Préface La cuisine de Thyeste
- Publication type: Book chapter
- Book: La Scène cannibale. Pratiques et théories de la transgression au théâtre (xvie-xxie siècle)
- Pages: 7 to 9
- Collection: Comparative Perspectives, n° 100
- Series: Dramaturgie comparée, n° 2
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN: 9782406119395
- ISBN: 978-2-406-11939-5
- ISSN: 2261-5709
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11939-5.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-08-2021
- Language: French
Préface
La cuisine de Thyeste
Quel est le dialogue secret, à la fois celé et avoué entre l’anthropophagie et le théâtre ?
De la plus ancienne de toutes les pièces de théâtre, Les Suppliantes d’Eschyle où est évoqué le mythe de Procné jusqu’à la pièce du contemporain Yannnis Mavritsakis, Vitriol où un enfant est dévoré par sa mère, cette thématique loin d’être périphérique est au cœur du théâtral, apparait comme une limite ou un horizon à tout discours sur l’humanité, et à toute conscience de sa fragilité.
L’anthropophagie, souvent alliée à des tabous sexuels, agit comme un contre-mythe, un déconstructeur féroce, une anomalie du désir, une limite à la fois de la morale et de la littérature. Limite aussi de la représentation, puisque le théâtre, traversant les siècles, n’a cessé, en dépit des appels renouvelés à la bienséance, de cuisiner et d’ingérer l’humain, de convier les témoins spectateurs, à un banquet cannibale de symboles, à un simulacre de perte d’humanité. Contre-mythe donc en cela qu’il ne crée pas de civilisation ou de loi sociale mais rappelle que celles-ci sont construites sur de l’innommable.
Le statut même du théâtre et de la représentation s’en trouve à la fois abimé, jeté dans un abîme, et ressuscité, dans l’espérance et l’inquiétude ; représenter l’irreprésentable c’est, avant toute métaphore sexuelle, représenter l’homme dévoré par l’homme, la chair confondue à la viande et la communion du repas défigurée en vœux mortels.
Qu’il soit de nécessité ou de rituel, de vengeance ou de désir, ce tabou aussi infranchissable que l’inceste n’en finit pas de fasciner la littérature théâtrale, non seulement comme un obscène qui circonscrit la scène mais aussi comme une forme de sacré, maudite mais irremplaçable.
La pièce de Sénéque Thyeste a à ce titre un destin d’exception, le cannibalisme, la vengeance monstrueuse du banquet d’Atrée, déjà décrite 8chez les tragiques grecs, notamment dans L’Orestie, a enfanté des œuvres monstrueuses. Ces œuvres osent et transposent le récit pré-historique dans les sociétés civilisées. Quel projet littéraire inconcevable ! quel projet théâtral irréalisable ! et pourtant, c’est sans doute cet impossible qui a tant séduit les écrivains et les mythologues.
Dans ces œuvres noires, chaque siècle fera référence à une antiquité recréée, non plus modèle de démocratie ou architecte de la Renaissance, ou origine fantasmée de l’humanisme, mais au contraire à une antiquité refoulée, à tous les rituels monstrueux, à toutes les métamorphoses abjectes mises à la porte du classicisme.
Le xxie siècle a déjà vu se multiplier les réécritures du banquet des Atrides, tandis que la pièce de Sénèque, moule indépassable, a retrouvé de nouvelles occurrences dans le répertoire. Thomas Jolly, dans la cour du Palais des Papes au festival d’Avignon 2019, en a donné une version mémorable devant un public sidéré par l’actualité de la pièce latine. En effet, le crime contre l’humanité trouve ici sa figure la plus perverse, la plus fulgurante, la plus radicale.
Le monde chrétien s’est construit entièrement sur la dévoration eucharistique et sur l’adoration d’un sang bu ou d’une chair ingérée, incarnation et carnalité mélées dans la transubstantiation, l’Occident n’a cessé de définir l’Autre comme un barbare et de le confondre à ce mot de cannibale dont cette étude nous apprend qu’il est lié à la colonisation. Cannibale devient synonyme de non civilisé, de non occidental, de non encore converti. Et l’ambiguïté est grande qui condamne et regarde avec dégout et fascination des peuples caricaturés afin d’être asservis.
Qu’elle soit morale, politique, sexuelle, symbolique, rituelle, la manducation de la chair humaine ouvre un gouffre dans lequel toutes les constructions les plus rassurantes de la culture s’effondrent. Pouvoir survoler d’un coup toutes les versions de cette obsession théâtrale est une chance de comprendre plus avant notre besoin d’humanité, notre inquiétude civilisationnelle mais aussi, à rebours, notre soumission aux rêves inavouables.
Teknophagie, thanatophagie, autophagie, exophagie, génophagie… Le motif est décliné comme autant de manières de perdre son humanité et comme autant de défis à la scène, à la pensée et à la morale. C’est comme si nous avions perdu le sens profond de la représentation dévorante, et que nous puissions la retrouver dans tous ces ouvrages synoptiques qui 9nous apprennent que l’homme est une construction culturelle. Dans cette hypnose, le spectateur est lui-même dévorant des figures présentées, et dévoré par le cauchemar des châtiments.
De dévoration en dévoration, ce texte nous amène à penser l’homme comme comestible horreur, dans les points aveugles de la civilisation. Car c’est ce qui est visé, la dystopie morale. Trop vite résumée en pulsion sexuelle, il s’agit bien plus d’un lien insupportable avec l’écrit et le mémoriel, c’est-à-dire la culture. Thyeste tenta lui même de faire un acte si épouvantable, qu’il écrive sa postérité, marque au sceau de l’abjection sa liberté et le laisse immortel dans l’enfer des imaginations perverses.
Tout dévorateur est un adorateur et avale un projet d’éternité. De l’eucharistie au végétarisme, il ne fait plus de doute que le comportement religieux, hanté d’eschatologie culinaire, a trouvé dans l’anthropophagie une formulation sans égal.
Nous découvrons morsure après morsure, d’un dépeçage l’autre, que Thyeste est notre double sombre, la face cachée de notre humanisme, le contrepoids des espérances humaines. Il était temps de se réapproprier cette inhumanité que le théâtre de l’extrême a conservée pour nous dans son innommable récit…
Olivier Py