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Classiques Garnier

Préface La cuisine de Thyeste

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Préface

La cuisine de Thyeste

Quel est le dialogue secret, à la fois celé et avoué entre lanthropophagie et le théâtre ?

De la plus ancienne de toutes les pièces de théâtre, Les Suppliantes dEschyle où est évoqué le mythe de Procné jusquà la pièce du contemporain Yannnis Mavritsakis, Vitriol où un enfant est dévoré par sa mère, cette thématique loin dêtre périphérique est au cœur du théâtral, apparait comme une limite ou un horizon à tout discours sur lhumanité, et à toute conscience de sa fragilité.

Lanthropophagie, souvent alliée à des tabous sexuels, agit comme un contre-mythe, un déconstructeur féroce, une anomalie du désir, une limite à la fois de la morale et de la littérature. Limite aussi de la représentation, puisque le théâtre, traversant les siècles, na cessé, en dépit des appels renouvelés à la bienséance, de cuisiner et dingérer lhumain, de convier les témoins spectateurs, à un banquet cannibale de symboles, à un simulacre de perte dhumanité. Contre-mythe donc en cela quil ne crée pas de civilisation ou de loi sociale mais rappelle que celles-ci sont construites sur de linnommable.

Le statut même du théâtre et de la représentation sen trouve à la fois abimé, jeté dans un abîme, et ressuscité, dans lespérance et linquiétude ; représenter lirreprésentable cest, avant toute métaphore sexuelle, représenter lhomme dévoré par lhomme, la chair confondue à la viande et la communion du repas défigurée en vœux mortels.

Quil soit de nécessité ou de rituel, de vengeance ou de désir, ce tabou aussi infranchissable que linceste nen finit pas de fasciner la littérature théâtrale, non seulement comme un obscène qui circonscrit la scène mais aussi comme une forme de sacré, maudite mais irremplaçable.

La pièce de Sénéque Thyeste a à ce titre un destin dexception, le cannibalisme, la vengeance monstrueuse du banquet dAtrée, déjà décrite 8chez les tragiques grecs, notamment dans LOrestie, a enfanté des œuvres monstrueuses. Ces œuvres osent et transposent le récit pré-historique dans les sociétés civilisées. Quel projet littéraire inconcevable ! quel projet théâtral irréalisable ! et pourtant, cest sans doute cet impossible qui a tant séduit les écrivains et les mythologues.

Dans ces œuvres noires, chaque siècle fera référence à une antiquité recréée, non plus modèle de démocratie ou architecte de la Renaissance, ou origine fantasmée de lhumanisme, mais au contraire à une antiquité refoulée, à tous les rituels monstrueux, à toutes les métamorphoses abjectes mises à la porte du classicisme.

Le xxie siècle a déjà vu se multiplier les réécritures du banquet des Atrides, tandis que la pièce de Sénèque, moule indépassable, a retrouvé de nouvelles occurrences dans le répertoire. Thomas Jolly, dans la cour du Palais des Papes au festival dAvignon 2019, en a donné une version mémorable devant un public sidéré par lactualité de la pièce latine. En effet, le crime contre lhumanité trouve ici sa figure la plus perverse, la plus fulgurante, la plus radicale.

Le monde chrétien sest construit entièrement sur la dévoration eucharistique et sur ladoration dun sang bu ou dune chair ingérée, incarnation et carnalité mélées dans la transubstantiation, lOccident na cessé de définir lAutre comme un barbare et de le confondre à ce mot de cannibale dont cette étude nous apprend quil est lié à la colonisation. Cannibale devient synonyme de non civilisé, de non occidental, de non encore converti. Et lambiguïté est grande qui condamne et regarde avec dégout et fascination des peuples caricaturés afin dêtre asservis.

Quelle soit morale, politique, sexuelle, symbolique, rituelle, la manducation de la chair humaine ouvre un gouffre dans lequel toutes les constructions les plus rassurantes de la culture seffondrent. Pouvoir survoler dun coup toutes les versions de cette obsession théâtrale est une chance de comprendre plus avant notre besoin dhumanité, notre inquiétude civilisationnelle mais aussi, à rebours, notre soumission aux rêves inavouables.

Teknophagie, thanatophagie, autophagie, exophagie, génophagie… Le motif est décliné comme autant de manières de perdre son humanité et comme autant de défis à la scène, à la pensée et à la morale. Cest comme si nous avions perdu le sens profond de la représentation dévorante, et que nous puissions la retrouver dans tous ces ouvrages synoptiques qui 9nous apprennent que lhomme est une construction culturelle. Dans cette hypnose, le spectateur est lui-même dévorant des figures présentées, et dévoré par le cauchemar des châtiments.

De dévoration en dévoration, ce texte nous amène à penser lhomme comme comestible horreur, dans les points aveugles de la civilisation. Car cest ce qui est visé, la dystopie morale. Trop vite résumée en pulsion sexuelle, il sagit bien plus dun lien insupportable avec lécrit et le mémoriel, cest-à-dire la culture. Thyeste tenta lui même de faire un acte si épouvantable, quil écrive sa postérité, marque au sceau de labjection sa liberté et le laisse immortel dans lenfer des imaginations perverses.

Tout dévorateur est un adorateur et avale un projet déternité. De leucharistie au végétarisme, il ne fait plus de doute que le comportement religieux, hanté deschatologie culinaire, a trouvé dans lanthropophagie une formulation sans égal.

Nous découvrons morsure après morsure, dun dépeçage lautre, que Thyeste est notre double sombre, la face cachée de notre humanisme, le contrepoids des espérances humaines. Il était temps de se réapproprier cette inhumanité que le théâtre de lextrême a conservée pour nous dans son innommable récit…

Olivier Py