Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Traduction et la réception de la littérature chinoise moderne en France
- Auteur : Le Clézio (Jean-Marie Gustave)
- Pages : 9 à 10
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 34
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812447402
- ISBN : 978-2-8124-4740-2
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4740-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/04/2016
- Langue : Français
Préface
La reconnaissance de la litttérature chinoise en France est un fait relativement récent. La culture chinoise dans son ensemble fut longtemps déficitaire en France, comme dans le reste de l’Europe occidentale. Pour les voyageurs du xixe siècle, et jusqu’aux temps modernes, la Chine est un continent perdu, secret, mystérieux, que l’on approche avec un sentiment de circonspection et de critique. Charles de Constant, La Pérouse, le comte d’Hérisson, Rochechouart, différent peu, dans leurs récits, de l’esprit des premiers explorateurs débarquant à la cour du Grand Khan, Mandeville ou Marco Polo. Tout est prétexte pour eux à émerveillement, et ils confondent volontiers réalité et légende. Même chez les plus illustres contemporains français, Pierre Loti ou Paul Claudel, le sentiment exprimé est avant tout celui d’un exotisme superficiel. Ils semblent étrangers à la vérité du pays qu’ils traversent, et font des Chinois un portrait caricatural (intelligent et paresseux, insensible à la douleur, habile au négoce et lâche au combat). L’idée reçue d’une société collective comparable à celle des insectes y figure en bonne place. Chez aucun n’apparaît la conscience de la complexité de la pensée chinoise, ni la puissance fédératrice de la littérature, ce qui semble aujourd’hui incroyable si l’on pense à l’ancienneté de la tradition littéraire chinoise et au rôle qu’y joue l’écriture – sans mentionner l’invention millénaire de l’imprimerie au moyen de caractères mobiles. Même Victor Segalen, qui sut consacrer des pages inspirées à la pensée des anciens maohis (Les Immémoriaux), lorsqu’il relate son voyage en Chine ne dépasse pas la description convenue d’un pays à la fois primitif et séculaire, sorte de no man’s land somptueux d’où émergent parfois par miracle des œuvres d’art oubliées, fantômes d’un passé à jamais disparu.
On peut s’interroger sur les raisons de cette méconnaissance – alors que, en France, dès le début du xixe siècle, grâce aux travaux d’érudits tels que Burnouf et Loiseleur-Deslongchamps, la littérature et la culture indiennes connaissent la faveur d’un large public, les premières traductions
de la littérature classique chinoise par Pauthier, Rémusat ou Julien passent relativement inaperçues. L’étude de Mme Gao Fang apporte une réponse à cette question. Cette ignorance est, pour une part, due à l’ignorance de la langue et de l’écriture chinoises, donc à la difficulté de la traduction. Elle est aussi le fait de l’arrivée tardive de la Chine dans le concert international. Paradoxalement, l’un des événements décisifs fut ce crime contre l’humanité de la conquête de la Chine par les puissances occidentales, et cet acte de barbarie connu sous le nom de « Sac du Palais d’Été » (7 octobre 1860), qui fournit (et continue de fournir) les trafiquants d’art en objets archéologiques et en calligraphies. Le viol de la Chine par les armées coloniales (puis par l’impérialisme japonais) déclencha à travers le monde, et particulièrement en France, un réflexe de sympathie, une ferveur dépassant la curiosité.
L’ouvrage de Mme Gao Fang est, sur ce sujet (la reconnaissance de la littérature chinoise en France) une pièce maîtresse, exhaustive, qui trouvera sa place dans la bibliothèque des sinologues, et au-delà, dans l’intérêt d’un large public ami de la Chine. Année après année, œuvre par œuvre, Mme Gao Fang inventorie et analyse la répercussion que les œuvres littéraires chinoises ont eue sur la connaissance de l’Orient en France : les grands classiques, depuis Cao Xue Qin, la poésie de Tou Fou, Tou Mou, le roman réaliste né entre les deux guerres, Lao She, Lu Xun, Pa Kin, jusqu’aux écrivains vivants. L’ouvrage de Mme Gao Fang insiste aussi avec raison sur le rôle que jouent les traducteurs et les éditeurs dans cette reconnaissance, de grandes figures telles que Paul Bady et Étiemble, mais aussi les universités chinoises, qui ont contribué à la formation des nouvelles générations de traducteurs – elle même appartient à la prestigieuse école de langues de l’Université de Nankin.
Cet inventaire n’est pas seulement documentaire. Il témoigne de l’irrésistible courant qui unit la littérature chinoise à la littérature française, dont le fruit est un rapprochement politique et culturel entre nos peuples, et une promesse de paix et d’harmonie pour le monde entier.
J. M. G. Le Clézio