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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 244
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 71
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812440779
  • ISBN : 978-2-8124-4077-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4077-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2012
  • Langue : Français
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avant-propos

On sait combien l’ignorance des textes religieux et philosophiques est préjudiciable à la compréhension de bien des textes littéraires ; il n’est pas sûr que cela vaille seulement, comme on l’entend souvent, pour les siècles « anciens », autrement dit antérieurs à ce qui nous apparaît (à tort ?) comme marquer une rupture : la Révolution française.

C’est ainsi qu’il existe des termes dont les contours sont flous, et peuvent se modifier au fil des siècles. C’est le cas de prudence qui ne s’est pas toujours restreint au sens moderne quasi unique de précaution, d’attention1.

Plus que la force, la tempérance et la justice, la prudence, quatrième des vertus premières selon les Stoïciens, joue un rôle considérable dans l’organisation même de la pensée et de l’action depuis sa théorisation par Cicéron et sa reprise par les Pères de l’Église, avant la grande étude que lui consacre saint Thomas d’Aquin, reprenant largement la pensée d’Aristote qu’il relie à l’emploi, sur les deux plans théorique et pratique, que fait de ce terme l’Ancien Testament. En outre, Saturne, qui dispose en l’homme la vertu intellectuelle, préside à la prudence par laquelle 8il est possible à l’homme de rejoindre la contemplation des affaires non seulement humaines mais aussi divines.

Ce recueil s’ouvre sur un auteur de la seconde moitié du xiiie siècle (le premier à traiter de la prudence en langue d’oïl au moment où Thomas d’Aquin lui consacre cette large place dans la Somme) et se clôt sous Louis XIII avec le Testament de Richelieu offrant une réflexion sur la prudence politique, dans un temps de crise et de transition. Entre ces deux articles, vingt-cinq études qui permettront de mieux comprendre les différents sens de ce terme non seulement au fil des siècles mais également en fonction des divers domaines où il est utilisé. Chaque contribution a été conçue pour offrir la possibilité au lecteur, à partir parfois d’un cas très précis, d’envisager une application générale, et d’imaginer ainsi, de Brunetto Latini au Cardinal ministre, une sorte de constellation de notions, de concepts, d’images (car la prudence joue un rôle considérable dans l’iconographie de ces époques). Il s’agit, en fin de compte, de montrer de quoi, comme on dit, la prudence est le nom.

Si la Prudence est « mère des vertus » (Brunetto Latini), si la prudence morale résume les vertus et les conduit (Calepino), elle reste, dans son lexique même, bien mouvante, comme le montre le premier groupe d’études de ce volume. Le « vocabulaire de la prudence » dans différents genres de textes (compilations encyclopédiques, récits allégoriques, poésie, emblèmes, dictionnaires…) lui confère une place singulière au milieu de ses sœurs, par le flou ou la plasticité de ses définitions. Aussi, définir la prudence revient souvent à décrire l’homme prudent : c’est dans le champ de l’expérimentation qu’elle peut être saisie. Encore la prudence présente-t-elle de multiples visages d’abord par une tripartition constitutive – memoria, intellegentia, providentia – qui lui donne divers profils, vers le passé, le présent ou le futur. Visage changeant aussi parce qu’elle absorbe des notions voisines : mesure, vigilance, providence, entendement, considération, circonspection…

De Jean Gerson aux libertins érudits du xviie siècle, la prudence apparaît alors dans ses différentes métamorphoses, liées, tout d’abord, au genre du texte dans lequel elle s’inscrit. On le voit chez Jean Gerson (où la Prudence de Marie devient l’illustration exemplaire d’une doctrine spirituelle), dans Le Livre de Prudence de Christine de Pizan (où les définitions morales s’actualisent dans une critique des mœurs et une pensée politique), ou encore chez Rabelais où la prudence, passée par la Nef des 9fous, ne trouve plus ses instructions dans des préceptes mais dans un jeu d’opposition entre folie et sagesse. Ces métamorphoses se rattachent également à des courants ou à des formes de pensée : si, chez les auteurs proches de la Kabbale, la prudence est, plus qu’une vertu, la dynamique même assurant le lien entre deux mondes, celui des éléments et celui du divin et si, pour Giordano Bruno, elle est le moteur qui conduit dans le « vaste champ de la vérité », les libertins du xviie siècle, quant à eux, « inventent » une prudente écriture de l’imprudence intellectuelle. Les inflexions de la philosophie morale, dans la seconde moitié du xvie siècle, entraînent d’autres bouleversements encore. Les interprétations apparemment contradictoires de la pensée de Montaigne – négation de la prudence ou au contraire authentique philosophie de la Prudence – peuvent se rejoindre dans ce qui serait une transformation de la figure du prudent chez qui la maîtrise de soi prime sur celle des choses extérieures. Le prudent, en somme, cherche un nouvel équilibre entre spéculation et action discrète, entre honnête et utile, entre humaine sagesse et hasard. Enfin les reconsidérations de la prudence sont liées aux champs dans lesquels elle s’exerce ou se conçoit : ainsi en est-il pour la médecine ou les sciences physiques qui, en fonction certes de raisons diverses, engagent une autre réflexion sur la conduite humaine.

Notion mouvante, la prudence, liée à l’action, l’est donc aussi fortement à l’époque qui la pense. Dans la dernière partie de cet ouvrage, c’est « la prudence dans le siècle » qui se dessine à travers différents types de textes, qu’il s’agisse des « miroirs » de la vie civile ou du courtisan, des « miroirs » politiques que peuvent constituer les devises, les emblèmes, les recueils d’illustres et même la relation historique. Au-delà du débat autour de la raison d’État, la prudence s’y présente dans toutes ses ambivalences, se situant entre qualité et signe de destin royal, entre gouvernement de soi et dissimulation, entre vertu suprême et abstention pusillanime.

Une réflexion sur cette notion ne peut que se construire sur des textes (qui fondent les images qui, en retour, elles-mêmes influencent les textes). Aussi a-t-il paru nécessaire de proposer une anthologie assez ample de textes plus ou moins connus qui contribuent à créer un paysage et qui, surtout, apportent au lecteur des bases précises pour lire « à plus hault sens » bien des productions d’un passé dont nous avons souvent perdu les clefs.

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Ainsi, ce volume devrait apparaître moins comme une collection d’études que comme un manuel de travail dont l’origine fut un colloque organisé en 2008 à l’Université de Montpellier, dans le cadre d’un centre de recherches, le MA-REN-BAR (Moyen Âge – Renaissance – Baroque) dont l’espace temporel et disciplinaire convenait particulièrement bien pour étudier les héritages et les métamorphoses de la notion de Prudence dans ses différentes formes d’expression.

1 La bibliographie sur le sujet est riche mais si les publications sur le concept de prudence sont nombreuses, tout comme les études ponctuelles sur divers auteurs, ce n’est que plus récemment que s’est engagée une réflexion sur le concept dans la période charnière qui nous intéresse, qu’il s’agisse des représentations de la prudence, de ses fins, de sa place entre fortune et providence, ou bien très récemment des Audaces de la Prudence, envisagée comme théorie de la décision. Voir La Représentation de la Prudence (Actes du Colloque Université de Haute Alsace, 5 mars 1999), Chroniques italiennes, Université de la Sorbonne Nouvelle, 15e année, no60 (4/1999) ; Des fins de la prudence : xvie-xviiie siècle, numéro dirigé par Isabelle Lachance et Jean-François Vallée, Revue COMETES, no3, avril 2005 ; Hasard et Providence xive-xviie siècle. Actes du cinquantenaire de la fondation du CESR, Tours, 3-9 juillet 2006, publiés par le CESR, Collection « La Renaissance en ligne », 2007 (en particulier : G. Bossé-Truche, « Les Représentations de la Prudence et de la Providence dans quelques recueils d’emblèmes espagnols (xvie-xviie siècle) » ; D. Ménager, « La Prudence du diplomate » ; Oreste Ranum, « Le Hasard, la Prudence et la Providence dans la pensée du Cardinal de Richelieu ») ; Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009.