois peu versé en théologie un faisceau déléments provenant principalement des réflexions de Cicéron et de saint Thomas dAquin. La tempérance devient une vertu sociale : dans sa Vie civile (1529) Palmieri fait de la tempérance une vertu du civis humaniste, tandis quune année auparavant Castiglione relie dans son Courtisan la tempérance à la notion, promise à un avenir riche, de discrétion. Cest que la tempérance, dans le monde humaniste, est désormais non seulement celle des appétits de la chair, mais aussi – surtout – celle de la parole : tempérance nécessaire pour qui veut se maintenir dans la citadelle du for intérieur et éviter la destruction de son être par le déchaînement des passions.

À la fin du xvie siècle, avec Étienne Pasquier, la tempérance connaît un remarquable avatar : il sagit moins de demander au prince dêtre tempérant que dappliquer la notion au régime politique lui-même. La tempérance est une vertu de lÉtat lui-même, vu par conséquent comme un corps politique dont les différents membres sont liés par des relations de solidarité profonde. Elle intervient alors telle une vertu régulatrice des passions qui peuvent secouer ce corps. On verra quau début du xviie siècle LAstrée se charge de représenter, sous les traits du druide 11Adamas, cette vertu centrale : à la fois privée et publique, elle apparaît comme la base de toute vertu. Quelques années plus tard, les écrits et la propagande du cardinal de Richelieu font peu de cas de cette vertu totalisante : lhomme dÉtat, à limportance colossale, est désormais étranger à toute idée de mesure ; ses vertus doivent paraître illimitées, aussi bien en quantité quen qualité, et la tempérance, introduisant nécessairement lidée de modération, lui est non seulement étrangère mais aussi, à certain égards, opposée. La tempérance ne prend place au milieu des autres vertus que pour figurer une tradition à laquelle il semble quon ne porte plus attention. Dans ce contexte du xviie siècle, cest à la littérature que revient le soin de maintenir cette pensée de léquilibre des désirs et de la modération des passions.

Afin de permettre une réflexion plus approfondie, les études sont suivies dune anthologie qui sest voulue assez abondante pour offrir un arrière-plan culturel le plus précis possible. Outil de travail, elle permet au lecteur de sorienter dans un paysage intellectuel intense et diversifié susceptible de restituer des connaissances et de susciter des interrogations, voire de solliciter une manière nouvelle de réfléchir à des catégories aujourdhui négligées et qui ont pourtant joué un rôle essentiel dans notre culture.

1 § 1099, Paris – Tournai – Rome, Société de S. Jean lÉvangéliste, 1924, p. 690-691.

2 Id., a. 3, concl.

3 Id., a. 2, concl.

4 Appelées aussi « principales » : voir S. Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 61, a. 1, concl.

5 S. Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 61 a. 2 r. : « Quadruplex enim invenitur subjectum hujus virtutis, de qua nunc loquimur, scilicet rationale per essentiam, quod prudentia perficit, et rationale per participationem, quod dividitur in tria, id est in voluntatem, quae est subjectum justitiae, et in concupiscibilem, quae est subjectum temperantiae, et in irascibilem, quae est subjectum fortitudinis » ; et q. 66, a. 1 concl. : « Voilà pourquoi la prudence, qui parfait la raison, lemporte en perfection sur les vertus morales, qui perfectionnent la puissance appétitive en tant quelle participe de la raison. Et parmi ces vertus aussi, lune est meilleure que lautre dans la mesure où elle est plus proche de la raison. Aussi la justice qui réside dans la volonté est-elle préférée aux autres vertus morales, et la force qui est dans lirascible, est-elle préférée à la tempérance qui est dans le concupiscible lequel participe moins de la raison » (traduction dAimon-Marie Roguet, Paris, Éditions du Cerf, 1984, p. 397) ; texte latin : « Prudentia, quae perficit rationem, praefertur in bonitate aliis virtutibus moralibus perficientibus vim appetitivam, in quantum participat rationem ; et in his etiam tanto est una altera melior, quanto magis ad rationem accedit ; unde et Justitia, quae est in voluntate, praefertur aliis virtutibus moralibus ; et Fortitudo, quae est in irascibili, praefertur Temperantiae, quae est in concupiscibili, quae minus participat rationem ».

6 Jean-Louis Vivès, De Disciplinis, I, 6, traduit par Tristan Vigliano, Humanisme et juste milieu au siècle de Rabelais. Essai de critique illusoire, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 411. Laurent Valla (1407-1457) avait remarqué, dans son De vero falsoque bono, que la classification aristotélicienne des vertus ne rend pas compte de tous les comportements : « sadonner à des plaisirs légitimes ne relève pas de la tempérance. Il est par conséquent de bonnes dispositions qui nentrent pas dans la classification aristotélicienne des vertus ; cette dernière se révèle lacunaire » (T. Vigliano, op. cit., p. 366-367, commentant Valla, III, 4, 4).