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Classiques Garnier

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En confrontant lexposé de la doctrine de lesprit (dans le livre XXV, Peri Physeos) et la description de lâme proposée par Épicure dans la Lettre, on peut tirer un certain nombre de conclusions préliminaires. Lesprit et lâme sont décrits différemment. Le premier est décrit comme une matière molle et plutôt souple qui peut se solidifier et donc perdre son élasticité et sa mobilité. Lâme est décrite au contraire comme une matière similaire à un souffle chaud composée de corpuscules extraordinairement subtils. Les différences sont certainement explicables par les objectifs distincts des deux ouvrages. Si les caractéristiques énoncées dans la Lettre ne sont pas forcément en contradiction avec celles qui sont exposées dans le Peri Physeos, elles semblent toutefois appartenir à deux phases de réflexion tout à fait différentes. Dans le livre XXV, la bipartition psychique semble être acquise au point de traiter de lesprit sans mentionner son rapport avec le reste de lâme. Ce traité semble impliquer un état de la réflexion qui a largement dépassé le stade de la défense de corporéité de lâme qui caractérise largumentation des paragraphes de la Lettre. Au contraire, il semble témoigner dun moment de la théorisation de la psychologie où la matérialité de lâme est un point acquis. Si bien que lobjectif dÉpicure devient plutôt la défense dun matérialisme mental privé de ses conséquences possiblement dangereuses, à savoir le déterminisme. Le but principal du livre XXV nest donc plus de prouver la corporéité de lâme, comme dans la Lettre, mais de défendre un matérialisme mental qui sauvegarde la liberté de lhomme. La Lettre, au contraire, témoignait dun moment de la réflexion où le premier intérêt dÉpicure était de placer lâme dans son univers fait de corps et de vide. Il fallait essayer dès lors de restituer une dignité ontologique au corps dans lequel lâme est diffusée, contre les doctrines psychologiques qui discréditaient le corps pour le séparer idéalement et physiquement de lâme. Les deux traités se rejoignent toutefois, dans le mélange quils opèrent des questions psychologiques et des questions éthiques, même si elles sont traitées de manière très différente.

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À travers lanalyse de la première partie du chant III, nous avons cherché à souligner que Lucrèce vise quant à lui à démontrer lunité âme-corps en examinant leur relation substantielle et fonctionnelle. La première partie du chant III se divise en quatre parties qui constituent quatre moments du parcours de la découverte de lâme dans le corps. La première section concerne lâme comme partie de et dans lêtre vivant. Lucrèce vise, donc, (1) à justifier, à travers la critique de la théorie de lâme-harmonie lidentité de lâme en tant que telle et à démontrer son indépendance fonctionnelle à légard du corps et (2) à localiser lâme dans le corps afin de refuser la possibilité dune indépendance ontologique. La deuxième section vise à identifier une partie directrice dans lâme et à en démontrer lindépendance fonctionnelle. Malgré cette bipartition fonctionnelle, le poète établit lexistence dune continuité entre les deux parties sur le plan des activités psychiques, qui à travers lanima concernent le corps aussi. Cette continuité est exprimée sur le plan fonctionnel par le concept de conjonction (anima cum animo coniuncta) qui indique la connexion par la proximité. Sur le plan substantiel cest lidée dune nature commune (anima atque animo unam naturam) qui permet de la désigner. La continuité fonctionnelle est garantie par la capacité de lanima à partager les affections de lesprit et à les communiquer au corps. Cette capacité est le consensus, concept clé de la psychologie épicurienne. Linteraction animus-anima-corps, conformément aux principes de la physique épicurienne, est possible seulement si nous admettons que animus et anima sont des corps. La deuxième section se conclut avec lexamen du corps de lanimus et de lanima permettant donc de prouver aussi la théorie de lunité substantielle des deux parties de lâme. La troisième section analyse la composition de lâme, de lanimus comme de lanima, afin de montrer que, malgré la quadruple nature (calor, ventus, aer et élément sans nom), il sagit dun seul composé (una natura). Le résultat de ces trois premières sections serait que lâme est un mélange quadruple capable daccomplir deux fonctions principales (rationnelle et a-rationnelle) dont lune peut être accomplie indépendamment de lautre. Cette différence de fonctions accomplies par le même substrat matériel est explicable par la différence de localisation et la différence de densité de la matière psychique dans le tissu corporel de lanimus et de lanima. Lucrèce explique donc la structure complexe de lâme à la fois en identifiant des distinctions fonctionnelles et en soulignant 141lunité matérielle de lâme. Le composé psychique est caractérisé par une structure complexe qui explique la variété de ses activités et par une composition atomique commune qui garantit son unité. Malgré son importance, lunité intrinsèque de cette structure psychique nest pas suffisante sans le corps. Dans la quatrième section, Lucrèce montre que lâme trouve les conditions nécessaires à son fonctionnement uniquement dans cet agrégat.

Pour lessentiel, on retrouve ici certains des concepts visibles dans la Lettre à Hérodote. On y retrouve lidée dune âme qui est corporelle parce quelle est composée par des corps et lidée dune âme qui est corps parce quelle est contenue par et dans un corps, condition de son unité. Ces fondements conceptuels permettent de construire lunité âme-corps chez Épicure et aussi chez Lucrèce. Frappante toutefois est la différence de complexité entre le compte rendu psychologique de la Lettre et celui de Lucrèce.

Après avoir comparé les trois solutions interprétatives qui tentent de rendre compte de cette différence entre la Lettre et les vers de Lucrèce, je pense pouvoir affirmer que les incohérences peuvent sexpliquer par lévolution de la doctrine psychologique comme cest le cas dautres théories (le clinamen et surtout de la théorie de lesprit du livre XXV du Peri Physeos). Il est possible de retracer les signes dun développement de la conception psychologique dÉpicure, à partir du monisme de la Lettre, grâce au livre XXV du Peri Physeos, mais aussi grâce aux témoignages de Lucrèce et dautres doxographes et philosophes tardifs qui témoignent dune théorie psychologique épicurienne très articulée et complexe. Les raisons de ces changements de la doctrine sont à chercher très probablement dans la tentative de renforcer les fondements psychologiques au service du projet éthique dÉpicure. Il est raisonnable de penser que les débats et les discussions à lintérieur du Jardin contribuaient au développement de la doctrine épicurienne et que donc la doctrine na pas pu rester la même, du début de lactivité philosophique dÉpicure jusquà sa fin. Épicure renforçait au fur et à mesure sa doctrine psychologique pour la rendre de plus en plus cohérente avec ses objectifs doctrinaux.