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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Sorcière
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 180
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812445170
  • ISBN : 978-2-8124-4517-0
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4517-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/12/2012
  • Langue : Français
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Préface

Depuis la parution, en 2007, des Œuvres complètes de Thomas Middleton, réunies et présentées sous la direction de Gary Taylor et John Lavagnino, on assiste à un regain d’intérêt en faveur de ce dramaturge encore relativement obscur et essentiellement connu du grand public pour ses tragédies, Femmes méfiez-vous des femmes ou La tragédie de l’échange1. On se souviendra toutefois du remarquable succès de sa comédie, Le monde est fou, mes seigneurs, lors de sa représentation au théâtre du Globe à Londres, en 1998. Dans le même ordre d’idées, La tragédie du vengeur, pièce traditionnellement attribuée à Cyril Tourneur, est désormais imputée à la seule paternité de Middleton, tandis que la collaboration de ce dernier avec Shakespeare pour Macbeth et Timon d’Athènes n’est plus un secret pour personne.

Au vu de ces récentes avancées de la recherche, la publication par les Classiques Garnier d’une traduction et d’une édition critique de La Sorcière (1616), pièce inconnue et jamais jouée en France, paraît donc particulièrement opportune et bienvenue. Le travail de Pierre Kapitaniak, spécialiste des pièces à spectres et de démonologie à l’époque élisabéthaine, offre en outre ici la garantie d’une érudition sûre et maîtrisée en même temps qu’une traduction à la fois lisible et fondée sur des principes rigoureux qu’il explicite en annexe.

Si La Sorcière n’est pas la meilleure œuvre de Middleton, elle prend du sens et offre un intérêt incontestable quand on la replace dans le contexte d’une époque, celle du règne du successeur d’Élisabeth sur le trône d’Angleterre, Jacques Ier, anciennement Jacques VI d’Écosse, fils de Marie Stuart et cousin de la reine Tudor. Comme l’indique Pierre Kapitaniak, la pièce est jouée au milieu de scandales et d’affaires d’État

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impliquant la haute aristocratie, la cour et le roi en personne. Tout part d’une requête d’annulation en mariage présentée par une grande dame de la cour, par ailleurs personnalité très en vue et réputée pour son élégance et sa grande beauté, Lady Frances Howard. La raison en est que son époux, Robert Devereux, comte d’Essex, n’a jamais consommé son mariage conclu à l’âge de quatorze ans et qu’il est réputé être frappé d’impuissance. L’examen gynécologique pratiqué devant le tribunal déclarera en effet la plaignante « virgo incorrupta » et conduira donc à l’acceptation du divorce le 25 septembre 1613. En réalité, le but secret de la pétulante comtesse était de lui permettre d’épouser en secondes noces le favori du roi, Robert Carr, devenu comte de Somerset en 1612, dont elle était tombée amoureuse. Et, de fait, Carr épousera Lady Frances à la fin 1613. Or, le 14 septembre de cette même année, moins de deux semaines avant que la cour ne rende son verdict, Sir Thomas Overbury, un proche de Carr qui s’était violemment opposé au mariage, est retrouvé mort dans sa cellule de la Tour de Londres où il avait été emprisonné dans le cadre de cette affaire. Il fut bientôt reconnu qu’il avait été empoisonné. Dès lors, l’affaire s’emballe. Carr et la comtesse sont soupçonnés d’avoir commandité le meurtre et tous deux seront jugés en mai 1616 et condamnés à mort avant de se voir graciés par édit royal deux mois plus tard. Entre temps, leurs complices ont tous été jugés et pendus.

On voit donc que la sorcellerie n’est qu’un prétexte dans cette pièce compliquée qui combine plusieurs niveaux d’intrigue et présente une satire au vitriol des mœurs et des usages de la cour qui bafouaient alors le droit et la justice ordinaires, laissant ainsi libre cours aux caprices et à la débauche des puissants pour ne condamner que des comparses qui ont eu la malchance ou la bêtise de se faire prendre. Car les véritables vices et le mal que dénonce Middleton sont moins le fait de sorcières de carton-pâte que de celles et ceux qui évoluent au sein de l’entourage du souverain Stuart. En d’autres termes, les vrais crimes sont ceux commis par des courtisans riches et haut placés, apparemment en toute impunité. Hécate et ses comparses, ou consœurs, sont en effet surtout associées à la sexualité, à une sexualité pervertie et manipulatrice, qu’il s’agisse de brider le désir en nouant l’aiguillette de l’époux ainsi rendu impuissant, ou de l’exciter grâce à la fabrication de philtres et d’onguents obtenus à partir de la chair d’enfants nouveaux nés et abandonnés par

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une mère désireuse de préserver sa réputation. Avorteuses, pourvoyeuses d’aphrodisiaques, de drogues et de divers envoûtements à l’efficacité douteuse, les sorcières servent en réalité à maquiller la virulente satire politique que Middleton s’efforce de faire passer en déjouant la vigilance des censeurs.

Reste à savoir – et c’est là l’une des nombreuses inconnues d’une pièce qui, par ses multiples tiroirs à secrets, évoque mutatis mutandis ce que Churchill disait de la Chine, « un mystère enveloppé dans une énigme » – pour quelle raison exacte la pièce est tombée dans l’oubli peu après sa représentation. Est-ce du fait des rigueurs de la censure et de son interdiction officielle ou bien, ainsi que l’ont prétendu certains critiques, parce qu’elle serait de facture médiocre ? Si l’on ne peut évidemment pas dire que La Sorcière puisse le moins du monde jamais égaler la poésie incantatoire de Macbeth, elle reste un texte éminemment accessible et jouable au théâtre. Certes, les très nombreux jeux de mots et sous-entendus de nature sexuelle ainsi que les allusions topiques à l’actualité du temps font de sa traduction en français un exercice assez difficile. Quant au contexte satirique et politique, seule une transposition à partir de notre actualité à nous pourrait sans doute permettre de l’exploiter. Mais, en ces temps d’affaires et de scandales d’État à tous les niveaux de la vie politique, il ne semble pas qu’il s’agisse là d’une tâche insurmontable pour un metteur en scène. Il reste donc à espérer que le texte français de Pierre Kapitaniak sera un jour adapté au théâtre. Ce serait là faire œuvre utile et courageuse, même s’il est par ailleurs certain que le talent et la verve satiriques de Middleton, une fois mis au goût du jour, ne manqueront pas d’offrir quelques belles surprises. Leur salutaire causticité alliée à leur pertinence, voire à leur insolence, dans cet ensemble de dialogues grinçants et drôles à la fois, devraient en effet, le moment venu, permettre de dépasser l’invraisemblance et l’artificialité délibérées de la pièce, et mener le spectateur par-delà les charmes du dépaysement ou du divertissement attendu.

François Laroque

1 Une traduction annotée (Marie-Anne de Kisch et François Laroque) a été récemment publiée dans le second tome du Théâtre élisabéthain dans la bibliothèque de la Pléiade, Line Cottegnies, François Laroque et Jean-Marie Maguin eds., Paris, Gallimard, 2009.