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Classiques Garnier

Préface de l'auteur

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PRÉFACE DE LAUTEUR

Lidée que la théorie des jeux a été introduite en France par les économistes vers la fin des années 1970, en raison notamment de ses succès dans létude des structures de marché, est largement admise. Comment cette idée sest-elle imposée ? Je suis incapable dy répondre. Je sais juste quelle était tellement ancrée que je lavais également fait mienne. à aucun moment je navais cherché à en savoir plus ou à faire leffort de vérifier ce quil en était du statut de la théorie des jeux dans la France des années 1950 et 1960.

Aussi me retrouver à envisager ce manuscrit était loin dêtre une évidence. Il ma fallu beaucoup de temps pour y arriver, le temps dêtre moi-même convaincu que la théorie des jeux a bien eu une vie en France avant les années 1970.

Tout a commencé en 2005 alors que javais été invité par le département déconomie de lUniversité de Bejaïa en Algérie pour donner une conférence sur le changement climatique. Y séjournant durant une semaine, jen ai profité pour voir ce qui se faisait dans le département de mathématiques. Jy ai alors rencontré Mohamed Said Radjef. Nous avons discuté théorie des jeux et il ma appris quun programme de recherche avait été développé à partir de la fin des années 1980 dans lex Union Soviétique, pays où il avait été formé, autour dun concept de solution appelé léquilibre de Berge. Il mavait également appris que celui qui avait lancé ce programme de recherche était son directeur de thèse, Vladislav Iosifovich Zhukovskii, et que le concept de solution en question découlait dun ouvrage du mathématicien français Claude Berge, Théorie générale des jeux à n personnes. Cet ouvrage avait été publié en 1957 dans la fameuse collection « Mémorial des sciences mathématiques » des éditions Gauthier-Villars.

Revenant en France avec, entre les mains, un article de Radjef sur léquilibre de Berge, jai rapidement investi cette notion avec Rabia 10Nessah, Pierre Courtois et Olivier Musy1. Mais, plus que notre travail sur léquilibre de Berge, tout le temps de mon retour une question na cessé de me perturber : pourquoi en France personne ne connaissait louvrage de théorie des jeux de Berge. Jen avais en effet parlé à plusieurs personnes et aucune delles ne savait que Berge avait rédigé cet ouvrage.

Jai donc porté mon attention au parcours de Berge pour mapercevoir quil était en rapport avec dautres mathématiciens français qui avaient eux aussi rédigé dans les années 1950 des articles sur la théorie des jeux. Parmi eux, on trouve Georges-Théodule Guibaud, Marcel-Paul Schützenberger ou encore Benoît Mandelbrot. Or, ces mêmes mathématiciens étaient eux-mêmes en rapport avec des auteurs de sciences sociales qui ont cherché à utiliser la théorie des jeux à limage, par exemple, de Claude Lévi-Strauss, Jean Piaget et dautres. À côté de ces auteurs, il y a tous ceux qui ont fait léloge de la théorie des jeux comme cadre formel à même de concourir au renouvellement de leur discipline comme ce fut le cas, par exemple, de lhistorien Fernand Braudel. On pourrait ajouter ceux dont on nimaginait pas que leur discipline pouvait se prêter au recours de cette approche. Lexemple le plus significatif en est le compositeur Iannis Xenakis qui en a fait un usage original pour la création de trois de ses compositions symphoniques.

De fil en aiguille, je me suis aperçu que la théorie des jeux navait pas attendu les années 1970 pour faire parler delle. Sa réception et sa diffusion avaient commencé bien avant : dès les années 1950 ils étaient déjà un certain nombre à sy reconnaître, et nous attacher à leur histoire cest ce qui donne sens à ce manuscrit.

1 Larticle de Radjef, publié en 1988 dans les Cahiers mathématiques de luniversité dOran, est celui sur lequel les premiers travaux anglo-saxons sur léquilibre de Berge vont sappuyer. On le voit notamment avec la série darticles de Kokou Abalo et Michael Kostreva (1996a, 1996b, 2004, 2005).