Qui sont les cannibales des fictions ? quelle est l’identité de ces figures de l’altérité radicale ? Ce théâtre cannibale où les anthropophages sont des Anciens, bien souvent Grecs ou Romains, et parfois des contemporains au xxe siècle, par conséquent moins des autres que des semblables, met en cause le partage des frontières et la définition des notions de barbarie et d’archaïsme. C’est la relation à l’antique qui s’en trouve également interrogée.

Il serait possible d’adopter une perspective chronologique et d’étudier les personnages de cannibales dans les trois périodes où le sujet connaît un succès prononcé au théâtre, à savoir les xvie, xviiie et xxe siècles. Cependant, outre le fait que cette périodisation est commune à bien d’autres sujets tragiques ultraviolents, cette approche chronologique paraît peu adaptée au corpus dont elle ne permettrait pas de dégager les lignes de force tout en risquant de lisser les œuvres et de mener à des redites dans l’analyse.

La question pourrait aussi être abordée à partir de la notion de vraisemblance, entendue en un sens idéologique, car il est nécessaire que l’auteur du cannibalisme soit crédible pour garantir l’illusion dramatique, mais cette approche semble tout à la fois insuffisante et fade pour expliquer la prédominance du matériau antique.

Par conséquent il m’a paru plus intéressant d’organiser la réflexion à la manière d’une enquête sur l’identité des cannibales du théâtre tragique. La première étape cherche à retracer les conceptions de l’anthropophagie qui pouvent être celles des dramaturges des temps modernes qui situent tous la transgression dans l’époque antique, qu’elle soit mythologique ou historique. L’enquête vise également à cerner l’existence d’une éventuelle coïncidence entre le sujet cannibale et les préoccupations contemporaines, en postulant que le cannibale de fiction rencontre l’imaginaire des spectateurs pour des raisons propres aux époques et qu’il convient de déterminer. La prédominance du cadre antique ne doit pas masquer la variété de ses représentations dans les œuvres tragiques : le dernier temps de l’enquête est consacré à décrypter les différents visages de l’Antiquité dans les fictions cannibales et à en cerner les enjeux.