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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Théorie épicurienne du vivant. L’âme avec le corps
- Pages : 139 à 141
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 54
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- EAN : 9782406141396
- ISBN : 978-2-406-14139-6
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14139-6.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2023
- Langue : Français
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En confrontant l’exposé de la doctrine de l’esprit (dans le livre XXV, Peri Physeos) et la description de l’âme proposée par Épicure dans la Lettre, on peut tirer un certain nombre de conclusions préliminaires. L’esprit et l’âme sont décrits différemment. Le premier est décrit comme une matière molle et plutôt souple qui peut se solidifier et donc perdre son élasticité et sa mobilité. L’âme est décrite au contraire comme une matière similaire à un souffle chaud composée de corpuscules extraordinairement subtils. Les différences sont certainement explicables par les objectifs distincts des deux ouvrages. Si les caractéristiques énoncées dans la Lettre ne sont pas forcément en contradiction avec celles qui sont exposées dans le Peri Physeos, elles semblent toutefois appartenir à deux phases de réflexion tout à fait différentes. Dans le livre XXV, la bipartition psychique semble être acquise au point de traiter de l’esprit sans mentionner son rapport avec le reste de l’âme. Ce traité semble impliquer un état de la réflexion qui a largement dépassé le stade de la défense de corporéité de l’âme qui caractérise l’argumentation des paragraphes de la Lettre. Au contraire, il semble témoigner d’un moment de la théorisation de la psychologie où la matérialité de l’âme est un point acquis. Si bien que l’objectif d’Épicure devient plutôt la défense d’un matérialisme mental privé de ses conséquences possiblement dangereuses, à savoir le déterminisme. Le but principal du livre XXV n’est donc plus de prouver la corporéité de l’âme, comme dans la Lettre, mais de défendre un matérialisme mental qui sauvegarde la liberté de l’homme. La Lettre, au contraire, témoignait d’un moment de la réflexion où le premier intérêt d’Épicure était de placer l’âme dans son univers fait de corps et de vide. Il fallait essayer dès lors de restituer une dignité ontologique au corps dans lequel l’âme est diffusée, contre les doctrines psychologiques qui discréditaient le corps pour le séparer idéalement et physiquement de l’âme. Les deux traités se rejoignent toutefois, dans le mélange qu’ils opèrent des questions psychologiques et des questions éthiques, même si elles sont traitées de manière très différente.
140À travers l’analyse de la première partie du chant III, nous avons cherché à souligner que Lucrèce vise quant à lui à démontrer l’unité âme-corps en examinant leur relation substantielle et fonctionnelle. La première partie du chant III se divise en quatre parties qui constituent quatre moments du parcours de la découverte de l’âme dans le corps. La première section concerne l’âme comme partie de et dans l’être vivant. Lucrèce vise, donc, (1) à justifier, à travers la critique de la théorie de l’âme-harmonie l’identité de l’âme en tant que telle et à démontrer son indépendance fonctionnelle à l’égard du corps et (2) à localiser l’âme dans le corps afin de refuser la possibilité d’une indépendance ontologique. La deuxième section vise à identifier une partie directrice dans l’âme et à en démontrer l’indépendance fonctionnelle. Malgré cette bipartition fonctionnelle, le poète établit l’existence d’une continuité entre les deux parties sur le plan des activités psychiques, qui à travers l’anima concernent le corps aussi. Cette continuité est exprimée sur le plan fonctionnel par le concept de conjonction (anima cum animo coniuncta) qui indique la connexion par la proximité. Sur le plan substantiel c’est l’idée d’une nature commune (anima atque animo unam naturam) qui permet de la désigner. La continuité fonctionnelle est garantie par la capacité de l’anima à partager les affections de l’esprit et à les communiquer au corps. Cette capacité est le consensus, concept clé de la psychologie épicurienne. L’interaction animus-anima-corps, conformément aux principes de la physique épicurienne, est possible seulement si nous admettons que animus et anima sont des corps. La deuxième section se conclut avec l’examen du corps de l’animus et de l’anima permettant donc de prouver aussi la théorie de l’unité substantielle des deux parties de l’âme. La troisième section analyse la composition de l’âme, de l’animus comme de l’anima, afin de montrer que, malgré la quadruple nature (calor, ventus, aer et élément sans nom), il s’agit d’un seul composé (una natura). Le résultat de ces trois premières sections serait que l’âme est un mélange quadruple capable d’accomplir deux fonctions principales (rationnelle et a-rationnelle) dont l’une peut être accomplie indépendamment de l’autre. Cette différence de fonctions accomplies par le même substrat matériel est explicable par la différence de localisation et la différence de densité de la matière psychique dans le tissu corporel de l’animus et de l’anima. Lucrèce explique donc la structure complexe de l’âme à la fois en identifiant des distinctions fonctionnelles et en soulignant 141l’unité matérielle de l’âme. Le composé psychique est caractérisé par une structure complexe qui explique la variété de ses activités et par une composition atomique commune qui garantit son unité. Malgré son importance, l’unité intrinsèque de cette structure psychique n’est pas suffisante sans le corps. Dans la quatrième section, Lucrèce montre que l’âme trouve les conditions nécessaires à son fonctionnement uniquement dans cet agrégat.
Pour l’essentiel, on retrouve ici certains des concepts visibles dans la Lettre à Hérodote. On y retrouve l’idée d’une âme qui est corporelle parce qu’elle est composée par des corps et l’idée d’une âme qui est corps parce qu’elle est contenue par et dans un corps, condition de son unité. Ces fondements conceptuels permettent de construire l’unité âme-corps chez Épicure et aussi chez Lucrèce. Frappante toutefois est la différence de complexité entre le compte rendu psychologique de la Lettre et celui de Lucrèce.
Après avoir comparé les trois solutions interprétatives qui tentent de rendre compte de cette différence entre la Lettre et les vers de Lucrèce, je pense pouvoir affirmer que les incohérences peuvent s’expliquer par l’évolution de la doctrine psychologique comme c’est le cas d’autres théories (le clinamen et surtout de la théorie de l’esprit du livre XXV du Peri Physeos). Il est possible de retracer les signes d’un développement de la conception psychologique d’Épicure, à partir du monisme de la Lettre, grâce au livre XXV du Peri Physeos, mais aussi grâce aux témoignages de Lucrèce et d’autres doxographes et philosophes tardifs qui témoignent d’une théorie psychologique épicurienne très articulée et complexe. Les raisons de ces changements de la doctrine sont à chercher très probablement dans la tentative de renforcer les fondements psychologiques au service du projet éthique d’Épicure. Il est raisonnable de penser que les débats et les discussions à l’intérieur du Jardin contribuaient au développement de la doctrine épicurienne et que donc la doctrine n’a pas pu rester la même, du début de l’activité philosophique d’Épicure jusqu’à sa fin. Épicure renforçait au fur et à mesure sa doctrine psychologique pour la rendre de plus en plus cohérente avec ses objectifs doctrinaux.